Le Banat. Sa population hétéroclite, son histoire riche et complexe, le Danube et la Tisza qui le bordent, et sa capitale, Timişoara. Région partagée entre la Hongrie, la Serbie et la Roumanie après la Seconde Guerre mondiale et le Traité de Trianon, son football sera l’illustration d’une mixité ethnique qui rend notamment Timişoara si particulière et cosmopolite. Ştefan Dobay en est l’un des nombreux exemples. Il naît le 26 septembre 1909 à Újszentes sous le nom d’Istvan, ou à Dumbravița sous le nom de Ștefan, c’est selon. Le « Cheval » du Ripensia, plus grand buteur de sa riche histoire, a en tout cas donné ses lettres de noblesse au club de Timişoara et à l’équipe nationale roumaine. Entre avalanche de buts et filets troués. Portrait.

Le « Cheval » de la gloire du Ripensia

Gica Popescu 1er, ancien coach du Steaua et de l’équipe nationale roumaine, a écrit dans ses mémoires : « Chaque fois que joue le Ripensia, je reste derrière les buts adverses. Parce que je veux voir Dobay… Quand il court vers le but, on le voit se rapprocher tel un cheval, au cinéma, qui galope vers la salle jusqu’à couvrir complètement l’écran. Ou comme une locomotive filmée avec un appareil placé en son sein. Alors, quand tu fermes instinctivement les yeux, vient le tir. Un tir qui me fait peur. Le tir pour lequel je me trouve derrière les buts ».

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Ştefan Dobay | © Delcampe.net

Dans les années 1930, un club surclasse les autres en Roumanie, et parvient même à se faire un nom en Europe. Le Ripensia Timişoara, premier club professionnel roumain, empêché pour cette même raison de participer au championnat national jusqu’en 1932, est la fierté de toute une ville et rafle tout durant cette décennie. Parmi les légendes que le club a propulsé sur le devant de la scène, il y a Bürger, il y a Schwartz, Ciolac, ou encore Bindea voire Simatoc, toute une allégorie de l’histoire de la population de la ville et du Timiș. Mais il y a surtout Ştefan Dobay, le golgheter : au cours des quatre titres et des deux coupes que remporte le club, il s’aligne quatre fois comme le meilleur buteur de la compétition, pour un total de 130 buts en 160 matchs de Divizia A, la première division.


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Dobay est l’un de ces joueurs précoces pour qui marquer des buts semble inné. Pour autant, il l’avoua lui-même, son habileté devant les buts a demandé des heures de travail : « J’ai beaucoup travaillé le tir. Depuis tout petit. J’ai commencé contre un mur sur lequel je dessinais des cercles à la craie rose. Je tirais dans tous les cercles, de toutes les positions, sur place et en mouvement, ensuite avec de la vitesse. Après, j’ai réduit les cercles et j’ai augmenté la distance, puis je l’ai fait avec un défenseur (Chiroiu) et un gardien (Pavlovici).  »

Tirer au but et non à côté, ni au-dessus de la barre. C’était là mon souhait perpétuel : faire entrer le ballon dans le but.

Le cheval fut semble-t-il domestiqué pour la première fois en Europe sur les bords de la Mer Noire, dans les steppes ukrainiennes proches du delta du Danube, il y a de cela près de 6 000 ans maintenant. A quelques centaines de kilomètres de là, Dobay lui-même raconte : « Je démarrais comme d’une catapulte, sans regarder derrière – je savais que Subi (Schwartz) faisait à peu près deux feintes pour simuler une passe vers le côté opposé et je me retrouvais tout à coup avec la balle devant moi, mais une balle tellement parfaite, dans la foulée ! ». Alors au galop, Dobay devenait irrattrapable et gagnait à raison son surnom de « Cheval. » Il n’avait plus qu’à s’adonner à son passe-temps préféré : tirer. « Ma préoccupation permanente était de tirer au but, quelles que soient la position, la situation ou la distance. Tirer au but et non à côté, ni au-dessus de la barre. C’était là mon souhait perpétuel : faire entrer le ballon dans le but. Comment ? Et par où ? A côté des oreilles du gardien, à travers ses mains, tendues pour prendre la balle. Entre ses jambes agitées par la fantastique excitation de sa défense. Comme un obus dans le coin inférieur. Ou en haut, où plus aucune araignée ne tisse »¹.

Mais avant d’endosser ce surnom légendaire et d’enfiler les perles dans la meilleure équipe du pays à l’époque, c’est par un concours de circonstances et un déménagement plus ou moins forcé de Dumbrăvița vers Timişoara que se décide l’avenir du petit Ştefan, peu après la Première Guerre mondiale.

La rencontre avec le ballon

« En 1916, j’ai perdu mon père. Les blessures de la guerre n’avaient pas encore guéri lorsque nous avons déménagé à Timişoara, à Fabruk, comme on appelait en allemand le quartier des industries de la ville. Vu que le gymnase d’Etat manquait de places, ma mère m’a inscrit à Piariști, un lycée de l’ordre ecclésiastique catholique romain. Là-bas, je l’ai aperçu pour la première fois, le ballon de football qui, pour beaucoup d’entre nous, restait une curiosité » se remémorait le joueur à propos de son enfance. Un déménagement nécessaire pour sa mère, obligée de trouver un boulot, accompagnée de sa grand-mère et de son frère, Ernest.

Je faisais le premier déplacement de ma vie, comme footballeur, avec l’équipe senior de l’Unirea CFR, à Jimbolia, et je me répétais à moi-même, en regardant par la fenêtre du wagon, la date de cet événement, pour ne jamais oublier (…) Mon esprit était empli de joie. J’avais quinze ans et je me croyais immortel.

Des terrains vagues du quartier de la Fabrique, Dobay en connaissait tous les recoins et s’y démenait du matin au soir. Quand il revenait à la maison, il n’hésitait pas à faire croire à sa mère qu’il venait du cours de piano. « Pieds nus ? Avec un pantalon plein de poussière et sans chemise ? » lui rétorquait-elle. Plutôt bon élève, elle n’était au départ pas très enthousiasmée par la passion fulgurante de son fils envers le ballon rond. En 1924, Dobay commençait même à travailler dans une fabrique d’argenterie alors qu’il était encore au lycée, avec un horaire 6-15 des plus réjouissants. Il prenait toutefois de son temps libre pour jouer dans le parc avec ses coéquipiers favoris et pour assister aux entraînements de certaines équipes à Mehala, en enfilant le costume de ramasseur de balles derrière les cages. Un jour, il s’agissait de l’Unirea C.F.R. de Kiky Halmoş, l’un des grands joueurs locaux, qui évoluait dans le championnat régional. Les joueurs lui ont demandé s’il voulait les joindre pour un match d’entraînement car il leur manquait une personne. A la fin de celui-ci, Kiky Halmoş et l’un de ses coéquipiers lui demandèrent s’il voulait jouer pour l’Unirea :

–          Mais moi j’ai quatorze ans. Au C.A.T. (Clubul Atletic Timişoara), on ne m’a même pas pris pour l’équipe B des juniors. D’ailleurs, maman ne pouvait pas payer la cotisation mensuelle au club.
–          Jeune homme, nous ne te demandons pas si tu as de l’argent pour la cotisation ! Tant pis pour le C.A.T. Nous, nous te demandons seulement si tu veux jouer à l’Unirea C.F.R.
–          Je dois en parler à maman.
–          Parles à maman et viens jeudi à l’entraînement.¹

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Unirea C.F.R. | © druckeria.ro

Pour une fois, la carrière sportive de Dobay reçoit l’approbation maternelle. Ce « stage » à l’Unirea lui permet de cotoyer d’excellents joueurs à un très jeune âge et même de goûter à ses premières minutes seniors avec ce déplacement inattendu au Jimbolia, le jour de ses 15 ans, le 26 septembre 1924 :

« Ce matin-là, je me suis réveillé au chant du coq. (…). Je faisais le premier déplacement de ma vie, comme footballeur, avec l’équipe senior de l’Unirea CFR, à Jimbolia, et je me répétais à moi-même, en regardant par la fenêtre du wagon, la date de cet évènement, pour ne jamais oublier. La locomotive était une série 220, qu’on ne trouve plus qu’au musée aujourd’hui. Deux petites roues à l’avant, deux grandes à l’arrière et une longue cheminée de laquelle sortait une grosse fumée noire de charbon. A l’arrivée, notre équipe fut accueillie avec une fanfare, qui nous a conduit au rythme du pas à travers le centre-ville et jusqu’au terrain. (…) La fanfare jouait tout le temps. En l’entendant, les enfants, pieds-nus, se hâtaient aux portes des cours, la chemisette jusqu’au nombril. Les plus courageux, suivis par leurs toutous, se joignaient à l’euphorie pour former un cortège joyeux et pittoresque dans les rues de Jimbolia. Mon esprit était empli de joie. J’avais quinze ans et je me croyais immortel »¹.

Bien sûr, il n’a pas fallu longtemps avant que Dobay n’ouvre son compteur officiel. D’une volée surpuissante, il égalise à 2-2, puis porte le score à 2-3 des vingt mètres et marque un troisième but pour une victoire finale 2-5. Un triplé pour sa première apparition avec l’équipe senior, la légende est en marche.

Trois ans plus tard, l’Unirea, en décomposition, fusionne avec le Banatul pour former une équipe très compétitive, dont fait partie Kiky Halmoş ou encore son futur coéquipier au Ripensia, Gheorghe Ciolac. Timişoara est à l’époque une place forte du football roumain, où le Chinezul a remporté six titres d’affilée durant les années 1920. Le Banatul est là pour prendre la relève mais Bucarest, avec son Venus et sa Juventus, semble reprendre le dessus. Jusqu’à l’arrivée du Ripensia.

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Le Ripensia en tournée en France, 1932 | © casajarda.com

Dobay rejoint les Bleu et Jaune en 1930, à l’âge de 21 ans seulement. Avec, déjà, quelques saisons à son actif, il figure parmi les prétendants à la première Coupe du Monde de l’histoire. Il marque d’ailleurs lors d’un match de préparation remporté 8-1 face à la Grèce. Cependant, quelques heures avant le départ de la sélection vers le Nouveau Monde, les pontes du football roumain ont fini par déconsidérer sa sélection, le jugeant trop jeune pour embarquer sur le Conte Verde.

Qu’importe, c’est au Ripensia que la magie va se développer. En tournée pendant deux ans pour jouer des matchs amicaux à travers l’Europe, un évènement particulier se déroule en 1932, à Paris, lors d’un match face au Red Star, où Dobay est repositionné avant-gauche suite à la blessure d’un coéquipier. Il n’y bougera plus et le quintet génial du Ripensia est trouvé : Bindea, Beke, Ciolac, Schwartz, Dobay.

Quand Dobay étrille les filets

La saison 1932-1933 démarre alors, et la domination du Ripensia d’éclore. Dobay termine meilleur buteur avec 16 buts, dont un triplé en finale aller face à l’Universitatea de Cluj. Insaisissable, le Ripensia émerveillera de son talent le football roumain et même européen durant près de dix ans. Dobay, quant à lui, est l’artilleur préféré du Ripi, de par la vitesse de ses courses effrénées, la puissance de ses tirs et ses innombrables buts.

C’est lors de la saison 1935-1936 que Dobay accroche une histoire légendaire à son nom, lors d’un match face à la Juventus de Bucarest. Le capitaine de l’équipe adverse, Cibi Braun, raconte : « A la huitième minute, Ghiţa Ciolac fait une splendide ouverture vers Dobay, et le ‘cheval’ a démarré au galop ! Après avoir évité Nicky Petrescu, il se retrouve aux dix mètres et envoie un boulet de canon vers le but d’Enderffi. Et bien, mes amis, ce tir n’était pas un tir, mais un véritable éclair ! Le ballon a détruit les filets et est ressorti. Je peux vous dire, la main sur le cœur, que de toute ma vie je n’ai jamais vu une frappe aussi puissante. Le ballon est parti comme un obus d’un canon et quiconque se trouvait sur sa route, je crois qu’il aurait été flanqué par terre. Le public a commencé à applaudir frénétiquement ».

La légende ne dit pas si Gica Popescu 1er a attrapé le ballon dans les tribunes.

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L’équipe du Ripensia affronte l’U. Cluj en finale, 1933 | © nrpress.wordpress.com

Des hauts et des bas avec les Tricolorii

La non-sélection pour le mondial uruguayen fut un coup dur pour Dobay : « J’ai voulu abandonner le football quand je n’ai pas été sélectionné pour la Coupe du Monde 1930. Mais j’ai ensuite pris ma revanche, en marquant dans toutes les rencontres que j’ai jouées au Mondial ».

En 1933, la Roumanie doit faire face à la Suisse et à la Yougoslavie pour prendre part à la Coupe du Monde 1934 en Italie. A Berne, Dobay inscrit son nom au tableau d’affichage pour un match nul 2-2, qui sera par la suite annulé à cause de la titularisation d’un joueur non sélectionnable dans l’équipe roumaine. Le match face à la Yougoslavie, à Bucarest, s’avère dès lors décisif.

« Dès neuf heures du matin, la circulation routière est devenue problématique. A 14 heures, elle fut suspendue. A 10 heures, les tribunes étaient pleines. Des dizaines de voiture venaient de province (Ploiești, Cluj, Craiova, Timişoara, Pitești, etc.). A 14 heures démarra l’assaut des collines : les gens vinrent avec leur pique-nique. Ils jouaient aux cartes. Ils chantaient. A 17 heures, l’aspect du stade était impressionnant (NDLR : 20.000 personnes ont assisté au match). Tout au long des 90 minutes, les Yougoslaves ont montré une condition physique parfaite. D’un point de vue athlétique, ils étaient admirablement préparés »¹.

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Le but de Ştefan Dobay face aux Tchécoslovaques, 1934 | © sport1x2.ro

Le récit du match était écrit d’avance : Schwartz ouvre le score avant la mi-temps, Kragic égalise pour les Yougoslaves à la 71e. Trois minutes plus tard, un mouvement en triangle signé Ripensia fait son effet : Ciolac vers Bindea qui passe à Dobay, en pleine course, pour le 2-1 qui envoie la Roumanie à la Coupe du Monde. En Italie, le tirage au sort offre la redoutable Tchécoslovaquie aux Roumains, dès le premier match – il s’agit des huitièmes de finale. Face au futur finaliste, la Roumanie ne peut pas grand-chose et s’incline 2-1. L’unique but des Tricolorii est bien évidemment inscrit par Dobay.

La Coupe du Monde 1938 ne sera pas plus heureuse pour la Roumanie avec cette élimination précoce face à Cuba, 3-3 puis 2-1 en replay (avec le brassard de capitaine pour Dobay). Faut-il mentionner que le Cheval a marqué dans les deux rencontres ? Il s’agit d’ailleurs du premier Roumain à marquer dans deux Coupes du Monde différentes, une performance qui ne sera égalée que soixante ans plus tard, en 1998, par Dan Petrescu !

Malgré ces rendez-vous ratés avec la compétition reine, la carrière internationale de Dobay reste impressionnante avec 20 buts en 41 sélections et deux Coupes des Balkans (1933 et 1936) en cinq participations, dont la première où il termine meilleur buteur.

Entraîneur, pension et fables vivantes

Durant la guerre, Dobay a évolué durant un bref laps de temps en Hongrie, puis est revenu en Roumanie, au Karres Medias (l’actuel Gaz Metan) en 1948. « J’avais alors 38 ans. Mes démarrages n’atteignaient plus la vitesse des jours de gloires et  mes tirs, qui insufflaient une certaine terreur chez les gardiens, n’avaient plus la force d’une météore. Alors je me suis rendu compte qu’au final, c’était le bon moment pour arrêter. J’ai pris ma toge de pèlerin et je suis parti. L’entraîneur a pris la place du joueur ».  Après avoir amené le Karres en première division, Dobay continue ses pérégrinations d’entraîneur à Constanța, au Locomotiva Târgu Mureș, au Dinamo et au CCA de Bucarest, avec lequel il remporte un titre de champion en 1956 pour enfin terminer à Cluj, au CFR, en 1959.

Et une autre fois, il a tiré avec une telle vigueur qu’il a tué un gardien et a dû s’expliquer devant le tribunal !

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T-shirt à la gloire de Ştefan Dobay, boutique du Ripensia | © ripensia-sport-magazin.ro

L’année suivante, des problèmes de santé apparaissent et il se voit dans l’obligation de prendre sa retraite, durant laquelle il subira plusieurs interventions chirurgicales. Il vivra alors à Târgu Mureș jusqu’en 1994, où à l’âge de 84 ans, l’un des plus grands footballeurs roumains quitte la scène, non sans avoir laissé quelques anecdotes derrière lui.

Comme il le décrit dans son livre autobiographique, il rencontra un jour un jeune fan de football qui ne l’avait pas reconnu et qui lui conta sa propre carrière, non sans reformulations et exagérations : « Monsieur, vous avez entendu parler de Dobay ? (…) Son tir a été le plus puissant qu’on ait jamais vu. Une fois, il a tiré tellement fort que la balle a transpercé les filets d’Il Dio – le grand gardien du Venus – et a ensuite atterri dans un peuplier, mettant à terre deux moineaux. Et une autre fois, il a tiré avec une telle vigueur qu’il a tué un gardien et a dû s’expliquer devant le tribunal ! » Après s’être esclaffé de rire suite aux derniers détails, Dobay déclina alors son identité et recadra les fables du jeune homme : « Il faut que tu saches que Dobay, avec son tir puissant, a couché au sol de nombreux défenseurs, a brisé des filets, mais n’a jamais tué un moineau, et encore moins un gardien ! »

Thomas Ghislain

¹ « Sut… Goool ! », Ştefan Dobay,  Artprint, 2014, pp. 1-30.


Image à la une : L’équipe du Ripensia, Ripensia – Milan, 1938 | © magliarossonera.it / casajarda.com