Tout au long du mois de mai, Footballski brosse le portrait d’entraîneurs hongrois qui, à différents moments du XXe siècle, sont partis exercer leur métier à l’étranger. Attirés par le goût de l’aventure ou fuyant un antisémitisme galopant, tous ont laissé une trace loin de chez eux. Une trace parfois indélébile et, surtout, souvent méconnue. Cinquième épisode de notre série avec József Eisenhoffer, aventurier ayant accompagné l’Olympique de Marseille, comme joueur puis entraîneur, dans la conquête de ses premiers trophées.
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S’il a goûté à la gloire à Vienne et aux Etats-Unis avec le Hakoah, József Eisenhoffer a finalement réalisé ses plus beaux faits d’armes du côté de Marseille. L’entraîneur-joueur hongrois a ainsi guidé l’OM vers le premier titre de champion de France professionnel de son histoire, en 1937. Avant de s’éteindre, quelques années plus tard. Sous les bombardements et dans l’anonymat.
Naître l’année d’un début de siècle peut souvent paraître comme le présage d’une vie bien remplie. Naître un début de siècle dans un pays et un continent en ébullition rajoute d’autant plus de possibilités et de caprices du destin. A l’instar de son compatriote Imre Hirschl, József Eisenhoffer – « Aczél », de son nom de naissance – a d’ailleurs connu une destinée étonnante.
Grand Budapest
On retrouve les premières traces du joueur József Eisenhoffer au sein du plus vieux club hongrois, le Budapest TC (fondé en 1885 mais disparu en 1926). A l’âge de 17 ans, il rejoint une autre institution du football magyar, Kispest (l’actuel Honvéd) puis Ferencváros, avant un passage au Maccabi Brno en Tchécoslovaquie.
Ses performances avec Fradi lui permettent d’ailleurs d’intégrer la sélection nationale hongroise. Eisenhoffer dispute au total huit matchs avec le maillot rouge et participe notamment au tournoi de football des Jeux olympiques de Paris, en 1924.
A ses côtés figurent plusieurs grands noms du football hongrois, amenés à marquer le football européen de leur empreinte, comme Béla Gutmann. Eisenhoffer inscrit le premier but de la large victoire (5-0) contre la Pologne en tour préliminaire, mais le Nemzeti 11 tombe de haut dès le match suivant en s’inclinant lourdement face à l’Egypte en quarts de finale (3-0) sur la pelouse du stade de Saint-Ouen.
Aucun des joueurs de cette équipe de 1924 ne reportera plus le maillot en sélection. Qu’importe, les performances qu’Eisenhoffer accomplit avec Fradi convainquent alors l’un des plus grands clubs d’Europe centrale de le faire venir. C’est en effet à l’Hakoah Vienne que l’intéressé débarque en 1924.
Une destination prestigieuse et pourtant incongrue à première vue. Car l’Hakoah Vienne est le grand club de la communauté juive d’Europe centrale. Et Eisenhoffer, s’il veut y faire ses preuves, doit pour cela être juif. Une identité qu’il n’a jamais revendiquée.
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Quelque temps après son arrivée, la rumeur à son sujet est bien vérifiée. Marié peu avant son départ pour Vienne avec une femme issue d’une famille juive orthodoxe, Eisenhoffer s’est converti au judaïsme en signant à l’Hakoah.
Une conversion complètement liée à son mariage, car il était avant tout convoité par le club de Hambourg. C’est sa femme qui l’aurait finalement convaincu de descendre en gare de Vienne, sur le trajet Budapest-Hambourg, afin de signer au Hakoah, club de sa communauté désormais et qui lui offrait par ailleurs de meilleures conditions de vie.
Hakoah
Peu après sa venue, l’Hakoah Vienne remporte le premier championnat professionnel d’Autriche en 1925. L’année suivante, le club viennois effectue une tournée aux Etats-Unis, où le soccer est encore titubant et cherche à attirer des stars afin de conquérir un nouveau public. C’est un succès. Le très sérieux New York Times tombe même sous le charme de ces joueurs qui attirent plus de 200 000 spectateurs lors de leur périple :
La façon dont les joueurs de l’Hakoah utilisent leurs têtes pour faire passer la balle de l’un à l’autre rend limpide le fait que le football n’est pas un jeu pour les chauves, ni pour ceux portant un chapeau derby.
A la suite de cette tournée, l’Amérique convainc plusieurs des joueurs de l’Hakoah de s’établir sur ses terres. Pour deux raisons : l’argent et la tranquilité, le sentiment antisémite étant alors très peu présent en comparaison de la situation en Europe centrale.
Eisenhoffer s’installe alors à New York et signe pour le club des Brooklyn Wanderers, puis au New York Hakoah, club créé par ses anciens coéquipiers Béla Gutmann et Rudolph Nickolsburger, avec qui il remporte la National Challenge Cup (soit la coupe nationale de l’époque). A la suite des changements de noms et de fusions, il reste fidèle à l’Hakoah et joue ensuite pour le club de Brooklyn Hakoah, qui devient le Hakoah All-Stars en 1930.
Suite au crack boursier de 1929 et à la lente dégradation de la situation de l’Hakoah version américaine, József Eisenhoffer (âgé de 31 ans) cherche à rentrer en Europe. L’Hakoah Vienne l’accueille de nouveau pour deux saisons. En octobre 1932, le club autrichien fait une halte dans un nouveau port, cette fois-ci sur le Vieux Continent. Face à l’Olympique de Marseille, l’ailier gauche impressionne. Séduits, les dirigeants marseillais le persuadent de rejoindre la cité phocéenne quelques mois plus tard.
Le Juif errant est arrivé
Une nouvelle fois, Eisenhoffer débarque dans un championnat en pleine mutation puisqu’en 1932, année de sa venue, se déroule le premier championnat de France professionnel. Dès sa première saison, l’Olympique de Marseille termine deuxième de son groupe régional et échoue ainsi de peu à se qualifier pour la finale, à l’issue de laquelle l’Olympique lillois décroche le premier titre de champion de France.
Sur la lancée de ces premiers pas encourageants, Eisenhoffer l’ailier au pied gauche surpuissant marque de nombreux buts pour sa nouvelle équipe. Il pousse également sa réflexion sur le jeu en bord de terrain. Car si ce championnat 1932-1933 est la première édition d’un championnat professionnel en France, le football français est, plus de 60 ans avant l’arrêt Bosman, déjà fortement marqué par les influences étrangères, notamment en matière d’entraîneurs.
En effet, sur les vingt clubs qui participent à ce championnat, seuls trois sont entraînés par un Français (Hyères, Antibes, Montpellier). Les techniciens britanniques sont présents en nombre (8), et les Hongrois ne sont pas en reste (4, dont un certain Ferenc Plattkó). C’est donc peu dire qu’Eisenhoffer peut trouver des relais pour pratiquer le football qu’il a appris et le confronter aux méthodes britanniques et françaises.
Dès l’année suivante, il fait ainsi venir Vincent Dittrich, jusque-là entraîneur de l’Hakoah Vienne, mais aussi Leopold Drucker et son compatriote et compère d’attaque Vilmos « Willy » Kohut.
Cette recette s’avère être la bonne, puisque l’OM file en finale de la Coupe de France en 1934, avant de remporter la compétition l’année suivante avec un Eisenhoffer sur le terrain mais aussi… comme entraîneur principal. Une situation qui n’a rien d’un choix par défaut, car le Hongrois reste entraîneur-joueur de des Phocéens durant six saisons (par intermittence néanmoins), de 1935 à 1941.
Cette longévité en fait même, à l’heure actuelle, le sixième entraîneur ayant dirigé le plus de matchs de l’OM. Avec un certain succès donc, les Olympiens bénéficient des services de quelques-unes des meilleurs éléments de l’Hakoah Vienne : Eisenhoffer sur le banc, Willy Kohut à l’aile et Edmond Weiskopf, transfuge du rival sétois, bientôt naturalisé français.
Grace à ses éléments hongrois, l’OM parvient à s’adjuger son premier titre de champion national professionnel en 1937, et remporte une nouvelle Coupe de France en 1938. Logiquement courtisé par d’autres clubs français s’intéressant à ses méthodes, Eisenhoffer s’en va au RC Lens en 1938. Mais l’aventure du Magyar dans le Pas-de-Calais ne dure qu’une saison. Il rentre ensuite à Marseille, guide une nouvelle fois les Ciel et Blanc jusqu’en finale de la Coupe de France en 1940. Et rentre à Budapest après l’invasion allemande.
Fin tragique
Dans sa ville natale, Eisenhoffer le Juif converti n’est pas forcément bien accueilli et ne doit le fait d’être laissé tranquille qu’à son statut d’ancien international et entraîneur de renom. Un traitement de faveur auquel n’a pas droit sa femme, qui est juive de naissance et trouve la mort en déportation.
Malheureusement, même ses exploits avec l’Olympique de Marseille ne lui permettent de retrouver un club à diriger, la MLSZ (fédération hongroise) refusant catégoriquement de lui délivrer une licence.
A la fin de l’année 1944, alors que les raids aérien de l’armée soviétique s’intensifient au-dessus de la capitale hongroise, József Eisenhoffer est sérieusement blessé. Caché dans la cave d’un ami, ses blessures sont mal soignées. L’infection se propage et mène à sa mort, le 13 mai 1945.
Budapest, Vienne, New York et Marseille. Les deux joyaux de l’ancien Empire austro-hongrois, la Grosse Pomme et la cité phocéenne. Tels ont donc été les quatre ports d’attache d’un aventurier du XXe siècle.
Antoine Gautier
Image à la Une : © Rémy Garrel
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