Lorsque l’on parle du football en Autriche et dans sa capitale Vienne, on pense surtout au Rapid et à l’Austria. Pourtant, Vienne reste une ville de football possédant de nombreux clubs dans toutes les divisions et c’est justement de l’un de ces clubs dont nous allons vous parler aujourd’hui, à savoir l’Hakoah Vienne. Sous ce nom se cache le plus grand club sportif juif que le monde ait connu, dont la période faste se situe durant l’entre-deux-guerres. Avant une Seconde Guerre mondiale qui aura, bien évidemment, un impact lourd sur ce club de la communauté juive.

De Max Nordau au football, la genèse de l’Hakoah Vienne

Quand on se plonge dans l’histoire de l’Hakoah Vienne, il y a bien évidemment du sport et du football mais aussi une idéologie, des idées, des penseurs et des symboles. Si le club a vu le jour en 1909, c’est grâce à deux éminents hommes d’affaires juifs, à savoir Fritz Löhner-Beda, un célèbre librettiste, et son ami Ignaz Herman Körner, dentiste de profession. Mais l’histoire du club commence surtout avec un homme : Max Nordau.

Médecin, critique, auteur, sociologue mais surtout grand meneur du sionisme et co-fondeur de l’Organisation sioniste mondiale avec Theodor Herzl, Max Nordau est à l’époque un lanceur d’appel à la création d’un « nouvel homme juif » lors du deuxième congrès sioniste de Bâle. Ainsi, pour Nordau, il est nécessaire d’aspirer à un « judaïsme musclé » avec des « hommes aux torses saillants, avec des corps d’athlète au regard hardi » , le symbole d’une « jeunesse agile, souple et musclée. » S’inspirant de cette idée, Fritz Löhner-Beda et Ignaz Herman Körner décident de créer l’Hakoah, un nom rendant directement hommage à la pensée de Nordau puisqu’il désigne la « force » ou le « pouvoir » en hébreu.

Le club omnisport de l’Hakoah Vienne est alors un exutoire pour un peuple juif dont l’influence est de plus en plus grande dans la capitale autrichienne. Le club permet également la cohésion ethnique, ce sentiment d’identité juive dans une ville étant l’un des fiefs de l’antisémitisme avec, notamment, deux hommes qui inspirerons largement la pensée d’un Adolf Hitler encore inconnu : Georg Ritter von Schönerer et surtout Karl Lueger, maire extrêmement populaire de la ville de Vienne de 1897 à 1910 considéré encore comme le mentor d’Hitler.

En plein boom démographique, Vienne devient la « capitale du XXe siècle » d’après les mots de Walter Benjamin. Avec une communauté juive représentant environ 10% de la population durant les premières décennies de ce nouveau siècle, l’Hakoah fait son entrée sur la scène sportive de la ville et du pays.

L’entre-deux-guerres, le début du succès

De sa création en 1909, l’Hakoah Vienne connait une ascension fulgurante. Club omnisports par excellence, l’Hakoah montre la « force juive » dans des disciplines aussi variées que le football, la natation, le tennis, le water-polo, la lutte, le handball, l’athlétisme, les échecs ou encore la randonnée. Tout y passe et les athlètes émergent au fil des temps : les nageuses Hedy Bienenfeld et Idy Kohn, médaillées lors des Championnats d’Europe de 1928, en passant par le lutteur Michi Hirschl, qui remportera deux médailles de bronze lors des Jeux Olympiques en 1932, sans oublier le tennisman Willi Ehrenreich ou encore le futur écrivain Friedrich Torberg. Le « judaïsme musclé » de Max Nordau rayonne alors dans de nombreux sports et le football n’y fait pas exception.

Ainsi, balle aux pieds, les joueurs de l’Hakoah Vienne font honneur à leur maillot et font du club une véritable succes story. En onze ans seulement, de 1909 à 1920, le club de la communauté juive de Vienne passe des bas fonds de la quatrième division autrichienne à l’élite nationale. La section de football devient la vitrine du club et prend le pas sur les autres sports jusqu’au Graal. Quatre ans après cette promotion en première division et après une seconde place en 1922, l’Hakoah remporte son premier titre de champion lors de la saison 1924/1925, à l’issue d’un match absolument rocambolesque.

Béla Guttmann, légende du club | © Berenberg Verlag
Béla Guttmann, légende du club | © Berenberg Verlag

Lors du match du titre, le gardien hongrois Alexander Fabian reçoit une belle charge d’un joueur adverse. Jusque-là, rien de dramatique me direz-vous. Sauf que notre cher Fabian remarque dans la seconde qui suit que quelque chose cloche et ressent une vive douleur dans son bras. Résultat ? Bras cassé. Cependant, nous sommes là en 1924, une époque où les règles n’autorisent aucun changement de joueurs en cours de match.

Alors, à défaut de déclarer forfait, notre cher Alexander Fabian décide d’écrire sa légende, met son bras dans une écharpe improvisée et s’en va changer de position avec l’un des attaquants sur le terrain. Passant de dernier rempart à attaquant, Fabian devient un buteur héroïque qui, sept minutes après ce changement de poste, offre le but victorieux à son équipe et envoie l’Hakoah Vienne vers son seul et unique titre de champion de première division autrichienne.

D’une période dorée…

Avec ce titre, le club viennois entre dans le cœur du peuple juif, à commencer par l’un de ses supporters les plus connus, Franz Kafka. L’auteur pragois, décédé non loin de Vienne, aura été un fervent supporter du club jusqu’à sur son lit de mort et n’hésite pas à commenter les résultats du club, en témoigne sa phrase « peut-être est-ce la fin totale du football » après une large victoire 5-0 à Upton Park face à West Ham United, devenant ainsi la première équipe du continent à battre un club anglais sur son sol.

Car oui, l’Hakoah ne se contente pas de rester en terre autrichienne. Le club voit grand et devient le premier club de football à se lancer dans un véritable tour du monde. Lors de cette tournée mondiale, les Autrichiens voyagent d’Allemagne en Tchécoslovaquie en passant par la Pologne, la Yougoslavie, la Roumanie, les pays Baltes, l’Afrique du nord, le Luxembourg, et l’Italie, sans oublier la Suisse, la France, l’Angleterre, l’Egypte, Israël, le Canada ou encore les États-Unis. Rien que ça.

En compagnie de la section de lutte du club, ces derniers étant de tous les voyages de l’équipe de football dans cette tournée mondiale afin d’être de véritables gardes du corps ayant pour but de  protéger les joueurs de football et éviter tout problème antisémite,  l’Hakoah Vienne devient redoutable. En plus d’exploser West Ham, le club met fin à une série de 10 ans d’invincibilité à domicile pour le Slavia Praha. L’Hakoah se rend également en France, à Paris, pour y affronter le Racing Club de Paris avant de partir pour le gros morceau de cette tournée, les États-Unis. Durant l’été 1926, le club s’envole pour l’Amérique du Nord où il joue dix matchs, pour 6 victoires, 2 nuls et 2 défaites.  Une tournée pour atteindre les sommets, mais qui, paradoxalement, sera aussi le début de la fin pour le club de Vienne.

Cette grande tournée mondiale a bien évidemment un but. Le premier est tout simplement de faire découvrir le club, ses footballeurs, son jeu mais, surtout, son idéologie. Bien en avance sur les grands clubs européens de notre époque, qui n’hésitent plus à partir en Asie ou aux États-Unis afin de se consolider une fan-base, l’Hakoah entreprend cette démarche dès 1926. Le club répand son nom à travers le monde, montrant aux yeux de tous l’identité juive du club, la force de ses athlètes et du judaïsme musclé de Nordau capable de rivaliser avec les meilleurs clubs européens de l’époque et, bien sûr, d’amasser des fonds. On peut le dire, l’Hakoah est en avance sur son époque.

Hakoah Viene au Stadion Polo Ground de New York en 1926. Le XI: Fabian, Eisenhoffer, Schwarz, Neufeld, Hess, Drucker, Häusler, Grünwald; Wegner, Pollak, Wortmann, Gold | © Inconnu
Hakoah Viene au Stadion Polo Ground de New York en 1926. Le XI: Fabian, Eisenhoffer, Schwarz, Neufeld, Hess, Drucker, Häusler, Grünwald; Wegner, Pollak, Wortmann, Gold | © Inconnu

Le passage aux États-Unis du club viennois est une grande réussite. Plus de 224 000 Américains n’hésitent pas à se déplacer dans les stades pour rencontrer ce club européen amenant le football dans le Nouveau Monde. Le summum de cette tournée se déroule au Polo Grounds de New York où pas moins de 46 000 personnes viennent s’entasser pour pouvoir admirer Béla Guttmann et ses coéquipiers. Un record d’affluence qui ne sera battu que 50 ans plus tard avec l’arrivée de Pelé au Cosmos de New-York. Cette tournée est une réussite et même le célèbre New Tork Times est séduit. « La façon dont les joueurs de l’Hakoah utilisent leurs têtes pour faire passer la balle de l’un à l’autre rend limpide le fait que le football n’est pas un jeu pour les chauves ou pour ceux portant un chapeau derby » titre ainsi le fameux journal, sous le charme.

Cette tournée américaine est un tel succès que de nombreux joueurs de l’Hakoah Vienne décident de ne pas quitter le continent. En effet, pendant que l’Europe voit peu à peu surgir les idées d’extrême-droite, certains joueurs de l’Hakoah, dont la légende Béla Guttmann, voient les États-Unis comme une terre d’accueil parfaite.

… à l’étoile jaune

Malheureusement pour le club, le futur est bien moins réjouissant. Dans un premier temps, le retour en Autriche est extrêmement délicat pour l’Hakoah. Amputé de la plupart de ses meilleurs éléments restés aux États-Unis, le club est également touché par de nombreux soucis financiers. Loin de sa période dorée et de son titre de champion, l’Hakoah n’arrive pas rivaliser face à l’ogre qu’est le Rapid ou encore à un autre club de Vienne, l’Admira. Pendant 10 ans, de 1928 à 1938, le club de la communauté juive joue le bas de tableau et fait le yo-yo entre première et seconde division. Une période délicate mais qui, au final, n’est rien quand on sait ce que le monde s’apprête à devenir.

12 mars 1938, l’Allemagne nazie annexe l’Autriche. Les lois de Nuremberg y sont appliquées et, par la même occasion, l’Hakoah Vienne est démantelé. Si beaucoup de membres du club immigrent rapidement vers Tel-Aviv, Londres, les États-Unis ou encore la France, avec Friedrich Donnenfeld qui rejoindra la résistance française, ce n’est pas le cas de tous.

Max Scheuer, alors capitaine de l’Hakoah, est exécuté par les nazis alors qu’il essaie de fuir vers la Suisse. De même que ses coéquipiers Josef Kolisch, Ali Schönfeld, Oskar Grasgrün, Ernst Horowitz, les frères Erwin et Oskar Pollak, tous exécutés. Fritz Löhner-Beda, le co-fondateur du club, sera lui battu à mort à Auschwitz en 1942 par un gardien du camp de concentration. 39 autres personnes du club périront également dans ces camps de la mort.

Le mémorial de l'Hakoah Vienne à Ramat Gan | © Avishai Teicher
Le mémorial de l’Hakoah Vienne à Ramat Gan | © Avishai Teicher

À la fin de cette Seconde Guerre mondiale, le club n’est plus que l’ombre de lui-même. Vienne, comme la totalité de l’Europe, est décimée par l’Holocauste, la guerre et la migration de masse. Des 200 000 Juifs que comptait la ville avant le conflit, seulement 6 000 ont survécu à l’horreur. Et si quelques-uns tentent bien de relancer le mythe qu’est l’Hakoah, le club ferme rapidement ses portes en 1949. Celui-ci vit actuellement une nouvelle vie dans les divisions amateurs autrichiennes sous le nom de Maccabi Vienne, sous l’impulsion de la communauté juive de Vienne dans les années 2000. Un nouveau club pour ne pas oublier l’histoire de son illustre prédécesseur au destin tragique. Un club qui aura su rivaliser avec le Rapid sur le plan national et fait régner la marque Hakoah dans le monde entier l’espace de quelques années.

Pierre Vuillemot


Photo à la une : © s-port.de

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