Tout au long du mois de mai, Footballski brosse le portrait d’entraîneurs hongrois qui, à différents moments du XXe siècle, sont partis exercer leur métier à l’étranger. Attirés par le goût de l’aventure ou fuyant un antisémitisme galopant, tous ont laissé une trace loin de chez eux. Une trace parfois indélébile et, surtout, souvent méconnue. Quatrième épisode de notre série avec Árpád Weisz, qui a révolutionné le football italien durant l’entre-deux-guerres.

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Qu’est-ce qui fait la grandeur d’un entraîneur ? Un palmarès, des idées, des souvenirs laissés dans les esprits de ses contemporains ? Certains techniciens ont la chance de bâtir leurs légendes sur ces trois piliers, mais l’Histoire peut parfois se montrer revêche avec ces hommes aux destins exceptionnels, parmi lesquels Árpád Weisz figure assurément.

Cet article a été publié le 12 mars 2019.

En 2013, Massimo Moratti, mythique président de l’Inter Milan, utilisait les mots suivants pour évoquer cette figure passée par son club dans les années 1920 et 1930 : « Quand j’ai commencé à soutenir l’Inter dans les années 1950, je me rappelle avoir été plaisamment étonné par l’histoire de cet homme, un parangon de professionnalisme et de dévouement. »

Alors que beaucoup ont oublié l’existence de cet entraîneur hongrois, pourquoi Moratti, qui connait si bien chaque détail de la vie de l’Inter depuis sa création, a tenu à célébrer en particulier cet homme méconnu en des termes si bien choisis ?

Des Jeux de 1924 à l’Italie

Il faut embarquer au cœur des années 1920 pour essayer de comprendre. Retour en 1924. Paris organise les Jeux Olympiques. Ce sont les derniers pensés et dirigés par Pierre de Coubertin. En France, les Finlandais Paavo Nurmi et Ville Ritola s’amusent sur la piste alors que le nageur Johnny Weissmuller, futur Tarzan à Hollywood, devient une idole.

L’épreuve de football est marquée par le triomphe de l’Uruguay, qui bat la Yougoslavie, les Etats-Unis, la France, les Pays-Bas et la Suisse. Árpád Weisz assiste à ce récital de la Celeste en tant que joueur de la sélection hongroise. Malheureusement, cet ailier gauche au talent limité ne participe à aucun des deux matchs de la Hongrie sur le sol français.

Il se crée tout de même de solides amitiés et apprend notamment au contact d’un homme qui deviendra un phénomène du football mondial en tant qu’entraîneur : Béla Guttmann. Malgré cette absence de temps de jeu aux JO, Weisz signe pour un club italien. Les dirigeants d’Alessandria avaient été séduits lors d’un match amical entre l’Italie et la Hongrie quelques mois auparavant.


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A l’été 1924, Arpad Weisz découvre donc la Botte. Alessandria n’est cependant qu’une étape vers un club qui semble avoir été fondé pour des hommes comme le Hongrois : l’Internazionale Milan. Une institution italienne dont les pères fondateurs avaient écrit en 1908 à la création : « Le club s’appellera Internazionale car nous sommes des frères du monde. »

La carrière de joueur de Weisz à l’Inter est relativement courte. Après quelques rencontres, le Hongrois se blesse sérieusement et doit mettre un terme à sa vie de joueur. Il en fait vite le deuil, semblant convaincu qu’une autre voie s’ouvre à lui. S’il a sans doute conscience qu’il deviendra entraîneur, l’homme est malgré tout modeste et sait qu’il doit apprendre.

L’ex-international magyar entreprend donc un voyage de quelques mois sur un continent où le football semble mieux compris, mieux estimé, mieux aimé : l’Amérique du Sud. Les détails de cette escapade sont peu clairs mais il semblerait que Weisz ait passé du temps en Uruguay afin de laisser essaimer ses idées sur le jeu et pour s’imprégner de nouveaux concepts.

Premier succès à l’Inter, un club sur mesure

Après cette parenthèse outre-Atlantique, Árpád Weisz en est maintenant certain : il sait qu’il deviendra entraîneur. Et c’est bien entendu l’Italie qui lui offre la possibilité d’assouvir cette aspiration naissante. Il passe tout d’abord quelques temps à Alessandria en tant qu’adjoint, puis retourne à l’Inter.

Les dirigeants du club milanais font confiance à cet homme qu’ils ont connu sur les terrains. Les talents d’entraîneur et de tacticien de Weisz convainquent très rapidement. Il éblouit l’Italie avec son « WM », que seul l’Anglais Herbert Chapman utilise à l’époque sur le Vieux Continent. Lors de la saison 1929-1930, la première à se disputer sous la forme d’une poule unique en Italie, Weisz mène l’Inter au titre de champion d’Italie. Le Hongrois n’a alors que 34 ans, il est à l’époque le plus jeune technicien à remporter cette compétition – un record qui tient toujours aujourd’hui.

© storiedicalcio.altervista.org

Au-delà de ce trophée, Weisz offre surtout à l’Inter l’éclosion du meilleur joueur de l’histoire du club. Giuseppe Meazza n’a que 17 ans quand le Hongrois décide de le propulser en équipe première. Les observateurs sont sceptiques, mais Weisz voit en Meazza un talent unique. Le Hongrois aide le jeune Italien à développer son rapport au ballon en multipliant les heures devant un mur dans des exercices très simples mais diablement efficaces.

Très vite, Weisz obtient un surnom révélateur au sein du football italien : « Le Mage ». Le Hongrois semble être né pour révolutionner le football italien. Il a un œil sur tout, il recrute (il trouve notamment Fulvio Bernardini à la Lazio), participe aux entraînements avec ses joueurs, surveille leur diététique et initie ce qui est aujourd’hui un incontournable en Italie : la mise au vert. Ses préceptes et idées se retrouvent dans un livre qu’il écrit en 1930. Il Giuoco Del Calcio devient rapidement la Bible de tout entraîneur de l’époque.

Mais l’histoire d’amour entre Weisz et l’Inter tourne au vinaigre après quelques querelles entre l’entraîneur et les dirigeants. Le Hongrois connaît alors quelques piges au sein d’équipes sans envergure (Bari et Novara) avant de trouver sa deuxième maison au sein du football italien : Bologne.

Nouvelle terre d’accueil à Bologne

Weisz arrive en Emilie-Romagne en 1935. Son empreinte sur le Calcio est telle que tous les présidents de clubs italiens veulent leur entraîneur hongrois. Au milieu des années 30, sept clubs sur seize font confiance à un Magyar pour mener leur équipe. A Milan, même si l’Inter a congédié Weisz, les dirigeants nerazzurri restent fidèles à ses idées et laissent quatre entraîneurs hongrois se succéder entre 1926 et 1936.

Revenons à Bologne. Dans cette ville qui a toujours aimé les innovateurs comme Guglielmo Marconi et laisse les idées diverses se confronter et s’apprivoiser, Weisz trouve un nouveau terreau fertile pour mettre ses principes en application. Derechef, il impose son « WM » qui s’est révélé si dévastateur sur le reste du football italien.

© bolognafc.it

Il s’assure aussi que le club devienne plus professionnel. Weisz s’arrange ainsi avec le mythique président Renato Dall’Ara pour qu’une équipe de jardiniers s’occupe à plein temps de la pelouse du Stadio Littoriale. Une vraie innovation à l’époque.

Avec les Rossoblu, le Hongrois réussit encore des prouesses. Deux titres de champion d’Italie viennent compléter le palmarès personnel de Weisz. Mais c’est un autre triomphe qui marque les esprits. En 1937, Bologne participe au Tournoi International de l’Exposition de Paris. Cette compétition, petite Coupe d’Europe avant l’heure, met aux prises deux clubs français (l’OM et Sochaux), un autrichien, un allemand, un tchécoslovaque, un hongrois et un anglais.

L’équipe de Weisz écrase tout d’abord Sochaux, le vainqueur de la Coupe de France. Le Slavia Prague ne peut ensuite empêcher Bologne de rejoindre Chelsea en finale. A l’époque, le football anglais est considéré comme étant intouchable, très au-dessus des autres en Europe. Mais les Italiens créent la surprise en gagnant 4-1 contre les Blues avec un triplé de Carlo Reguzzoni.

Avec cette victoire, Árpád Weisz n’est plus seulement l’homme qui triomphe en Italie. Il fait partie des meilleurs techniciens du Vieux Continent. 

S’effacer des terrains et des mémoires

Cet homme intelligent et passionné n’a cependant que peu de temps pour profiter de ses succès et de ce nouveau statut. En juillet 1938, le Manifeste de la race est publié par le régime de Benito Mussolini. Quelques mois plus tard, les lois raciales sont mises en application. A l’époque, Mussolini déclare : « Maintenant, l’antisémitisme est inoculé dans le sang des Italiens. Il continuera de lui-même à circuler et à se développer. »

Compte tenu de son aura, Weisz espère bénéficier d’une certaine immunité lui permettant de continuer à vivre et travailler en Italie. Mais il est juif avant d’être un entraîneur reconnu, le plus grand en Italie à l’époque. Le club de Bologne se plie donc aux nouvelles lois et le licencie. Le Hongrois doit à nouveau s’exiler avec sa famille. La presse italienne ne salue même pas ce départ. Pour Árpád Weisz, c’est la fin de quatorze années en Italie, un pays qui lui aura laissé la possibilité d’exprimer son génie avant de le réduire à si peu.

Le Hongrois part avec femme et enfants aux Pays-Bas, après un transit de quelques mois en France. Il s’occupe de l’équipe de Dordrecht, bien loin du niveau auquel il avait été habitué dans le Calcio. Malgré tout, Weisz, en homme passionné, offre le même niveau de professionnalisme à ces joueurs néerlandais moins doués.

Malheureusement, à Dordrecht comme à Bologne, l’histoire se termine de la même manière. L’Allemagne nazie occupe les Pays-Bas dès 1940 et la famille Weisz vit dans une peur constante. Deux ans plus tard, Árpád Weisz, sa femme et ses enfants sont finalement déportés à Auschwitz.

A leur arrivée dans ce camp, l’entraîneur de football, compte tenu de sa bonne condition physique, est le seul membre de la famille à ne pas être gazé immédiatement. Le Hongrois travaille et survit deux ans à Auschwitz avant d’être fusillé en janvier 1944.

Si la grande Histoire a conduit Árpád Weisz vers une fin prématurée, celle du football lui offre à jamais une place dans son panthéon. A chaque rencontre entre l’Inter et Bologne, les deux clubs célèbrent la mémoire de cet homme qui a marqué une époque. Au printemps dernier, l’ensemble du football italien a tenu à se joindre à cet hommage en faisant entrer le Hongrois au Hall of Fame du Calcio. Une marque de respect méritée pour celui que Moratti a décrit comme « un innovateur, un vainqueur avec l’Inter et Bologne. Un homme qui fait partie de l’histoire de l’Inter et pour lequel nous gardons un souvenir particulièrement affectueux. »

Tristan Trasca

Image à la Une : © Rémy Garrel

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