Tout au long du mois de mai, Footballski brosse le portrait d’entraîneurs hongrois qui, à différents moments du XXe siècle, sont partis exercer leur métier à l’étranger. Attirés par le goût de l’aventure ou fuyant un antisémitisme galopant, tous ont laissé une trace loin de chez eux. Une trace parfois indélébile et, surtout, souvent méconnue. Troisième épisode de notre série avec Ernő Erbstein, l’entraîneur qui a révolutionné le football italien dans les années 1930 et 1940.

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Sacré champion à quatre reprises entre 1945 et 1949, le Grande Torino a régné sans partage sur le football italien au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sur son banc se trouvait alors Ernő Erbstein, un tacticien de grand talent qui a survécu aux deux conflits planétaires… mais a disparu, comme ses protégés, lors de la tragédie de Superga. Voici son histoire.

Nous sommes le 27 juillet 2016, à Lisbonne. A l’occasion d’un match amical, le Torino l’emporte lors de la séance de tirs aux buts contre le Benfica. Une rencontre plus que particulière, car quelques heures auparavant, une cérémonie a eu lieu dans Lisbonne. Un hommage collectif pour les victimes de la catastrophe de Superga en 1949, emportant la totalité de l’effectif du Grande Torino, la meilleure équipe de l’histoire du football italien selon certains. Mais aussi son entraîneur, Ernő Erbstein, le véritable chef d’orchestre d’une équipe qui était alors à son apogée.

Erbstein et le Grande Torino

Entre football et guerre

C’est en 1898, au sein d’une famille juive, qu’Ernő Erbstein voit le jour. Ses souvenirs en Transylvanie ne sont qu’éphémères car, très vite, lui et ses proches déménagent à Budapest. Dès son plus jeune âge, Erbstein développe une véritable passion pour le sport et plus particulièrement pour le football. Fraîchement sorti du lycée, il rejoint le Budapesti AK, un club fondé en 1900 et qui connaîtra des hauts et des bas tout au long de son histoire. Mais le milieu de terrain n’a malheureusement que peu de temps pour le ballon rond. La faute à la Première Guerre mondiale, qui fait rage dans toute l’Europe et dans laquelle l’empire austro-hongrois tient un rôle majeur. Le jeune officier Erbstein sort marqué du conflit, mais celui-ci ne quitte pas les armes. Car dès la fin de la guerre, il prend place dans les rangs de la Révolution des Asters, à l’issue de laquelle Mihály Károlyi fonde l’éphémère République démocratique hongroise (qui disparaîtra en 1919).

Cette période troublée enfin terminée (du moins, le croit-on), Erbstein peut reprendre la direction du rectangle vert, mais aussi des bancs de l’université. Ne parvenant pas à percer dans le monde du football, il préfère assurer son futur en faisant des études en tant que courtier dans l’immobilier. Malgré tout, une opportunité s’offre à lui au moment de l’obtention de son diplôme. Le club italien de l’Olympia Fiume s’intéresse fortement au milieu du Budapesti AK. Après neuf ans de bons et loyaux services dans la capitale hongroise, Erbstein prend donc la direction de Fiumana (l’actuelle Rijeka). Très vite, le jeune Magyar prend ses marques dans son nouveau pays. Il apprend l’italien très rapidement et tape même dans l’œil de clubs de seconde division. A Vicenza, qui l’attire dans ses filets, l’intéressé impressionne déjà de par son sens du jeu et ses fines qualités de tacticien.

Erbstein (à droite) et les joueurs du Grande Torino

Malheureusement pour lui, sa progression est stoppée par la publication de la Charte de Viareggio, un document publié en 1926 par le régime fasciste qui organise le football à l’échelle nationale. Les conclusions du document sont très claires : il est interdit aux étrangers de participer aux différents championnats italiens dès 1928. Un véritable fléau pour Erbstein et pour le football transalpin, qui compte dans ses rangs pas moins de 80 étrangers.

Dès la publication de la charte, Erbstein rentre au pays, avec sa femme Jolanda et sa fille Susanna. En parallèle de son activité de courtier, il fait partie d’une équipe de Juifs d’Europe Centrale (« Les Maccabées ») qui, en 1927, part en tournée aux Etats-Unis. Un voyage qui va lui permettre de développer ses qualités de futur grand entraîneur. En effet, l’équipe des Brooklyn Wanderers lui propose de rester à New York. Erbstein accepte et apprend beaucoup aux Etats-Unis. Une aventure de courte durée car, en 1928, le milieu de terrain raccroche les crampons et rentre une nouvelle fois au pays.

Premières expériences sur un banc

Malgré sa retraite en tant que joueur de football, Erbstein ne compte pas s’arrêter là. Lors de son retour à Budapest, il se lance dans de longues recherches sur la tactique dans le milieu du ballon rond, en s’appuyant notamment sur les travaux réalisés par les Anglais. Il ne reste pas longtemps sans emploi. Dès le début de l’année 1928, il retourne en Italie (la Charte de Viareggio interdisant aux étrangers de jouer, mais pas d’entraîner) pour prendre en charge le Fidelis Andria, une petite équipe des Pouilles qui dispute des championnats non officiels.

Une première expérience sur un banc qui fait rapidement parler en Italie. Le nom d’Erbstein n’a pas été oublié, même s’il n’a pas eu une carrière de joueur impressionnante. Ce qui fait de lui un entraîneur particulier, c’est la nouveauté et la modernité qu’il apporte dans le football italien. Il est l’un des premiers à voir le football comme on le voit aujourd’hui : élévation de la diététique comme étant l’un des piliers de la vie du footballeur, entraînement tactique, mais également observation des autres équipes pour analyser le jeu de l’adversaire et mieux l’affronter.

Ses premières expériences sont tout de même plutôt mitigés. Les dirigeants et les joueurs n’adhèrent pas forcément à son discours et à ses pensées futuristes. Dans certains clubs comme à Nocerina en 1929, la mayonnaise va prendre. Le club obtient une cinquième place en troisième division, un résultat plus que satisfaisant pour la ville qui renommera l’avenue du stade en son honneur. Mais certaines expériences sont plus compliquées, notamment à Bari, en première division, où Erbstein est limogé au bout de seulement sept matchs en 1932.

Le football italien ne le sait pas encore, mais c’est en 1933 que le tacticien magyar va commencer à écrire sa légende. Le premier chapitre s’ouvre en Toscane avec la modeste équipe de Lucchese, qui évolue alors en troisième division. Erbstein a cette fois-ci la chance d’avoir en face de lui des joueurs qui partagent la même vision du football que lui. « Il cherchait à exploiter les espaces libres, à faire usage de tous les recoins du terrain, a raconté l’un de ses protégés à Lucchese, Bruno Vallone. Nous jouions une sorte de football total. A chaque fois que l’un d’entre nous avait le ballon, ses coéquipiers devaient être très mobiles afin de proposer non pas une, mais trois solutions différentes. »* Cette vision du football va faire les beaux jours du petit club de Lucchese. Un ticket pour la seconde division dès la première saison du Magyar sur son banc, un autre pour l’élite deux ans plus tard, Lucchese connaît même la meilleure saison de son histoire avec une septième place en 1937, devant l’Inter et la Roma !

Arrivée au Torino et nouveau conflit mondial

Erbstein l’affirme alors, rester à Lucchese est un objectif. Acclamé dans toute la ville, l’entraîneur hongrois veut poursuivre l’aventure. Malheureusement, le deuxième conflit mondial approche et les origines juives du coach commencent à poser problème dans l’Italie fasciste. Les premières lois racistes fascistes de 1938 vont le frapper de plein fouet. Ne pouvant pas mettre ses deux enfants à l’école publique, Erbstein prend la décision de partir pour Turin afin d’y rejoindre le Torino, qui le suit depuis quelques années. Un choix grandement motivé par le fait que ses filles vont pouvoir poursuivre leur éducation dans un institut privé de la ville piémontaise.

Au moment où son nouveau coach débarque, le Toro est sevré de titre depuis 1928. Malgré les critiques de nombreux sympathisants du régime, le président Ferruccio Novo assume son choix. Il va tout faire pour mettre « Egri » Erbstein dans les meilleures conditions, il donne même son feu vert pour le recrutement d’anciens joueurs de Lucchese : le gardien et champion du monde Aldo Olivieri, le jeune prometteur Vallone, mais aussi Bruno Neri (qui décédera pendant la guerre). D’emblée, l’entraîneur met les points sur les « i » avec ses nouveaux joueurs : « Vous ne savez pas comment tirer dans un ballon, » affirme t’il dès la première séance d’entraînement. Il peut ensuite mettre en place sa philosophie de jeu et se frayer une place dans le cœur de ses joueurs en montrant chaque jour l’exemple. Dur, mais juste, il traite la totalité de son effectif avec affection et développe toujours plus la préparation physique et l’importance de la nutrition dans le football. Les premiers résultats sont satisfaisants. Mais la guerre se profile…

Un homme proche de ses joueurs

Les lois raciales s’intensifient en Italie, Erbstein commence à avoir peur pour sa famille. Un soir, après l’entraînement, des policiers lui demandent ses papiers et cherchent à connaître ses origines. « Je fais partie de la race humaine, » répond-t-il. Certes, mais se rend-il à la synagogue ? « Je vais au stade le samedi et le dimanche, » telle est sa réponse.

Erbstein sait désormais que, malgré son statut de coach du Torino, il ne pourra plus rien faire en Italie. Il décide de quitter le pays et met en place un plan de sauvetage avec Novo, le président du club qui est rapidement devenu son ami. Le plan est simple, il s’agit d’un « échange » avec le Feyenoord Rotterdam. L’idée est que Molnar (le coach du club néerlandais) passe sur le banc turinois, tandis qu’Erbstein fait le chemin inverse. Un plan a priori ingénieux, mais qui ne fonctionne pas. Le technicien hongrois ne peut pas passer la frontière néerlandaise. Ce n’est pas le cas de Molnar qui, lui, atterrit sur le banc de la Fiorentina.

Bloqué à Clèves, Erbstein trouve le moyen de quitter l’Allemagne nazie avec l’aide de Novo et retourne à Budapest. Avec son frère Karoly, il met sur pied une entreprise de textile exportant en Italie. Un nouveau stratagème habile permettant à Erbstein d’échanger fréquemment avec le président Novo sur l’avenir du Torino. Recommandation de joueurs, plans pour l’avenir, le Magyar reste très impliqué dans son club malgré la distance et la guerre. Malheureusement, exactions et persécutions envers les Juifs deviennent courantes en Hongrie. Et la situation ne s’améliore guère lorsque le pays est envahi par les troupes du IIIe Reich, en 1944. Ayant rejoint un camp de travail, Erbstein réussit à s’évader et sauve sa famille de la barbarie grâce à des connaissances, qui vont protègent ses proches. L’entraîneur du Torino va de cachette en cachette. Au fond d’un grenier, il croise un certain Béla Guttmann, compagnon d’infortune dont il restera très proche. Erbstein est ensuite une nouvelle fois aidé par le président de son club, qui le cache en Italie jusqu’à la fin de la guerre.

L’oublié du Grande Torino

Erbstein est donc de retour dans le Piémont et, une fois le conflit terminé, le Torino va connaître la période la plus glorieuse de son histoire. Influencé par ses nombreuses recherches sur la tactique dans le football, Erbstein utilise abondamment le « WM »développé par le britannique Chapman quelques années plus tôt. Un ingénieux système avec trois défenseurs, deux « demis », deux « inters » et trois attaquants. La philosophie d’Erbstein est exceptionnelle pour l’époque. La grande sélection néerlandaise des années 1970 s’en serait même inspirée. Un équilibre parfait, comme le disait Ferrero : « L’arrivée de n’importe quel nouveau joueur, même d’un jeune, ne pouvait pas altérer l’équilibre de notre jeu. Il n’y avait aucun risque de déséquilibrer un mécanisme si proche de la perfection. »*

Pendant quatre ans, le Torino marche sur le football italien et se voit même considéré comme étant la meilleure équipe européenne, avec dix joueurs du club dans le XI de l’équipe nationale. Les Granata glanent quatre titres consécutifs de champion, avec notamment une saison 1947/1948 prolifique (125 buts marqués) qui les a vus infliger une défaite monumentale à Alessandria (10-0). Une fois champions, les dirigeants turinois acceptent d’ailleurs de « prêter » Erbstein à cette même équipe d’Alessandria, pour essayer de l’aider à se maintenir l’équipe. Une opération sauvetage qui s’avérera être un échec.

Erbstein reste l’homme oublié de cette période dorée. Son sens du jeu, sa volonté et son travail n’auront pas suffi à lui faire gagner le respect de l’opinion publique et des fans, trop occupés à faire l’éloge de l’équipe et non de l’homme à l’origine de ses succès. La persécution à son égard ne s’est pas terminée avec la guerre, elle a continué pendant de nombreuses années. Toujours ciblé par les insultes en raison de ses origines juives, il est même soupçonné par certains d’être un espion soviétique, ou d’avoir truqué le match entre l’Italie et la Hongrie en 1947.

Son histoire, comme les heures de gloire du Toro, connaissent une fin brutale. Le 4 mai 1949, l’avion ramenant l’équipe d’un match amical contre le Benfica Lisbonne s’écrase sur la colline de Superga, dans les environs de Turin. Aucun des passagers ne survit au drame. L’émotion s’étend dans le Piémont, et plus d’un million de personnes se rassemblent lors de l’hommage aux victimes.

La une de la Gazzetta dello Sport suite au crash

Rarement mentionné lorsque l’on parle du Grande Torino, Erbstein est un véritable homme de l’ombre, qui a dédié sa vie au football et à sa famille. Un révolutionnaire avant l’heure, qui a inspiré de nombreuses générations d’entraîneurs à travers le monde entier.

Antoine Jarrige

Image à la Une : © Rémy Garrel

*Dominic Bliss, Erbstein: The triumph and tragedy of football’s forgotten pioneer (Blizzard, 2014)

A lire absolument : Jonathan Wilson, The Names Heard Long Ago: How the Golden Age of Hungarian Football Shaped the Modern Game (Blink, 2019)

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