À moins d’un an de la Coupe du Monde, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire du football soviétique des différentes (quatorze, hors Russie) Républiques socialistes soviétiques d’Union Soviétique avec quatorze semaines spéciales, toutes reprenant le même format. Nous attaquons la dernière ligne droite avec les pays d’Asie Centrale et le Kirghizistan pour l’avant-dernière République de notre périple.

Les légendes se trouvent à tous les niveaux du football. L’Alga Bichkek en est la preuve. Footballski vous propose de faire un voyage dans les divisions inférieures du football soviétique. Entre légendes, parcours fait de montées et de descentes, matchs arrangés et autres, l’Alga vous fait vivre les plus beaux moments du football kirghiz durant la période soviétique et au-delà.


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Il y a longtemps, entre la rivière Alamüdün et la rivière Ala Archa, un Khan, rentre de la chasse au côté de ses Jigits, ses compagnons à cheval, lorsqu’il entend du bruit et les cris d’une femme : « Bichkek ! Où étais-tu Bichkek ? » (Bichkek est le nom d’une cuillère qui sert à fouetter le kumis, boisson à base de lait fermenté). D’une yourte toute proche, on peut entendre les pleurs d’un nouveau-né. Penché sur sa selle, le Khan demande : « Pourquoi fais-tu du bruit, femme ? Pourquoi chercher ce qui t’interpelle ? Écoute, Bichkek donne de la voix ! »

Dans la yourte se trouve le père du nouveau-né, souriant, heureux malgré la pauvreté environnante. « Recevez ce présent », lui dit le Khan en lui jetant son vêtement de soie. Ne sachant comment remercier le Khan, l’heureux père déclare : « Que mon fils porte le nom de Bichkek et votre manteau lui porte chance ! » Qu’il en soit ainsi. Le jeune Bichkek se distingue par son héroïsme au combat, les ennemis ne sachant où l’attendre grâce à son talent de stratège.  Bichkek-bagatur (terme apposé au nom signifiant « héros » ou « grand guerrier ») est craint de tous et permet à sa forteresse d’être à l’abri du danger.

Bichkek-bagatur

Mais il se querelle avec la noblesse locale et doit par conséquent quitter sa terre et s’installer le long d’une route devenue célèbre par la suite, la route de la soie. A la croisée des neuf chemins, il construit un bazar. Les premiers acheteurs allant sur ce chemin demandent : « Où conduit cette route ? » « A Bichkek ! », leur répond-on. Et en revenant du marché, on leur demande d’où ils viennent. A quoi ils répondent « De Bichkek ! ». Au fil du temps, le lieu reçoit le nom de Bichkek et se transforme en une grande ville.

Située à l’extrémité nord du Kirghizistan, Bichkek sort tout droit d’une légende qui fait le charme de l’Asie centrale. Point de passage sur l’une des voies de la route de la soie, l’actuelle capitale du Kirghizistan est en 1825 fortifiée avant d’être conquise par les Russes en 1862. Ils y installent une garnison qu’ils nomment Pichpek à partir de 1877. En 1926, les autorités soviétiques rebaptisent la ville Frounze en l’honneur du dirigeant bolchevik Mikhaïl Frounze, né à cet endroit. Au moment de la chute de l’Union soviétique, la RSS kirghize renomme à nouveau la ville « Bichkek » en l’honneur du héros national. L’emblème de la ville rappelle à la fois l’historique de la ville avec la tour en fond, les deux triangles symbolisant les montagnes et l’Irbis, panthère des neiges que l’on rencontre dans les vallées et hautes montagnes de la région. L’un des clubs de football de la ville, l’Alga Bichkek, reprend d’ailleurs l’Irbis pour emblème, se positionnant ainsi comme le club représentatif de la ville malgré la présence de nombreux clubs. Plus qu’un club, l’Alga représenta durant de nombreuses années le football kirghiz à travers l’Union soviétique.

 

Les origines

Fondé en 1947 sous le nom de « Zenit » Frounze, le club profite de l’engouement pour le football des populations évacuées des zones de conflit durant la guerre et installées dans la cité kirghize. « Trudovoye Reservey » de 1950 à 1952 puis « Iskra » pendant les deux saisons suivantes, le club change de nom au cours de ses jeunes années d’existence, jusqu’en 1955 où il se nomme « Spartak » Frounze, comme son nouveau propriétaire, la Société sportive Spartak. Giga-structure regroupant plus de 6200 collectifs sportifs à la fin des années 50 à travers toute l’URSS, le Spartak Frounze fait partie d’une multitude de « Spartak » à travers le pays. Le club au losange est déjà installé au Kirghizistan depuis les années 1930. Le Spartak remporte notamment cinq fois (championnat printemps 1937, 1946, 1947, 1948 et 1950) le championnat de la République soviétique kirghize qui correspond, dans le complexe système de la Ligue soviétique de football, à un championnat amateur. Mais durant ces cinq années sous l’enseigne rouge et blanche, le Spartak Frounze végète globalement dans le ventre mou du classement de la zone des Républiques soviétiques en Classe B (troisième division soviétique de l’époque).

L’épopée 1967

Alors que la Société Spartak et la Ligue soviétique se restructurent en 1960, le club de Frounze en profite pour prendre son indépendance et se renomme « Alga Frounze ». Le club n’est cependant pas autorisé à accéder à l’élite comme le Pakhtakor Tashkent (Ouzbékistan) ou le Kaïrat Alma-Ata (Kazakhstan) qui, eux, profitent de la possibilité pour chaque République soviétique d’envoyer un club dans la Ligue majeure. La condition préalable est d’avoir un stade d’une capacité d’au moins 10 000 spectateurs. Frounze ne peut en accueillir que 2 000…  Tout comme le Turkménistan ou le Tadjikistan, le Kirghizistan paie ainsi le manque d’infrastructures et rate ainsi une occasion unique de se frotter au gratin du football soviétique.

Stade Spartak à Frounze, foto.kg

Malgré cette déception, c’est à partir de là que l’Alga devient le symbole de l’ensemble du football kirghiz grâce à ses résultats convaincants. Dès 1962, l’équipe accroche la seconde place de leur zone en Classe B et accède par la grâce de la Ligue à la Classe A. L’Alga peut, à partir de 1963, disposer du stade « Spartak » rénové et d’une capacité suffisamment importante pour jouer dans la cour des plus grands. L’Alga n’intègre cependant que le deuxième groupe de la classe A, soit la deuxième division soviétique. Le club va progresser année après année en forgeant une solide équipe avec les meilleurs joueurs du moment de la République. L’entraîneur Viktor Ivanovich Novikov est l’un des artisans de cette montée en puissance. Arrivé en 1965 à Frounze, le tacticien soviétique est passé par pas mal de clubs soviétiques avant d’atterrir au Kirghizistan. Mais c’est avec le Krylia Sovetov Kouïbychev qu’il fait sensation en 1945 en faisant accéder le club au sein de l’élite. Capable de former un collectif comme ce fut le cas avec le Belarus Minsk (nom du Dinamo Minsk entre 1960 et 1962), Novikov est l’homme idéal pour tirer le meilleur de cette génération talentueuse.

Cela se concrétise en 1967, lorsque l’Alga réalise la meilleure saison de son histoire avec dix-huit victoires et huit défaites en trente-six matchs de championnat. L’attaquant Boris Streltsov est l’artisan de ce beau parcours avec quatorze buts en 33 matchs, finissant quatrième meilleur buteur du championnat, loin derrière les 28 buts de Gennadiy Epishin avec l’Uralmash de Sverdlovsk. Outre l’attaque, l’Alga peut compter sur sa défense en n’encaissant que 26 buts durant toute la saison, soit la troisième meilleure défense du championnat. Malgré cela, il manque trois petits points au final pour accéder aux play-offs et espérer atteindre la première division soviétique.

Programme du match Torpedo Tomsk vs Alga Frounze, 1967

Quoi qu’il en soit, cette saison permet à de nombreux joueurs comme Boris Streltsov, Gennadiy Merzlikin, Piotr Shubin, Grigoriy Shevchenko ou encore Mikhaïl Tyagusov de se faire connaître. À peine la saison terminée, l’équipe se fait totalement dépecer de ses meilleurs éléments. Streltsov et Merzlikin font leur valise pour Lougansk, Shimanovich s’envole au Politotdiel, club de la région de Tachkent, tandis que Tyagusov part au Kaïrat Alma Ata. « J’ai alors compris, raconte Yusip Musaev, attaquant de l’époque à l’Alga, comme il était difficile de former une équipe et tout aussi facile de tout détruire. Merzlikin est revenu rapidement et nous avons trouvé les forces et les réserves pour sauvegarder l’équipe. Le plus grand mérite revient à l’entraîneur du moment, Viktor Ivanovich Novikov. Un entraineur divin avec une âme débordant d’humanisme. » Novikov quitte pour sa part le Kirghizistan au terme de la saison pour le Baltika Kaliningrad avant de s’éteindre en 1971.

Débutant au Spartak Frounze, Musaev devient rapidement le capitaine de cette génération de joueurs qui permet au Kirghizistan de se faire une place en URSS. Rapide, fonceur et obstiné à marquer coûte que coûte, Musaev résume bien ces joueurs évoluant alors à l’Alga et qui restent pour toujours dans le cœur des supporters. Ce groupe, à l’image d’une famille, a su garder jusqu’à aujourd’hui des liens très forts, comme le raconte Musaev : « Nous discutons souvent et participons à de nombreux évènements ensemble. Nos familles s’apprécient depuis cinquante ans. »

 

L’épopée de 1974

Reconstruire, l’Alga s’y attele, mais ne parvient pas à réitérer la performance de 1967. Le club végète dans le ventre mou, voire le bas de tableau de la deuxième division soviétique. Les entraîneurs se succèdent sans réussir à insuffler de dynamique positive. Et lorsque l’urgence l’impose, toutes les solutions deviennent possibles pour se maintenir, même les plus sales. Lors de la saison 1971, l’Alga Frounze est tout proche de la relégation. Pour s’en sortir, les Kirghizes ont besoin de remporter l’ultime match de la saison avec au moins trois buts d’écart contre un Rubin Kazan déjà assuré de descendre. « Nous démarrons le match, raconte Musaev qui se trouve à ce moment-là dans le staff de l’Alga, et dès les premières minutes, un joueur du Rubin décoche une frappe des trente-cinq mètres, tel un tir de catapulte, et trouve la lunette. Le choc. Par la suite, il est vrai, nos adversaires se sont calmés et nous avons remporté le match, 5-2 d’ailleurs. Nous avons acheté ce match. Mais ça, c’est un épisode. » L’inévitable sentence tombe finalement en 1973. L’Alga connaît la descente en deuxième ligue (troisième division soviétique). Le club se sépare de son entraîneur et fait alors confiance à Piotr Shubin.

Alga 1972-73, fc-alga.com

Shubin connaît très bien l’Alga pour y avoir joué comme milieu de terrain entre 1964 et 1967. La belle saison de 1967 le voit partir pour le Lokomotiv Tcheliabinsk, sa ville d’origine, puis faire une pige à l’Uralmash Ekaterinbourg, avec lequel il quitte la première division en 1969. Il revient alors à l’Alga Frounze entre 1970 et 1973 pour y jouer 98 matchs, marquer douze buts et y finir sa carrière de joueur. Il prend les rênes de l’équipe dans un contexte difficile, mais peut s’appuyer sur une nouvelle génération de joueurs, notamment les frères Chokmorov, Mars et Almaz. Ils ont été, durant leur carrière, des attaquants prolifiques de l’Alga, notamment Almaz Chokmorov. Celui-ci marque la bagatelle de 120 buts dans sa carrière. Le championnat kirghiz a d’ailleurs nommé le club des attaquants à plus de 100 buts le « Club Almaz Chokmorov ».

Almaz Chokmorov dans ses oeuvres, fc-alga.com

L’Alga réalise alors une saison incroyable. Lors de la saison régulière, les Kirghizes terminent à la première position de la zone une avec seize victoires et seulement quatre défaites en trente matchs. Par la suite, l’Alga surpasse ses adversaires au tour suivant avec notamment un 6-0 infligé au Dinamo Batumi. Arrivés en finale, les hommes de Piotr Shubin terminent par un sans-faute en devenant champion de la deuxième ligue ! Pour montrer l’ampleur de l’exploit, il faut rappeler que ce championnat regroupe pas moins de 106 clubs sur l’ensemble du territoire soviétique, soit 40 matchs au total de fin mars à fin novembre.

Exploit majuscule pour un club kirghiz à l’aide du travail d’un entraîneur qui connaît le club sur le bout des doigts. Piotr Shubin a par la suite une carrière d’entraîneur bien remplie, notamment entre 1985 et 1988 où il est l’adjoint de Konstantin Beskov au Spartak Moscou. En ce qui concerne les joueurs, certains restent fidèles au club, comme Evgeniy Novikov, qui y joue 296 matchs de 1970 à 1986 au poste de défenseur. D’autres partent vers d’autres cieux afin de jouer au sein de l’élite avant de vite revenir. C’est le cas d’Almaz Chokmorov, qui part à la fin de la saison pour le Pakhtakor Tachkent pour y jouer deux matchs et revenir au pays la même année. L’Alga a été certes un tremplin pour de nombreux joueurs, mais l’attachement au club a été très fort pour beaucoup d’entre eux.

Succès et disparitions après l’indépendance

Une montée de courte durée puisque l’Alga redescend la saison suivante. Idem lors de l’exercice 1978, qui voit l’Alga prendre la tête de la Zone 6 durant la saison régulière, mais aussi perdre la finale contre le Spartak Nalchik. La montée est cependant étrangement assurée, mais l’Alga reprend de nouveau l’ascenseur l’année suivante. L’Alga passe par la suite treize saisons en troisième division à tutoyer la montée. En vain.

Puis vient l’indépendance du Kirghizistan, en août 1991.  L’Alga s’acclimate plutôt bien au changement en faisant deux doublés de suite championnat-coupe du Kirghizistan en 1991 et 1992. L’Alga connaît par la suite une période creuse faite de résultats mitigés et de changement de noms jusqu’à la fin des années 1990. Sous le nom de SKA-PVO Bichkek, le club retrouve des couleurs en s’adjugeant trois championnats de suite de 2000 à 2002 et sept coupes d’affilée de 1997 à 2003. Une période dorée qui prend tristement fin en 2005 avec la faillite du club. Entre temps, le flambeau a été repris par le Dordoi Bichkek, club fondé en 1997 et qui a assis sa domination sur le championnat kirghiz jusqu’à récemment. En 2007, l’Alga tente de redémarrer sous la nomination « Aviator-AAL », mais les choses tournent court six mois plus tard avec une nouvelle disparition. En 2010, le club retrouve son ancienne nomination et évolue depuis en Top-Liga kirghize.

Le parcours de l’Alga Bichkek ne fut pas un long fleuve tranquille, mais il est le club qui retrace le mieux l’histoire des plus belles pages du football kirghiz.

Vincent Tanguy


Image à la une : limon.kg

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