À moins d’un an de la Coupe du Monde, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire du football soviétique des différentes (quatorze, hors Russie) Républiques socialistes soviétiques d’Union Soviétique avec quatorze semaines spéciales, toutes reprenant le même format. Nous attaquons la dernière ligne droite avec les pays d’Asie Centrale et l’Ouzbékistan, retour aujourd’hui sur le jour le plus noir de l’Histoire du football ouzbek avec la tragédie de Dniprodzerzhynsk.
Le 11 août 1979, dix-sept joueurs du Pakhtakor Tashkent embarquent depuis chez eux en direction de Minsk dans un vol commercial de quatre-vingt-trois personnes. Peu de temps avant, un autre vol commercial décolle de Chelyabinsk vers Chisinau en Moldavie avec à son bord quarante-neuf passagers. La collision de ces deux appareils entraîne la perte de cent soixante-dix-huit personnes, et marque le jour le plus noir de l’Histoire du football ouzbek.
Lancé le 8 avril 1956 à l’occasion de sa première rencontre avec l’équipe de la ville de Molotov (aujourd’hui connue sous le nom de Perm), le Pakhtakor Tashkent s’est rapidement imposé, malgré sa relative jeunesse, comme l’un des clubs les plus importants en Ouzbékistan. Une création rapide, en seulement trois mois, sous l’égide du gouvernement local qui demande à l’entraîneur Valentin Bekhtenev de venir de Moscou afin de créer une équipe constituée des meilleurs joueurs de la ville de Tashkent. Le but avoué est de créer une équipe compétitive à même de représenter l’Ouzbékistan à l’échelle des clubs dans le football soviétique. Trois ans après sa création, le club rejoint la première division soviétique pour la première fois, et s’y illustre en obtenant une sixième place du classement en 1962, notamment grâce aux réalisations du buteur Gennadiy Krasnitskiy. Un classement plus qu’honorable pour le football ouzbek. Le Pakhtakor Tashkent est aussi le seul club d’Asie Centrale à atteindre la finale de la Coupe d’URSS en 1968 ; finale perdue face au Torpedo Moscou sur le score de un but à zéro. Durant les années soixante et soixante-dix, le club flirte avec les années glorieuses et les relégations, mais reste dans l’Histoire du football soviétique la plus grande équipe ouzbèke à s’être illustrée en championnat d’URSS. En 1979, un an après une descente, le club rejoint à nouveau la première division soviétique et semble prêt à continuer de faire vivre l’honneur de l’Ouzbékistan face aux ogres de Moscou et d’Ukraine. Cependant, le destin va en décider autrement.
Le 11 août 1979, la tragédie du Pakhtakor
Ce jour-là, le Pakhtator Tashkent doit rejoindre Minsk afin d’y affronter le Dinamo Minsk. Pour se faire, les joueurs et l’équipe technique du club doivent s’envoler depuis Tashkent. Or, cela n’est déjà pas chose aisée pour différentes raisons. Tout d’abord, l’équipe était passée proche d’un premier désastre en cette année 1979 lors d’un voyage en Indonésie très mouvementé ayant beaucoup affecté le mental des joueurs. Jusqu’à créer, chez certains, cauchemars et phobies aériennes tant les turbulences furent fortes. De plus, ce 11 août 1979 n’est pas un jour comme les autres pour le trafic aérien soviétique. En effet, Léonid Brejnev, alors secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique devait voyager par la voie des airs vers la Crimée, créant du trouble afin de libérer les routes aériennes pour son passage.
Dans des conditions météorologiques difficiles et face à d’épais nuages, la première partie du voyage des joueurs du Pakhtakor se déroule sans encombre, et l’escale prévue à Donetsk, en Ukraine, se fait dans les temps. La suite, elle, s’annonce terrible et encore difficile à démêler du fait de versions divergentes vis-à-vis du crash aérien lui-même ; une situation qui n’est pas aidée par la volonté du Parti alors en place d’étouffer cette affaire.
Ainsi, tandis que le Tupolev Tu-134 transportant le club se dirige vers Minsk, le trafic aérien, lui, se chamboule et c’est à Kharkov que le destin de centaines de personnes et de tout un club va être brisé. Sous la direction de Sergey Sergeev, une équipe de contrôleurs aériens dirigent les opérations et aiguillent les différents avions de ligne. Dont Nicolas Joukovskiy, deux ans et demi d’ancienneté. Une courte expérience posant encore de nombreuses questions à l’heure actuelle tant le drame est encore présent ; chercher à comprendre pourquoi ce jeune stagiaire eut en charge de superviser ce vol à la destinée tragique. Et surtout, pourquoi Sergey Sergeev, lui, ne semblait pas présent pour superviser le tout, laissant à son aiguilleur le plus expérimenté, Vladimir Soumskoy, la charge du trafic à cet instant précis, un trafic où des dizaines d’avions défilent alors en même temps.
De là, un mauvais aiguillage va aboutir à l’issue fatale que l’on connait. Un scénario où plusieurs acteurs vont se succéder, d’un côté un Tu-134 en direction de Minsk, de l’autre un Tu-134 en direction de Chisinau, en Moldavie. Pour contrôler le tout, les trois noms sus-mentionnés. Dont le tristement célèbre Nicolas Joukovskiy qui va alors faillir dans ses calculs. Du haut de sa courte expérience, le jeune homme calcule le trajet des deux avions de ligne et pense que ces derniers doivent se séparer en l’air avec un écart de 3 minutes. Un écart qui, visiblement, semble suffisant pour tout contrôleur aérien. Un écart qui, en réalité, n’est que d’une courte minute. Moins de soixante secondes séparant deux TU-134 lancé à 800 km/h, à 8 400 mètres d’altitude. Si la tragédie se profile, il est néanmoins encore tôt pour les contrôleurs aériens de réagir … et c’est ce que Vladimir Soumskoy, compère d’infortune de Nicolas Joukovskiy, va tenter de faire, deux minutes avant la tragédie.
Contrôlant les calculs, le plus expérimenté des deux contrôleurs se rend rapidement compte de l’erreur de son stagiaire, reprenant alors le contrôle des opérations et s’empressant d’ouvrir les canaux de communication avec l’un des deux avions afin d’opérer une manœuvre d’urgence dont le but était de prendre de l’altitude. « Compris », telle fut la réponse de l’équipage … qui n’était pas le bon. Car si Nicolas Joukovskiy s’est trompé dans ses calculs, Vladimir Soumskoy, lui, malgré sa grande expérience, se rend compte après quelques minutes que cette réponse positive ne venait d’aucun des deux Tupolev en question, mais bel et bien d’un troisième larron, un Iliushin 62. Un troisième avion qui, lui, se rend alors à … Tashkent. Sain et sauf. Pendant qu’au même moment, les autres passagers, les joueurs et le staff du Pakhtakor, eux, ne toucheront plus pied-à-terre.
Le choc, lui aussi, est difficile à comprendre. Revenant longuement sur cette tragédie, le magasine Life Russia expliquait ainsi que « deux versions de l’accident sont possibles : les avions se seraient soit percutés face à face, soit l’avion de Chelyabinsk a percuté la partie arrière de l’avion de celui de Tashkent. Le laps de temps était trop juste pour que les pilotes puissent comprendre et agir … ils n’ont eu aucune chance. Ajoutant également, qu’après l’accident, il s’est avéré que plusieurs passagers étaient en retard pour ce vol fatal. L’un a oublié ses clés, l’autre s’est retrouvé dans un embouteillage tandis que le dernier a été appelé par son patron pour venir travailler en urgence. […] Dans le cas du Pakhtator, tout a été dans le sens inverse. Même ceux qui n’avaient pas à partir ce jour-là, ou même qui devaient manquer le match de Minsk, étaient à bord. Le plus jeune des joueurs, Sirojiddin Bazarov, âgé de 18 ans, était censé être présent la veille dans l’actuelle capitale de la Biélorussie avec l’équipe réserve. Son père lui a rendu visite ce jour-là et il a loupé son avion. Par conséquent, une exception a été faite pour lui et ils l’ont emmené avec l’équipe. Un autre joueur, Mikhail An, ne devait pas voyager pour Minsk. En effet, il s’était blessé lors du match précédent. Il est venu à l’aéroport pour accompagner ses camarades et on l’a persuadé de partir avec eux afin de les soutenir. »
Images d’horreur à Kurilovka
« Les résidents du village de Kurilovka célébraient un mariage ce jour-là. Pendant la fête, une grêle noire est tombée du ciel. C’est plus tard que ces personnes ont compris ce qui était tombé sur eux, que les fragments d’avions se sont dispersés littéralement sur eux, ainsi qu’à une centaine de mètres d’eux, les restes d’humains déchiquetés. […] Selon les rumeurs, plusieurs témoins sont décédés des suites d’arrêts cardiaques. » explique la journaliste Alena Shapovalova.
Dans ce petit village ukrainien, situé non loin de Dniprodzerzhynsk, la tragédie est encore bien présente dans la vie des quelques habitants et témoins malheureux de la catastrophe. Ce mariage en question, c’était celui de Lidia Vasilenko. Ce qui devait être le plus beau jour de sa vie s’est transformé en une accumulation de scènes horribles et inhumaines. Restes d’avions, sièges, chaussures, sacs, cadavres et membres déchiquetés, cette terrible pluie s’abat alors sur ce petit village qui ne s’y était pas préparé. « À ce moment-là, je me lavais dans la cour » se souvient Galina Sashok. « J’ai ressenti une terrible explosion et j’ai vu ces choses voler jusqu’au sol, siège, caoutchouc, mousse, vêtements, sacs … comme s’il pleuvait … L’avion est tombé et derrière ces tôles de métal, j’ai vu plusieurs cadavres carbonisés … Dans les arbres pendaient des restes humains … Je ne peux rien oublier, je ne peux pas oublier le cadavre d’enfants sur le bord de la route … »
S’il est facile de comprendre ce que de telles images peuvent laisser dans la mémoire des premiers témoins, il est plus ardu, pour nous, étrangers, de ressentir ce que Kurilovka a subi après ce drame. Dans cet article relatant cette vie post-crash, Sergey Dovgal, journaliste ukrainien, raconte froidement les images horrifiques présentes alors dans le quartier, entre des vagues de jeunes soldats travaillant sur les lieux pendant deux bonnes semaines, de l’odeur féroce et insoutenable présente un peu partout dans cette zone qui, sur 30 kilomètres, laissent défiler un spectacle macabre sous les yeux incrédules de tous les habitants, médecins légistes et soldats. Sergey Doygal s’est rendu sur les lieux des années plus tard. Il y a vu encore quelques pièces de ces avions, faisant office de vestiges d’un passé douloureux pour les familles des victimes, pour un club tout entier, mais aussi pour ce petit coin perdu en Ukraine. Ce dernier se souvient encore de ces joueurs et de ce drame, en atteste cet obélisque présent au centre du village en mémoire aux victimes de cette catastrophe. Un mémorial se voulant le symbole de la vie humaine, du football et de la vie éternelle. Un obélisque où sont gravés les noms des 17 membres de l’équipe disparus dans ce crash.
Émotion et reconstruction
« Le procès sur les causes de l’accident de l’avion a duré neuf mois. Les accusés de l’affaire ont été Sumskoy et Joukovskiy. Pourquoi Sergeev n’était pas présent, cela reste incompréhensible encore après trois décennies. La version de base de l’incident est « une erreur des contrôleurs aériens. » Ils ont été condamnés à 15 ans de colonie pénitentiaire. Sumskoy a été libéré au bout de 6 ans et demi, pour bonne conduite. Nicolaï Joukovskiy, selon la rumeur, s’est suicidé dans la colonie. » termine Alena Shapovalova.
Côté politique, le rôle du départ de Brejniev en avion étant évident, l’histoire fut mise sous le tapis juste après son déroulement. Elle n’est mentionnée dans les journaux locaux que quelques jours après, et une semaine passe avant que cette histoire ne soit relayée par la presse nationale, ne parlant que de l’enterrement des joueurs sans expliquer la cause de leur décès. Symbole des ces décisions obscures dont le but est de ne pas ébruiter l’affaire, les familles des joueurs ont appris la catastrophe très tardivement. Le 12 août, un employé du comité des sports d’Ouzbékistan est ainsi allé voir toutes les familles des victimes, expliquant qu’un accident alimentaire était arrivé au sein de l’équipe du Pakhtakor, une intoxication alimentaire générale envoyant tous les joueurs à l’hôpital. Les familles n’ont appris la vérité qu’à la suite d’un voyage, en avion là encore, les emmenant face aux réalités de l’accident.
Face à ce choc abrupt pour l’Ouzbékistan toute entière, une vague d’émotions s’empare de toute la République tant le Pakhtakor est représentatif de la fierté du peuple ouzbek au sein de l’URSS. Mais le club se relève, alors que cela aurait pu logiquement marquer sa fin : seulement douze jours plus tard, l’équipe se reforme et continue la compétition, au nom de ses serviteurs disparus. Ainsi, le Pakhtakor terminera la saison avec des joueurs prêtés et son entraîneur, Oleh Bazylevych, qui n’était pas dans l’avion ce jour funeste, poussera l’équipe jusqu’au bout cette saison. La ligue offre au Pakhtakor une exemption de relégation pour trois ans, qui fut utile une seule de ces saisons. Le club décroche même trois ans plus tard son meilleur classement de l’Histoire avec la sixième place, qui résonne en Ouzbékistan comme un symbole. L’importance de perpétuer l’existence du Pakhtakor Tashkent s’explique facilement par l’attachement au club de la population ouzbèke, qui y voit la fierté de tout un peuple à travers le football, à l’instar d’une équipe nationale. Le Pakhtakor Tashkent rejoint en 1992 à la chute de l’URSS la fraîchement créée ligue de football ouzbek et s’y impose logiquement comme la plus grande équipe avec dix titres de champion et onze coupes nationales.
Aujourd’hui, de nombreuses rues et écoles portent les noms des victimes de ce tragique accident aérien, et chaque année, les joueurs, familles et supporters se rassemblent au cimetière Botkinski de Tashkent afin d’honorer la mémoire des joueurs disparus. Au-delà du football, cette tragédie et la force employée pour que le Pakhtakor Tashkent continue à exister est symptomatique de l’attachement entier d’un pays à un club, en dénote par exemple le nombre astronomique de références dans la pop culture ouzbèke au club, notamment à travers des chansons populaires. Un événement qui marqua à tout jamais l’histoire du football ouzbek.
Hadrien François et Pierre Vuillemot
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