À moins d’un an de la Coupe du Monde, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire du football soviétique des différentes (quatorze, hors Russie) Républiques socialistes soviétiques d’Union Soviétique avec quatorze semaines spéciales, toutes reprenant le même format. Nous attaquons la dernière ligne droite avec les pays d’Asie Centrale et le Kirghizistan pour l’avant-dernière République de notre périple.
Après l’introduction traditionnelle du lundi, nous allons maintenant évoquer un événement important du football kirghiz, à savoir l’épopée de l’Alga Bichkek face au Dniepropetrovsk en Coupe d’USSR 1990/91. Episode 62, entre Octobre rouge, Polo des Steppes et Coupe d’URSS.
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Chers lecteurs et chères lectrices. Dans les méandres du football et de ses histoires, il est parfois difficile comme vous le savez de décrire avec exactitude les faits parfois lointains, les faits dont seules quelques lignes nous restent en témoignage. Il faut alors, dans un travail d’historien, de paparazzi des archives, nous plonger dans des mondes inconnus, des mondes aux langues elles aussi inconnues, des mondes aux traditions qui nous emmènent loin de nos cultures, à la découverte de l’Est, à la découverte de l’Orient. Dans cet avant-dernier volet de notre série sur les Républiques socialistes soviétiques, c’est le Kirghizistan, dernier point de passage vers la Chine et sa Route de la soie qui nous servira d’étape. Avant-dernier caravansérail de nos pérégrinations footballistiques aux confins de l’Asie Centrale.
Chaque personne est un roman dont il est le propre héros. Tout a une fin et la seule chose qui passe est le temps, les rêves eux restent – Tchinguiz Aitmatov, plus grand écrivain kirghize.
La République socialiste soviétique kirghize fait partie de ses pays dont l’Histoire n’est pas la plus connue et la plus fournie. Une petite république entre steppes et montagnes encastrée entre ses géants voisins kazakhs et chinois du nord au sud. Une Histoire faite de caravanes, de traditions nomades, de déportations sommaires, de repeuplements caucasiens, de violences civiles. Aux portes de la Chine, vous avez certainement entendu parler du Kirghizistan pour une chose. Une tradition pour le moins brutale, celle du rapt de jeunes filles devant se marier de force avec des inconnus, qui fut l’objet de nombreux reportages en Europe. Ce n’est pas ce Kirghizistan que nous allons vous conter, ce n’est pas non plus la vision carte postale de ce petit pays fait de yourtes et de chevaux galopants dans les longues steppes qui nous intéresse aujourd’hui. Non, aujourd’hui c’est dans la capitale, Frunze (ancienne Bichkek) que vont se poser nos mots et nos déambulations.
Mikhail Vassilievitch Frunze, nom capital(e)
L’Homme qui donne son nom à la capitale kirghize jusqu’en 1992 et l’indépendance est Mikhail Frunze. Originaire de cette terre que l’on considère alors comme le Turkestan, il gravit à grands pas de bottes toutes les marches du pouvoir militaire bolchévique. Étudiant et révolutionnaire de la première heure, il est interdit de territoire russe et doit s’exiler pour continuer le combat après sa présence lors des évènements de janvier 1905. Il vit alors dans la clandestinité avant de rejoindre l’armée russe, sous pseudonyme, afin d’y propager la propagande bolchévique. C’est à Minsk qu’il se révèle en tant que chef de la milice civile lors de la révolution d’Octobre. Il est alors adoubé par Trotski et se voit donner le commandement des troupes orientales.
Il défait les troupes du Tsar en Ukraine et rentre victorieux de son périple à Moscou. Il est alors élu au Comité central. Dans une Russie post-révolutionnaire chaotique, il tance Lénine et Trotski sur leur vision trop restreinte de l’armée et invente la doctrine du prolétariat-militaire, qu’il veut professionnel et permanent. En 1924, Trotski tombé en disgrâce est remplacé par Mikhail Vassilievitch à la tête du commandement de l’Armée rouge. Lui, le révolutionnaire de toujours, fils d’immigrés moldaves, entreprend alors de grandes réformes dans l’institution pour la « professionnaliser ». Chaque soldat devant recevoir une éducation militaire correcte et de bonne facture, il s’acharne aussi à transformer en profondeur la logistique de cette armée désorganisée et porter le sujet de l’innovation militaire sur la table.
Et pourtant, en pleine grâce, il meurt des suites d’une opération chirurgicale à l’âge de 40 ans, en 1925. Il devient et reste le « père spirituel » de cette Armée rouge, qui fera ses preuves à travers toute l’Europe et l’Asie Centrale dans les décennies qui suivront. Mort accidentelle ou intentionnelle ? Personne ne le saura jamais, mais quoi qu’il en soit, ce militaire de talent, chef en avance sur son temps, laisse à la postérité sa doctrine, ses réformes et son nom entre les montagnes du Tian Shan et le lac Issyk Kul, dans cette ville d’Asie Centrale de quelque 30 000 âmes (en 1925), capitale de la République Socialiste Soviétique du Kirghizistan.
Du Kok Boru au football, de la culture nomade à la poigne culturelle soviétique
À Frunze comme dans tout le Kirghizistan, au début de l’ère soviétique, ce n’est pas le football qui attire les foules. La culture nomade prégnante d’un pays dans lequel les Caucasiens n’ont pas encore beaucoup immigré, les locaux se passionnent plus pour un tout autre sport. Ce sport si particulier est une sorte de Polo des steppes. Le Kok Boru. Cousin du Bouzkachi, c’est un Polo particulier des steppes d’Asie Centrale, car si les hommes sont eux aussi à cheval comme dans sa version européenne, ici en contrebas des chaînes de l’Ala-Too en revanche, on ne joue ni avec un maillet ni avec une balle. C’est la carcasse d’une belle chèvre sans tête qui est utilisée comme objet servant à marquer les points. Une carcasse que l’on se passe entre coéquipiers et qu’on s’arrache entre adversaires, le but étant de l’emmener dans un rectangle ou un cercle de chaque côté du terrain servant d’en-buts. À l’origine, il s’agissait de deux chaudrons (Kazan) qui étaient disposés d’un bout à l’autre d’un terrain de plus de 200 mètres de long et 90 de large. Ce « Polo des steppes » se joue à quatre contre quatre et demande une très bonne endurance. C’est un sport éprouvant et brutal, particulièrement physique tant pour les joueurs que leurs montures.
Durant toute la première partie de l’époque soviétique de la République, les championnats de Kok Boru rassemblent bien plus de participants et de spectateurs que les autres sports. Une bonne partie de la population kirghize étant nomade ou semi-nomade. Si l’urbanisation commence petit à petit dans le pays, les Kirghizes ne renient pas leurs traditions et si certains passent l’hiver dans les villes, ils se retrouvent le printemps arrivant à les quitter pour rejoindre les steppes. C’est l’immigration russe et caucasienne ainsi que le développement d’infrastructures qui changent petit à petit les habitudes nomades. Malgré tout, la tradition populaire des jeux nomades et du Kok Boru persiste. Et même si les championnats ne sont pas officialisés par les autorités soviétiques, les compétitions rassemblent en hordes les populations nomades venant du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan ou du Tadjikistan. Elles sont alors de grandes fêtes de la culture nomade rythmées au son des Komuz et des chanteurs-conteurs déclarant la gloire de Manas et ses épopées équestres. Une ambiance et une atmosphère très loin des grandes fêtes soviétiques et leurs marches à la gloire de l’Armée rouge et de la grandeur de la Russie. Le Kok Boru reste donc le sport populaire du pays, loin devant les autres.
Sous l’ère soviétique, cette culture devient petit à petit minoritaire. Dès les années 1930, le gouvernement de Moscou encourage de manière plus ou moins autoritaire l’émigration caucasienne vers Frunze et sa région. Des centaines de milliers d’immigrés venant des autres républiques soviétiques (principalement des Russes, des Tchétchènes et des Allemands de Sibérie) affluent alors vers le Kirghizistan. Pour faciliter leur « intégration », les autorités vantent les terres fertiles, la construction de nouvelles infrastructures modernes, ainsi qu’un climat bien plus agréable que dans certaines autres régions des différentes républiques satellites.
Les architectes soviétiques construisent alors une ville à l’image de la politique de Moscou. Les constructions à l’architecture régionale sont remplacées au fur et à mesure par des complexes à l’architecture typiquement soviétique. Grandes avenues, immeubles en pans de bétons préfabriqués, immenses places, etc. Le quartier de Rabochiy Gorodok (« Camp de Travail » en français) et son plan circulaire ou les longs immeubles-dortoirs formant des chaines de bétons gris en sont la parfaite illustration.
Un grand stade pour de petits résultats
En 50 ans, la population de la capitale de la République est multipliée par seize. De 36 000 personnes majoritairement kirghizes en 1925, Frunze atteint les 620 000 personnes dans les années 1980 avec une population à 80 % d’origine russe. Ce flux migratoire engendre des changements importants dans la culture kirghize, le folklore s’éloigne des villes et la culture soviétique prend place et s’enracine. Le Kok Boru est alors mis en sourdine par les autorités qui lui préfèrent un sport bien plus européen, civilisé et politisé : le football.
L’un des plus grands projets d’infrastructure est un stade aux dimensions absolument gigantesques pour le pays et qui voit le jour en 1941. Dans un style épileptoïde enrubanné par une piste d’athlétisme, le tout agrémenté de tribunes latérales hautes et d’un seul virage non couvert. Le Spartak Stadium sort de terre en seulement un an. Pouvant rassembler jusqu’à 20 000 personnes (rappelons que la population est alors de seulement 90 000 habitants), il fait figure de mastodonte dans le paysage de Frunze. Tous les clubs de la capitale jouent alors dans cet écrin de béton servant par ailleurs aux évènements et fêtes soviétiques en tous genres. Les clubs kirghizes sont loin, très loin d’être la tête de proue du football soviétique. Loin derrière l’Ukraine, la Géorgie, la Biélorussie ou même le Tadjikistan, ils sont la dernière roue du carrosse. La culture nomade y est pour beaucoup, c’est un sport qui a toujours été minoritaire, les jeunes Kirghizes ne s’intéressant pas au football, leur culture les amenant plus au Kok Boru et autres sports nomades. De plus, les joueurs russes qui viennent grossir les effectifs des quelques clubs kirghizes ne sont pas non plus les meilleurs des Républiques Socialistes Soviétiques.
Жеңил бар – Оор кел (Lumière sort du noir et revient richement parée) – Proverbe kirghiz
Dans ce marasme, un club sort tout de même un peu du lot. Il s’agit du Zenit Frunze, devenu Spartak Frunze en 1955 et qui garde le nom d’Alga Frunze jusqu’à l’indépendance du pays en 1992. Nous parlerons d’ailleurs des épopées, non pas de Manas, mais de l’Alga en championnats soviétiques plus en détail dans notre prochain article. Comme vous avez pu le constater, le football kirghiz ne va donc pas se développer de manière aussi exponentielle que la population de sa capitale, ses industries ou ses infrastructures. Et pourtant, comme un double pied de nez à l’Histoire, alors que le bloc communiste commence à se disloquer, le football kirghiz soviétique connaît certainement l’une des plus grandes heures de son football au crépuscule de la République Socialiste Soviétique. Cette heure de gloire récente est brève, certes, mais c’est toute l’Histoire de Frunze qui se résume dans cette heure et demie de football. Nous sommes le 22 mai 1990 et Frunze est pour la quatrième fois de son Histoire en seizième de finale de Coupe de l’URSS.
Aux bons souvenirs de Mikhail Frunze, du Dniepr sortira la lumière
Nous sommes un mardi, le printemps est à Frunze. Depuis un mois, le soleil plonge en rayons chauds et lumineux sur les façades austères de béton et de verres de la capitale de la République Socialiste Soviétique du Kirghizistan. Le Square Lénine vit au rythme des allées et venues des touristes venant admirer l’immense statue du leader de la nation, statue qui sera remplacée dans les années 2000 par celle de Manas chevauchant la steppe. La vie est calme et douce, les passants flânent dans les parcs ombragés par les chênes, des enfants jouent et s’arrosent dans les fontaines, les massifs montagneux se détachent dans le lointain sous une petite pellicule de poussière industrielle. Il fait très beau en ce 22 mai 1990, un jour qui appelle à s’évader dans le Parc Panfilov après le turbin et ainsi s’abandonner à la nature si proche et pourtant si lointaine des grandes et longues avenues qui grouillent. Mais en ce jour de printemps, en fin de journée, une clameur inhabituelle rompt la quiétude du Parc.
L’Alga Frunze rencontre le Dnipro Dnipropetrovsk en Coupe d’URSS. Les locaux ont éliminé les Tadjiks du Khatlon Bokhtar puis les Ouzbeks du Navbahor Namangan pour se hisser jusqu’aux seizièmes de finale. Les hommes de Boris Podkorytov, emmenés par leur capitaine historique après la retraite d’Almaz Chokmorov et légende nationale Nematzhan Zakirov font office de petits poucets. Le Dnipro est une montagne aussi grande que celle qui jouxte Frunze, le club ukrainien joue alors en première division soviétique alors que les Kirghizes végètent dans les divisions soviétiques inférieures. De plus, passer l’ogre ukrainien serait un exploit retentissant pour le foot kirghiz, le club de la capitale n’ayant jamais réussi à entrevoir les huitièmes de finale de la compétition. Éliminés sèchement à ce stade de la compétition lors de leurs grandes années, dont nous reparlerons demain, entre 1971 et 1973 par le Dinamo Kiev, le Zenit Leningrad et finalement l’Ararat Erevan.
Une foule de plus de 16 000 personnes est venue soutenir l’Alga pour ce match aller à domicile. Une affluence normale au pays du Kok Boru, qui a maintenant intégré le football comme principale discipline sportive du pays. Dans un stade baigné dans la chaude lumière de fin de journée, on se remémore les épopées de Manas en Asie Centrale et celles de Mikhail Frunze en Ukraine pour se donner du courage, on repense aux années dorées du club entre 1970 et 1980, le tout en buvant un Tchaï encore fumant juste avant que le match ne commence. Mais les supporters de l’Alga vont être cueillis à froid. Bien lancé dans la profondeur, Alexander Palyanitsa trompe Batraev et le Dnipro mène déjà d’un but après seulement dix minutes. Pourtant, quelques dizaines de minutes plus tard le prolifique milieu de l’Alga, Ruslan Adzhiev, égalise d’une frappe sur laquelle le gardien ukrainien ne peut rien. Le stade explose de joie, les oiseaux apeurés quittent en volées disparates le parc Panfilov en lisière du stade. L’Alga a marqué, face au grand Dnipro, oui l’exploit n’est plus très loin.
De retour des vestiaires, le match se tend, les Kirghizes peinent à mettre le pied sur le ballon et le Dnipro n’est pas loin, à plusieurs reprises, d’aggraver la marque. Les tacles se font plus sévères et au fur et à mesure, les locaux reprennent l’ascendant, Zhilkin puis Mamchur sont avertis côté ukrainien, dans les tribunes la pression est montée d’un cran, on fume pour oublier pendant que Podkorytov gesticule sur son banc pour faire monter son bloc. Nous déjà voilà rentrés dans les dix dernières minutes, la lumière du jour n’est plus, mais c’est une autre lumière qui vient éclairer le stade. À la 83e minute, Nemathzan Zakirov, le capitaine de l’Alga Frunze, d’un éclair de génie fusille Zhilkin, le gardien du Dnipro. La foule exulte, ses coéquipiers se ruent sur Zakirov, la transe est totale comme lorsque ces nomades des steppes célèbrent une victoire après une partie de Kok Boru. C’est une liesse immense, du jamais vu pour un match de football, qui s’empare tout entier du Spartak Stadium. L’Alga Frunze tel Mikhail Vassilievitch terrasse contre toute attente le (grand) club ukrainien du Dnipro Dnipropetrovsk.
Mais comme toutes les belles histoires n’ont pas forcément une belle fin, lors du match retour, les joueurs kirghizes vont se faire balayer par Dnipropetrovsk 4-0 et couler à pic dans le Dniepr. L’Alga n’a donc jamais atteint les seizièmes de finale de la Coupe d’URSS, mais l’espace d’un instant, d’un petit instant, le Kirghizistan du football a vibré et s’est exalté une dernière fois sous l’ère soviétique. Lui que l’on croyait endormi et cloîtré aux championnats de seconde zone a pu retrouver son lustre d’antan et envahir la rue de sa joie deux ans avant de ressortir au même endroit pour fêter son indépendance.
Par Mathieu Pecquenard
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Image à la une : © Dan Lundberg / Flickr.com
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