Si la défaite laisse souvent un goût amer, certaines victoires peuvent avoir de terribles conséquences. La victoire du FC Start Kyiv en est l’exemple le plus frappant. Parce que c’était le match à ne pas gagner. Le Match de la mort, comme il est désormais tenu de l’appeler. Ce match, les joueurs du FC Start ont tenu à le gagner malgré toutes les menaces. Ils l’ont payé de leur vie.
Nous sommes en 1941. Le 22 juin, l’Allemagne déclenche l’opération Barbarossa et envahit l’URSS. Le 19 septembre, la ville de Kyiv tombe. A cette époque, le Dynamo Kyiv, club omnisport créé par la police et le NKVD (ancêtre du KGB), participe depuis trois ans au championnat d’URSS, avec notamment une quatrième place dès sa première saison. Avec l’invasion allemande, le championnat 1941 est suspendu et les joueurs du club ukrainien prennent les armes et défendent la ville. Défaits et prisonniers, ils sont envoyés au camp de Darnitsa, où les Allemands rassemblent environ 600 000 soldats soviétiques prisonniers de guerre. Beaucoup sont fusillés ou déportés dans des camps de travail en Allemagne. Ceux considérés comme « inoffensifs » sont relâchés parmi la population occupée. C’est ainsi que Nikolai Trusevich, Oleksiy Klimenko, Ivan Kuzmenko, Nikolai Makhinya, Pavel Komarov, Makar Goncharenko, Fyodor Tyutchev, Mikhail Sviridovsky et Mikhail Putsin se retrouvent libres mais affamés et sans domicile dans une ville détruite par les bombardements. Le Dynamo, comme les autres équipes du championnat, est dissout.
Le FC Start Kyiv, synonyme d’espoir
- Ancien gardien de but du Dynamo Kyiv, Nikolai Trusevich rencontre peu après sa libération Jozef Kordik. Tchèque originaire de Moravie, Kordik est pour les Nazis un Folksdeutsche, un étranger d’origine allemande. Des origines qui lui valent son poste de directeur de la Boulangerie N°3 de la ville. Grand supporter du Dynamo, il offre un emploi à Trusevich et lui propose de créer une équipe de football qui rassemblerait ses anciens coéquipiers. C’est ainsi qu’au printemps 1942, Trusevich part à la recherche des survivants du Dynamo. Le premier retrouvé est l’ailier Makar Goncharenko. En quelques semaines, les différents contacts se renouent et rassemblent huit joueurs du Dynamo (Nikolai Trusevych, Mikhail Svyridovskiy, Nykolai Korotkykh, Oleksiy Klimenko, Fedir Tyutchev, Mikhail Putistin, Ivan Kuzmenko et Makar Goncharenko) et trois du Lokomotiv Kyiv (Vladimir Balakin, Vasil Sukharev et Mikhail Melnyk). Le FC Start est né.
L’équipe choisit son nom en signe de nouveau départ. Son équipement ressemble à celui de l’équipe nationale soviétique: maillot et chaussettes rouges et short blanc. Non pas pour ressembler à l’équipe nationale, mais parce que ce sont les seuls équipements retrouvés par Trusevich et Pustin, dans les ruines d’une usine. Le FC Start joue son premier match le 7 juin 1942 contre le Rukh Kyiv, équipe détenue par Georgi Shvetsov, ancien footballeur proche des Nazis qui est également le dirigeant de la ligue organisant les matchs. Une ligue que les joueurs du FC Start ont hésité à rejoindre. Pour certains, participer à la ligue de Shvetsov équivaut à collaborer avec les Nazis, qui cherchent à réintroduire une certaine « normalité » en ville. D’autres pensent que jouer peut aider à remonter le moral des habitants. La décision de jouer est finalement prise. Selon la légende, Trusevich voit dans la couleur du maillot de son équipe un signe. Elle est « la couleur de notre drapeau. Les Fascistes devraient savoir que cette couleur ne peut être vaincue. » Le FC Start ne sera jamais vaincu.
Son premier match se solde par une victoire 7-2. S’ensuit un match contre le Sport, une autre équipe ukrainienne, remporté 8-2. Mais Trusevich et ses équipiers ne rencontrent pas que des équipes locales. Ils disputent également une série de matchs contre différentes équipes de soldats étrangers des forces d’occupation. Avec un succès indiscutable. Le 21 juin, le FC Start bat une garnison hongroise 6-2. Le 28 juin, victoire 7-1 contre l’équipe d’une unité d’artillerie allemande. Puis 11-0 contre la garnison roumaine le 5 juillet. 9-1 le 12 juillet contre une équipe de travailleurs allemands des chemins de fer. 6-0 le 17 juin contre une équipe allemande intuitivement dénommée PSG. 5-1 le 19 juillet contre le MSC WAL, une équipe hongroise. 3-2, la victoire la plus serrée, le 26 juillet contre le GK Szero, une autre équipe hongroise. Enfin, le 6 août, le FC Start rencontre la Flakelf, l’équipe de la Luftwaffe. Les Allemands suggèrent à leurs adversaires du jour de ne pas gagner le match. Une défaite ne serait pas bonne pour le moral des aviateurs du IIIe Reich face une équipe de locaux vaincus et conquis. Les Ukrainiens s’imposent 5-1.
Le FC Start offre une revanche à la Luftwaffe
L’occupant nazi voit d’un mauvais œil cette série de victoires écrasantes, surtout quand la Luftwaffe fait partie des battus. Craignant que les victoires de « l’équipe des boulangers » n’inspire les Ukrainiens et sape le moral des troupes d’occupation, la Flakelf demande une revanche, que les Ukrainiens acceptent.
C’est ainsi que le 9 août 1942 se joue au Stade Zenit, où s’entraîne habituellement le FC Start, un match sous haute surveillance. Ce n’est plus un simple match. La ville est recouverte d’affiches. La police et les troupes allemandes d’occupation viennent en nombre dans et autour du stade. Souhaitant voir le FC Start perdre devant des milliers de ses compatriotes, les Allemands ont rempli le stade par la force. Et entrepris de menacer les joueurs avant le coup d’envoi.
Un officier SS est désigné arbitre du match. Alors que les joueurs ukrainiens se préparent, il vient les voir dans leur vestiaire et, dans un russe parfait, se présente, leur demande de respecter les règles du jeu et surtout de saluer leurs adversaires «à notre manière». «Notre manière» désignant le salut nazi. Au départ de l’arbitre succède un silence froid. Tous sont conscients des graves conséquences de ce match. Par peur, certains suggèrent une évasion en masse, d’autres de simplement perdre le match. Selon certaines sources, une délégation roumaine serait alors entrée dans le vestiaire, déposant une corbeille de fruits et leurs souhaits de victoire. Les joueurs du FC Start décident en fin de compte de jouer le match, et de le gagner.
A leur entrée sur le terrain, les joueurs de la Flakelf tendent le bras droit et crient «Heil Hitler». En réponse, les joueurs ukrainiens refusent de faire le salut nazi à leurs adversaires ainsi qu’aux gradés présents dans les tribunes, mettent la main sur le cœur et crient «Da zdravstvuyet sport» – (Vive le sport) un slogan soviétique à la gloire du sport que presque tout le stade crie à la suite de l’équipe. Les choses sont explicites des deux côtés, le match peut commencer.
Et comme on pouvait le prévoir, il commence durement pour les Ukrainiens. L’arbitre est aveugle devant les fautes grossières commises par les joueurs de la Flakelf, qui mettent rapidement la pression sur le gardien Trusevich. Après plusieurs gros contacts physiques, Trusevich est frappé à la tête par un adversaire. La Flakelf ouvre le score sur cette action, alors que le capitaine du FC Start est encore au sol, inconscient. Alors que ce dernier reprend doucement ses esprits, le jeu reprend et la Flakelf joue toujours plus dur. Sous la bienveillance de l’arbitre, les aviateurs allemands multiplient tirages de maillots, charges dans le dos et tacles par derrière, semblant plus intéressés par l’adversaire que par le ballon. Un adversaire qui ne baisse pas les bras. Sur un coup-franc anodin accordé par l’arbitre, Kuzmenko marque d’une puissante frappe lointaine. Sur la remise en jeu, l’ailier Goncharenko récupère le ballon, dribble toute la défense allemande et donne l’avantage aux siens. A la pause, la Flakelf est menée 3 buts à 1.
Avec un tel déroulement des événements, la mi-temps est évidemment prétexte à de nouvelles intrusions et menaces. Le premier à entrer dans le vestiaire ukrainien est Shvetsov, qui suggère aux joueurs de laisser filer le match. Il est immédiatement suivi d’un officier SS qui, bien qu’il avoue que les Allemands sont impressionnés par leur talent, leur demande de ne pas gagner le match et de penser aux conséquences que pourrait avoir une victoire. Les joueurs allemands sont eux aussi mis sous pression. « C’est un match spécial que vous devez gagner pour prouver la supériorité de la race aryenne » leur est-il sermonné.
Mais les joueurs de Kyiv ne faiblissent pas. Chaque équipe marque deux buts dans cette seconde période et le FC Start mène 5-3. Le match arrive à son terme lorsque le défenseur Klimenko prend le ballon, bat toute la défense allemande, contourne le gardien puis, devant la ligne de but, se retourne et propulse le ballon vers le rond central. C’est l’humiliation. L’arbitre siffle la fin du match sur-le-champ. Avant même la fin du temps réglementaire.
Arrêtés par la Gestapo, déportés, fusillés et représailles soviétiques
Une semaine plus tard, le 16 août, le FC Start se présente une fois sur le terrain, contre le Rukh Kyiv, son tout premier adversaire. L’équipe de Trusevich s’impose encore plus largement que lors de leur première confrontation: 8-0. Mais cette date reste sombre pour l’équipe. C’est celle de leur dernier match. Ses joueurs sont arrêtés peu après par la Gestapo, au motif qu’ils seraient membres du NKVD. L’un d’eux, Nykolai Korotkykh, membre du Parti Communiste, meurt sous la torture. Les Allemands avaient effectivement trouvé chez lui une photo de lui avec l’uniforme du NKVD. Trusevich, Klimenko et Putistin sont arrêtés le 18 août dans leur boulangerie, et interrogés pendant 23 jours par la Gestapo avant d’être envoyés au camp de travail de Syrets, situé à Bobi Yar, près de Kyiv. Huit d’entre eux y seront déportés au total. Oleksiy Klimenko, Ivan Kuzmenko et Nikolai Trusevych y sont exécutés en février 1943. La légende veut qu’au moment de son exécution, Trusevich se serait levé et aurait crié: « Le sport rouge ne mourra jamais !»
Cet épisode – qui a ensuite inspiré le cinéma, avec « A nous la victoire » réunissant Sylvester Stallone, Bobby Moore et Pelé – a tout d’abord été utilisé par la propagande communiste soviétique. Le 16 novembre 1943, le journal Izvestiya est le premier à relater l’exécution des joueurs par les Allemands, sans que le match en lui-même ne soit mentionné. Le nom de « Match de la mort » est trouvé par la propagande soviétique en 1958, lorsque Petro Severov publie l’article « Le Dernier Duel » dans le journal Evening Kyiv. L’année suivante, Severov et Naum Khalemsky publient un livre relatant l’histoire du FC Start et sa lutte contre l’occupant nazi. Les mémoires de Makar Goncharenko sortent dans la foulée. Deux films sortent également sur les écrans soviétiques en 1964, Troisième mi-temps (Mosfilm, 1964) et Le match de la mort. C’est le début de la «romantisation» de l’histoire, avec ses exagérations, notamment celle affirmant que les joueurs avaient été arrêtés et exécutés dès la fin du match contre la Flakelf.
En réalité, seuls quatre d’entre eux sont exécutés par les Allemands. Les autres meurent de faim, de froid ou de maladie et seuls trois voient la fin de la Deuxième guerre mondiale. Tous sont néanmoins portés en héros de la nation. Une statue en leur honneur est érigée à l’entrée du stade Zenit en 1971, stade qui est renommé Start Stadium en 1981.
Ce qui est également vrai, c’est que les Soviétiques ont par la suite tenu à rendre la pareille aux Allemands. Lorsque l’Armée Rouge entre dans Nuremberg à la fin de la guerre, Staline en personne ordonne l’exécution par pendaison d’un officiel et de plusieurs joueurs du 1. FC Nuremberg, ainsi que la démolition de tous les bâtiments appartenant au club. Vrai aussi que des actions en justice ont ensuite été lancées pour que les familles obtiennent réparation. Elles ont pris fin en 2005, lorsque le tribunal de Hambourg a jugé qu’il n’existait aucune preuve certifiant que les joueurs du FC Start avaient été exécutés à cause de leurs victoires obtenues contre la Flakelf. Reste la légende.
Pierre-Julien Pera
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