En ce 9 mai, la Russie commémore la victoire de l’Union Soviétique sur l’Allemagne nazie. Grand défilé militaire sur la Place Rouge, hommages divers en l’honneur des vétérans de la « Grande Guerre Patriotique » à travers le pays, ce jour est particulier pour les Russes. Avec 26 millions de victimes (14% de la population), civils et militaires confondus, l’Union Soviétique a payé un lourd tribut. Durant cette période (juin 1941 – mai 1945 pour la Russie), il est difficilement concevable d’imaginer les Soviétiques se divertir en allant voir un match de football ou en écoutant à la radio les commentaires de match. Et pourtant, malgré les bombes, les pertes humaines quotidiennes, la nécessité de se battre ou de travailler dans les usines, des hommes ont continué à jouer au football. Les spectateurs étaient peu nombreux certes, mais le fait d’avoir un événement banal dans un contexte difficile permettait à la population de tenir moralement et montrait à l’ennemi que malgré les combats, les Soviétiques continuaient de vivre.

En ce jour de mémoire, cet article rend hommage à ces hommes qui ont contribué à donner un brin de plaisir durant la pire période de l’Histoire.

Le football et l’Opération Barbarossa

En ce Dimanche 22 juin 1941, trois rencontres de Championnat d’URSS sont au programme, deux à Leningrad (Saint-Pétersbourg) et une à Kiev entre le Dynamo Kiev et le club de l’Armée Rouge, le CSKA. Ce dernier match est particulièrement attendu, représentant l’inauguration du stade républicain (actuellement Olimpiyskiy Stadium), nommé en l’honneur du Premier Secrétaire du Parti Communiste ukrainien, Nikita Khrushchev.

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Billet pour le match du 22 juin 1941 Spartak Leningrad-Spartak Moscou | © fanat1k.ru

Le lancement de l’Opération Barbarossa par les troupes allemandes au matin du 22 juin change radicalement les choses, obligeant les autorités à annuler l’ensemble des confrontations. Il n’est plus question de football. Le match inaugural est annulé, Kiev étant bombardée par la Luftwaffe dès le premier jour des hostilités.

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© shotinthedark.info

Le match a tout de même lieu trois ans plus tard, le 25 juin 1944. Les spectateurs qui avaient acheté et conservé leur billet en 1941 et qui survécurent à la guerre purent finalement assister au match. Le club de l’Armée Rouge ne fait q’une bouchée d’un effectif du Dynamo Kiev amoindri par les années de guerre sur le score de 4-0. Malgré l’Opération Barbarossa, deux matchs ont tout de même lieu le surlendemain à Stalino (Donetsk) entre le Stakhanovets et le Traktor Stalingrad (2-3) et à Tbilissi (Géorgie) entre le Dinamo Tbilissi et celui de Leningrad (3-2). Après cela, la saison 1941 est définitivement terminée tandis que le Championnat d’URSS ne reprend qu’à partir de 1945. Quant aux joueurs, nombreux sont ceux qui sont appelés à servir de différentes manières. Les joueurs du Spartak Leningrad se portent volontaires dès les premiers jours de la Guerre et sont envoyés au front. Ceux du Dinamo Leningrad restent sur place et participent à la défense de la ville. Ceux du Zenit Leningrad sont évacués avec leur famille à Kazan et travaillent jusqu’à 12 ou 14 heures par jour dans les usines.

Joueurs du Dinamo Leningrad (de g à d: V. Ivanov, K. Belikov, V. Ermakov, F. Gusiev) | © sports.ru

Il est à noter que peu de grands joueurs ont pris part aux combats, les autorités soviétiques ayant tout fait pour protéger leurs meilleurs athlètes. Les joueurs du club de l’Armée Rouge ne sont pas envoyés au front mais participent à l’évacuation des trésors d’Etat des zones bientôt contrôlées par les Allemands. Pour ceux qui n’étaient pas officiers mais qui avaient une éducation secondaire, on les envoie dans des écoles militaires, recevant ainsi le grade de lieutenant. De nombreux joueurs utilisent cette méthode afin d’éviter le front, donnant ainsi le surnom au club de l’Armée Rouge d’ « équipe des lieutenants. »

Pour les joueurs qui évoluent dans les autres clubs moscovites, nombreux sont ceux qui connaissent le front. C’est le cas des joueurs du Spartak Moscou tels que Anatoli Velitchkin et Stepan Kustylkin qui meurent au combat. D’autres comme Ivan Fillipov, Piotr Popov et Vladislav Zhmelkov combattent jusqu’à la victoire. On peut encore citer des joueurs du Torpedo Moscou comme Nikolaï Seniukov et Boris Yakovliev qui participent à de nombreuses batailles et sont blessés puis, par la suite, décorés de l’Ordre de la Guerre Patriotique de 2ème classe.

Le football à Moscou

Le Championnat d’URSS annulé, le football continue tout de même de vivre dans une ville soviétique : Moscou. En effet, la décision fut prise de disputer un championnat moscovite et la coupe de Moscou à partir de 1941, perdurant la pratique du football malgré l’avance quotidienne des Allemands vers la capitale.

Le Championnat de Moscou se compose de 8 équipes. Ces équipes sont liées à des usines dans lesquelles évoluent de nombreux footballeurs dispatchés au début de la guerre. Certains ex footballeurs du Spartak tels que Glazkov, N guliaev, Kornilov se sont retrouvés à évoluer pour le compte du Zenit Moscou (usine numéro 58) ou encore des Leontiev, N Isaev, Klimov pour le compte du Krylia Sovetov (usine numéro 45). Les joueurs du Torpedo évoluent eux pour une usine automobile ZIL. Seuls les joueurs du Dinamo Moscou continuent de jouer pour leurs anciennes couleurs. Il est à noter que le CDKA ne participera au championnat moscovite qu’à partir de 1943.

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CDKA 1943 | © cska-games.ru

Les scores fleuves enregistrés durant la compétition reflètent cette « sélection » des joueurs par les gros clubs (Dinamo – Krasnaya Roza 20-0, Torpedo – Start Moscou 10-0, Dinamo – Start Moscou 21-2). Même le Spartak, pourtant puissant avant la guerre, ne peut pas  empêcher le départ des bons joueurs et, par conséquent, les grosses défaites (Spartak – Torpedo 0-6).

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Ainsi, malgré la situation critique de l’Armée rouge devant la blitzkrieg de l’Armée allemande, le Championnat continue d’exister. Cependant, la dernière journée de championnat prévu mi-octobre ne peut se dérouler, les Allemands se trouvant à 100 kilomètres de la capitale le 13 octobre (Les Allemands atteindront début décembre Khimki, à huit kilomètres du Kremlin).

La Coupe de Moscou 1941, elle, peut se dérouler jusqu’à son terme et est remportée le 1er Septembre 1941 par le Dinamo Moscou contre une usine du nom de Frunze sur le score de 8-0. La bataille de Moscou se termine en janvier 1942 après la contre-offensive soviétique qui repousse les forces allemandes à plus d’une centaine de kilomètres de la capitale.

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© footballfacts.ru

Trois mois de répit et le championnat de Moscou redémarre en avril 1942 sous la forme de deux championnats en un seul tour, l’un au printemps gagné par le Dinamo Moscou, l’autre en automne remporté par le Spartak. En 1943, le championnat reprend la forme à deux tours et c’est le CDKA qui remporte le championnat 1943 et le Torpedo le championnat 1944.

Spartak- CDKA 12 Septembre 1943 | © redwhite.ru

Ce sont d’ailleurs ces deux équipes qui s’affrontent lors de la finale de la Coupe de Moscou 1943. Un match à rebondissements qui voit le Torpedo battre CDKA 6-4. Ces deux équipes possèdent alors des joueurs talent comme G. Fedotov et Alex Grinine côté CDKA ou Ponomarev, l’un des meilleurs buteurs de l’histoire du Torpedo. L’équipe automobile fera de même en 1944 face au Dinamo Moscou sur le score de 5-4.

Les Soviétiques marchent alors sur Berlin et plus rien n’empêche le Championnat d’URSS de reprendre ses droits en 1945. Le football a survécu durant ces terribles années. Il fut surtout un objet de propagande destiné à améliorer le moral du peuple, des combattants et à prouver aux ennemis que malgré la souffrance, les Soviétiques restent debout.

Un match de légende en plein siège de Leningrad

Cette propagande trouve tout son intérêt durant le Siège de Leningrad. Commencé le 8 septembre 1941, le blocus de la ville par les forces allemandes dure près de 900 jours, entraînant la mort d’1 800 000 Soviétiques, dont plus d’un million de civils, la plupart de faim.

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Mai 1942, Leningrad est encerclée depuis déjà huit mois. Il est décidé d’organiser un match de football le 6 mai afin de montrer aux habitants que la ville n’est pas encore détruite et que malgré les bombardements, la famine et les morts, Leningrad survit. La rencontre doit opposer le Dinamo Leningrad au Zenit Leningrad mais la plupart des joueurs du Zenit ont été évacués vers Kazan. Une équipe composée des joueurs du Zenit Leningrad encore sur place et du Spartak Leningrad est donc formée. Rassembler les joueurs n’est pas chose facile. En ce qui concerne le Dinamo Leningrad, certains joueurs se trouvent dans la milice, d‘autres à des postes avancés dans le dispositif de défense.

Le match a lieu sur le terrain d’appoint du stade Dinamo sur l’île Krestovsky, le stade principal étant détruit par les explosions d’obus et le stade d’entrainement servant de potager. Comme on peut l’imaginer, peu de spectateurs sont présents, les tribunes sont principalement garnies de blessés soignés dans l’hôpital d’à côté ou des travailleurs de l’usine « Volcan » en pause. Le match se déroule en deux mi-temps de 30 minutes. Il faut dire que les joueurs, comme tous les habitants, souffraient de malnutrition et se trouvaient dans une condition physique difficile, sans entrainement.

L’un des joueurs raconta qu’après avoir joué un ballon de la tête, il tomba et ne put se relever qu’avec l’aide d’un autre joueur. La première mi-temps fut donc compliquée et sans but. Ce n’est qu’en deuxième période que le Dinamo trouva la force de marquer pas moins de six buts. Il faut dire qu’en face, un défenseur avait joué le rôle de gardien, faute de mieux. Exploit fantastique de la part de ces 22 joueurs. Ils remirent ça le 7 juin 1942. Sur ce deuxième match, il existe peu d’informations.

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Le stade Dinamo Leningrad

Par la suite, les acteurs de ces deux matchs de légende furent évacués vers Moscou et purent effectuer des matchs amicaux contre le Dinamo Moscou et le Spartak Moscou. Les joueurs du Dinamo ont aussi réalisé une série de matchs amicaux à travers l’URSS (Gorki, Kazan, Omsk, Novossibirsk, Alma Ata). Ils purent reprendre la compétition lors de la reprise du Championnat d’URSS en 1945.

Match « Dans les ruines de Stalingrad »

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Stalingrad | © armycarus.do.am

On omet souvent ce match mais il est aussi caractéristique de la volonté des autorités de faire du football un événement synonyme de retour à la normalité. Premier événement sportif de l’après Bataille de Stalingrad, ce match oppose le Spartak Moscou au Dinamo Stalingrad (composé aussi de joueurs du Tractor Leningrad) le 2 mai 1943.

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Plaque commémorative en mémoire de ces deux matchs durant le siège de Leningrad érigée devant le stade Dinamo depuis 1991. | © sports.ru

Dans une ville en ruine qui vient tout juste d’être libérée après des combats meurtriers, le match se déroule dans le stade Azot, seul stade encore utilisable qui a échappé aux bombes, dans lequel on construit à la hâte une tribune pouvant accueillir 3 000 personnes. Les hommes du Dinamo purent s’entraîner quotidiennement deux semaines durant avant le match afin d’avoir une condition physique correcte. Konstantin Belikov se souvient de la préparation: « Les joueurs se cherchaient les uns les autres à travers la ville. Où trouver l’équipement? J’avais par exemple des chaussures qui attendaient avec impatience à la maison. Nous avons commencé à nous entraîner. Le temps était compté. Seulement deux semaines pour se préparer, mais tous les jours… Nous avons amélioré notre régime alimentaire: porridge et hareng. C’était difficile bien sûr de s’entraîner. Nous avons trouvé la force. Le football quoi! » Quant aux hommes du Spartak, ils réussirent malgré l’aviation ennemie à atterrir à Stalingrad le jour même du match.

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© fanat1k.ru

Le match se déroule finalement devant 10 000 spectateurs. Le Dinamo marque le but de la victoire à la 39ème mais il est clair que le sportif était au second plan. Stalingrad avait retrouvé le bonheur de voir un match de football après des mois de combat. Une victoire de plus. Ce match eut une reconnaissance internationale. Le journal Times a écrit: « Stalingrad surprend à nouveau le Monde. Si les Russes peuvent jouer au football à Stalingrad, c’est la preuve qu’ils sont confiants en l’avenir… » En 1983, 40 ans après l’événement, les vétérans du Spartak se retrouvèrent à nouveau à Volgograd (anciennement Stalingrad).

Le football sous l’occupation

Des matchs de légende, il y en a eu aussi dans les pays occupés par les forces allemandes. Comment ne pas évoquer le « Match de la mort » à Kyiv. Dans une Ukraine occupée et opprimée, d’anciens joueurs du Dinamo Kyiv (Nikolai Trusevich, (gardien de but du Dinamo Kyiv), Makar Goncharenko (meilleur buteur du Championnat Soviétique 1938), Mikhail Svyridovskiy, Nykolai Korotkykh, Oleksiy Klimenko, Fedir Tyutchev, Mikhail Putistin, Ivan Kuzmenko) et du Lokomotiv Kyiv (Vladimir Balakin, Vasil Sukharev et Mikhail Melnyk) reforment une équipe qu’ils nomment FC Start Kyiv, comme un nouveau départ dans un contexte qui semble peu propice aux espoirs. Et pourtant, c’est en jouant au football qu’ils vont résister. Affrontant des équipes composées de soldats étrangers des forces d’occupation, les victoires se succèdent. Et ce n’est pas la Flakelf, l’équipe de la Luftwaffe, qui va leur passer l’envie de gagner. Lors de leur première rencontre, le FC Start s’impose 5-1. Défaite mal vue par les Allemands qui, vexés, demandent une revanche que les Ukrainiens acceptent.


Lire aussi : FC Start Kyiv, la victoire et la mort


Ce deuxième match n’a plus rien de sportif. Le 9 août 1942, dans un contexte difficile, les joueurs du FC Start doivent se douter que battre à nouveau les Allemands aura de terribles conséquences. Et pourtant, malgré un officier SS désigné comme arbitre du match, des pressions et des menaces avant le match et durant la mi-temps pour les inciter à laisser tomber, les Ukrainiens ne lâchent rien et préfèrent affronter les difficultés de l’après victoire plutôt que le déshonneur de la défaite. Score final 6-3. Après un dernier match qu’ils remportent largement 8-0, ce qui devait arriver arriva. Les joueurs furent arrêtés par la Gestapo au motif d’appartenir au NKVD. Ils seront soit morts sous la torture, soit en déportation, soit exécutés. Seuls trois d’entre eux survivront à la guerre. La propagande soviétique s’est emparée de l’événement et les exagérations sont apparues faisant du match un mélange de vérité et de légende.

Le football est un moyen de s’échapper des situations les plus tragiques, ne serait-ce que durant 90 minutes. Des minutes durant lesquelles onze mecs font le vide et donnent tout sur un terrain pour leur pays, pour l’honneur. La possibilité de pouvoir prouver les talents d’une nation face à un occupant qui les a battus les armes à la main. Pas de tank ni d’avion. Juste un ballon rond.

Mais c’était aussi et tout simplement un plaisir. Dans un reportage, un ancien détenu politique gallois prisonnier à Auschwitz racontait que tous les dimanches, ils avaient la possibilité de jouer au football. « Dans de telles conditions, c’était un réel plaisir de jouer au football. »

Vincent Tanguy


Image à la une : © cska-games.ru

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