Il est des entraîneurs associés éternellement à un club, à ses succès et à la construction de son prestige : Guy Roux à l’AJ Auxerre, Alex Ferguson à Manchester United. Mais dans cette nuée d’entraîneurs prestigieux, Bernd Schröder est sans doute encore un cran au-dessus, car il a tout simplement construit un club de bout en bout, en l’occurrence le Turbine Potsdam. Retour sur la carrière et l’oeuvre d’un des bâtisseurs du football féminin est-allemand.

16 mai 2016, Brême, annexe du stade Weserstadion. Bernd Schröder se lève de son banc et vient saluer chacune de ses joueuses. Nous sommes un lundi de Pentecôte et une poignée de fidèle du SV Werder Bremen applaudit une dernière fois ses joueuses, assurées d’être reléguées, qui encaisseront cet après-midi une nouvelle raclée, punies 4 – 1 par un Turbine Potsdam qui termine à une anonyme 7ème place.

En dehors de ce match anonyme de Frauen Bundesliga, c’est une page d’histoire du football féminin allemand qui se tourne ce jour là. L’entraineur du Turbine, Bernd Schröder, officie en effet pour son dernier match à la tête de son équipe, après… 45 ans de services.

Un mystérieux message et le début d’une aventure

Retour en 1970, à Potsdam, en République démocratique allemande. Dans les locaux de l’entreprise d’énergie locale, la fête bat son plein à l’occasion du réveillon du Nouvel An. Un jeune ingénieur de 28 ans, gardien de but à ses heures perdues, discute football avec ses collègues. Discussion classique dans un contexte un tant soit peu détendu.

Mais la conversation va prendre un sens nouveau. Il paraîtrait qu’une équipe de football féminin pourrait se monter sous l’égide de la société, et celle-ci rechercherait un entraîneur. Une mauvaise blague qui fait bien rire certains hommes, ce qui a le don d’énerver les collègues femmes de Schröder. Cependant, l’idée reste dans la tête de ce dernier et, quelques jours plus tard, il remarque une annonce sur le tableau de la salle commune.

Création d’une équipe de football féminine. Personnes intéressés se signaler à la réunion préparatoire le 3 mars 1971, club-house Walter Junker.

Schröder se rend donc à cette fameuse réunion et en ressort entraîneur de la toute nouvelle section du BSG Turbine Potsdam. 45 ans après, il l’avoue lui-même, il ne sait plus vraiment ce qui l’a poussé à accepter cette folle mission, en tout cas se rappelle-t-il seulement qu’il pensait surtout profiter du buffet…

Les fondations

Le grand ingénieur (1,95 m) n’était en aucun cas programmé pour devenir entraîneur. Né en pleine Seconde Guerre mondiale (1942) à Lübeck, il fait partie de la génération ayant vécu les « années zéro » et la reconstruction d’une Allemagne en ruine et bientôt divisée. Mécanicien de formation, il montre des aptitudes au poste de gardien de but et joue même quelques matchs avec le Lok Leipzig autour de ses 18 ans. Il obtient ensuite le droit de passer des diplômes en sciences minières de la Bergakademie Freiberg, ce qui lui assure ainsi un poste dans l’entreprise d’énergie locale au sein de la RDA.

Peu importe qu’il n’ait jamais dirigé un entraînement de football, de toute façon la section masculine du BSG Turbine Potsdam n’a jamais fait mieux que le niveau régional du football est-allemand, Bernd Schröder est laissé assez libre dans l’organisation de sa nouvelle équipe. Avec un certain succès. Il faut en effet attendre le 13e match officiel du Turbine pour enregistrer la première défaite des filles de l’usine VEB.


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Méthodique, rigoureux, marchant à la parole donnée et à la poignée de main, il ne tarde pas à monter une équipe compétitive, n’hésitant pas à démarcher des joueuses d’autres équipes, leur promettant un poste dans l’entreprise. Profitant d’un système du sport est-allemand très développé, il se rabat également sur des athlètes recalées dans leurs disciplines pour les reconvertir en footballeuses.

« Ne nous leurrons pas. Il y a le concept de paresse sociale, de repos social. Une équipe est le lieu de refuge des faibles. Il y aura toujours des membres d’une équipe qui feront progresser les autres. Je dis toujours que vous pouvez reconnaître le caractère d’une personne dans un sport d’équipe. Si vous avez des joueurs devant vous, oubliez les centres d’évaluation ou les jeux de rôle. Il suffit de diviser les candidats en deux groupes et de placer une balle au milieu. Il ne s’agit pas de qualité, mais de volonté. »

Die Zeit

Il faut néanmoins attendre l’année 1972 pour voir le premier championnat local dans lequel sera engagé le Turbine Potsdam, et l’année 1979 pour le premier championnat, ou plutôt tournoi réunissant les meilleures équipes de RDA. Non qualifié pour les deux premières éditions, Bernd Schröder se trouve en situation délicate. Bien que le football féminin n’en soit qu’à ses balbutiements, l’entreprise qui embauche Schröder compte sur un succès pour faire durer l’aventure.

Message reçu, Bernd Schröder concocte un plan d’entraînement de cinq séances par semaine et un camp d’entraînement au bord de la mer Baltique, des conditions idéales pour des joueuses baignant jusque-là dans l’amateurisme le plus total. Cette fois-ci, le succès est au rendez-vous, le Turbine termine invaincu et remporte son premier championnat de RDA. Le premier ? Oui, car ensuite le cycle de victoires ne s’arrête plus. Jusqu’en 1991, soit onze saisons, le club de Potsdam récolte pas moins de six championnats, termine deux fois second et trois fois troisième.

Les honneurs du socialisme et les déboires du capitalisme… ou l’inverse

Suite à son premier succès en 1981, Bernd Schröder reçoit la récompense d’ « activiste du travail socialiste ». Néanmoins, son activisme, justement, ne fait pas que des heureux. Voyant son équipe grandir et dominer son championnat, Bernd Schröder estime nécessaire de se mesurer à d’autres formations, étrangères cette fois-ci.

Problème, nous sommes encore en RDA dans les années 1980, et les contacts avec les autres pays, même pour du football, sont très restreints. Sauf parfois avec les pays du bloc socialiste. Invité à un tournoi en Hongrie, Schröder demande alors en douce aux organisateurs de changer le nom des équipes qualifiées. Exit Landhaus Wien et Dinamo Zagreb (la Yougoslavie étant un pays socialiste mais non aligné), voilà un tournoi qui propose d’affronter le Levski Sofia et le Sparta Prague.

Die Zeit – Ronny Hartmann – Getty Images

Malheureusement, voyage à l’étranger signifie voyage « organisé » et sous la surveillance d’agents de la Stasi. Sur place, impossible de cacher à l’agent qui les accompagne les vraies équipes affrontées. Premier avertissement avec une interdiction de voyage à l’étranger d’un an. Qu’importe pour Schröder, avant un prochain tournoi en Pologne il s’occupe lui-même de falsifier les noms des participantes. Pour les mêmes conséquences, l’équipe est définitivement bannie de tout voyage à l’étranger.

Mais les années 1980 défilent et la fin approche doucement pour la République est-allemande. Dans le même temps, la RFA a développé son football féminin depuis plusieurs années et organise même le championnat d’Europe féminin en 1989, qu’elle remporte. En conséquence, les autorités du football est-allemand estiment qu’il est temps de « redonner une reconnaissance au football féminin. » Et chargent deux entraîneurs de monter une sélection de football féminin est-allemand, ce qui n’avait encore jamais été fait.

On retrouve donc Dietman Männel du Rotation Schlema et, bien entendu, Bernd Schröder pour le Turbine Potsdam. Le tout débouche sur le premier match de la sélection de football féminine est-allemande. Le 9 mai 1990, à Potsdam, la RDA s’incline logiquement face à la Tchécoslovaquie (3-0). Une première rencontre qui est aussi la dernière. Six mois plus tard, le mur de Berlin tombe.

« Le langage du succès est approximatif, » surtout dans un monde nouveau

La chute du mur de Berlin a des conséquences irréversibles sur le football est-allemand, et a fortiori le football féminin. L’entreprise d’électricité VEB, propriétaire et sponsor du Turbine Potsdam est en grande difficulté financière et se retrouve contrainte de vendre le club. Après avoir continué à assurer son poste les deux premières saisons, Schröder laisse pour la première fois le poste d’entraineur en 1992. Bénévole et salarié de VEB depuis toujours, il reprend à plein temps un poste de manager, menant une équipe de 200 personnes, tout en restant dirigeant du club.

Les premières années, le Turbine Potsdam fait face aux difficultés financières de nombre de clubs est-allemand après la réunification, se maintenant difficilement en Bundesliga. En 1997, un nouveau coup de théâtre ébranle le club. Alors qu’il avait enfin réussi à faire signer une jeune joueuse internationale, Ariane Hingst, des problèmes financiers aboutissent au départ de l’entraîneur Echard Düwiger. Et qui de mieux pour venir sauver le club une dernière fois ? Bernd Schröder bien évidemment, qui revient définitivement sur le banc de touche du stade Karl Liebnecht.

Passé les années 2000, Schröder et le Turbine Potsdam retrouvent enfin les succès. En 2004, le Turbine Potsdam remporte son premier titre de champion d’Allemagne et réalise même le doublé coupe-championnat, un exploit pour une ancienne équipe est-allemande.

Potsdamer Neueste Nachrichten – DPA, ARCHIVE PNN, MANFRED THOMAS

Exploit réédité en 2006, avant une folle série de titres en 2009, 2010, 2011 et 2012. Plus encore, le Turbine remporte la Ligue des Champions féminine dès 2005, puis en 2010 face à l’Olympique Lyonnais, et dispute encore deux finales, en 2006 et 2011.


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C’est donc au sommet que Bernd Schröder s’est arrêté en 2015, après avoir connu tous les succès et toutes les histoires possibles avec le Turbine Potsdam, de la RDA des années 1990 à l’Allemagne moderne et dominatrice sur la scène du football féminin mondiale actuellement. Un entraîneur qui confiait pourtant dès 1990 dans une interview télévisée « avoir toujours voulu arrêter » cette mission impossible, ne poursuivant que grâce à la passion et aux encouragements de son entourage et de ses joueuses.

Au final, ce sont plus d’une vingtaine de joueuses de Potsdam qui auront été sélectionné pour l’équipe d’Allemagne (unifiée), sans compter des talents comme Ada Hegerberg, Cristiane, Nataša Andonova, Lisa Evans ou Maren Mjelde, et qui toutes auront côtoyé celui qui est surnommé « l’Ours » pour son caractère brut.

Réputé proche de ses joueuses mais à la parole dure, très attaché aux valeurs de travail voire de sacrifice issues de son expérience est-allemande, il a réussi l’exploit de traverser plus de 40 ans de football, bâtissant autour de sa devise « Le langage du succès est approximatif » des équipes couronnées de succès. « Vous jouez pour la cause du football féminin » avait-il l’habitude de dire à ses joueuses, et aujourd’hui pour la cause du football tout simplement.


Antoine Gautier

Photo à la Une : © El_Loko

Pour compléter ce portrait du football féminin est-allemand nous vous invitons à vous replonger dans nos aventures est-allemandes – Un mois de groundhopping en ex-RDA – ainsi que les articles de la série Octobre Rouge (vers laquelle plusieurs liens sont disséminés dans cet article).

Bernd Schröder a récemment écrit un livre retraçant son parcours : Ein Trainerleben für den Frauenfußball (Une vie d’entraîneur pour le football féminin), ed. Stefan Verlag, 2017.

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