Presque toutes les capitales du monde peuvent se vanter de l’intensité du ou des derbys footballistiques de leur ville. À Zagreb, où vit un quart de la population croate, il aurait été logique d’y voir se disputer ici aussi un derby de Zagreb acharné. Mais force est de constater que tous les amateurs de football de la ville vouent un attachement sans faille à leur Dinamo. Ce sentiment d’appartenance à un seul club semble assez anormal dans une telle ville où il devrait y avoir une alternative à l’attrait de masse.
Le Dinamo Zagreb n’est pas le seul club de football professionnel de Zagreb, mais il est le plus imposant. Celui qui a gagné 18 championnats croates, 4 championnats yougoslaves et 21 coupes (7 en Yougoslavie, 14 en Croatie). Celui qui rassemble puissants, bourgeois, prolétaires et miséreux, croyants, non croyants, et bien d’autres pans d’une société croate pourtant peu homogène. Et tant pis pour les autres clubs de football de la ville, qui tentent bien d’exister, sans succès. Notamment depuis la chute du NK Zagreb en troisième division. Et avant même cette chute sportive, le groupe de supporters « White Angels », qui n’était déjà pas très nombreux, avait abandonné le navire. Les spectateurs allant voir le NK Rudes, eux, se limitent aux habitants du quartier. Quant au Lokomotiv, il n’y a même pas les proches du joueur pour inventer une quelconque affluence. Et il est fort à parier que même les joueurs eux-mêmes n’ont rien à faire du club. D’autres clubs, de type quartiers comme le Dubrava, reçoivent le soutien de passionnés locaux. De temps en temps, on retrouve un groupe organisé de fans composé d’une douzaine d’adolescents qui ressemble à un bon délire entre copains. Et puis c’est tout.
Le plus absurde est que la meilleure alternative de football à Zagreb (en termes de popularité) est à chercher dans la … ligue la plus basse du pays. Soit le NK Zagreb 041, en septième division, qui ne risque pas de rencontrer le Dinamo. Mais la survie même d’un tel club, qui a commencé à l’initiative des White Angels du NK Zagreb, suggère qu’il y a besoin d’autre chose. Le Futsal Dinamo, fondé par des Bad Blue Boys déchus, rencontre un certain succès populaire. Dans les deux cas, ce sont des projets de fans rebelles qui ont été créés récemment et en opposition au système. Ces deux clubs ne sont pas vraiment intégrés dans les structures et elles ne le seront probablement jamais. Au niveau professionnel, de belles alternatives footballistiques n’existent pratiquement pas.
Derby de Zagreb dans l’histoire
Et pourtant, un derby de Zagreb existait à une époque. Pas seulement un, d’ailleurs ! Lors de l’ère austro-hongroise, avec les débuts de la popularisation du football, des matchs très engagés se disputaient entre les deux clubs les plus populaires de la ville – HAŠK et Concordia –. L’affiche commençait à attirer un nombre croissant de spectateurs au fil des années. Pour se convaincre de son importance, il suffit de jeter un œil aux documents d’archives indiquant que la popularité du football à Zagreb, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, était fortement divisée en deux camps: l’académique HAŠK était le plus influent au début, avant que Concordia (qui a commencé comme club de lycée avant d’être apprivoisé par les ouvriers) ne devienne autant supporté. La rivalité dépassait même le cadre du football, comme en témoignent les rapports des émeutes fréquentes sur le terrain et dans les tribunes. Puis, Gradjanski est apparu (1911) et a bientôt attiré encore plus de fans, en particulier lors d’épiques derbys de Zagreb contre HAŠK et Concordia.
Zagreb est en fait le berceau du football yougoslave: la ville était le centre de la ligue yougoslave jusqu’à la fin des années 1920, avec les meilleurs clubs du pays venant de la région. Les trois plus populaires se disputaient ensuite les titres de champion du Royaume de Yougoslavie, tout comme les places à la Coupe Mitropa (la première compétition européenne). Les deux principaux stades de Zagreb aujourd’hui (Maksimir et Kranjcevic) ont d’ailleurs été construits à cette époque. Concordia se vantait d’avoir construit le plus gros stade de Zagreb (Kranjcevic) alors que le HASK jouait dans une première ébauche du Maksimir. Ces rivalités ont malheureusement été euthanasiées lorsque les communistes ont démantelé les clubs en 1945, pour en créer un central, le Dinamo, qui aurait vocation d’être républicain. Le nouveau club reprenait les couleurs Bleu du Gradjanski, tout comme sa fan base ou ses joueurs, sans pour autant qu’un héritage entre les deux clubs se produise.
Dans les décennies qui ont suivi, les clubs dépendaient entièrement des fonds publics et donc des liens avec le Parti. Pour réussir en Yougoslavie, chaque organisation sportive devait compter sur sa part d’influence dans la structure étatique, sinon elle se serait rapidement effondrée. L’Hajduk était dans ce cas, avec son statut quelque peu spécial dû à son un rôle lors de la guerre de la Libération nationale. Tito voulait d’ailleurs implanter le club à Belgrade, ce qui a été refusé par les membres de l’Hajduk. Le Partizan a alors été créé pour prendre cette place vacante… La grande majorité des fonds et de l’influence à Zagreb s’est alors tournée vers le Dinamo, qui est devenu le principal club républicain, de la même manière que le Dynamo Kiev en Union soviétique, par exemple.
NK Zagreb, longtemps rival
Fondé en 1905, le NK Zagreb fut un des premiers clubs du pays à voir le jour, sans pour autant se faire particulièrement remarquer dans le contexte footballistique ultra concurrentiel de la ville. Puis, avec l’élimination massive par le Parti des clubs à succès de la ville, le NK Zagreb a commencé à gagner de nombreuses sympathies. En 1973, le club a enregistré un record d’affluence lors d’un match de football en Croatie, lorsque son match de qualification au stade Maksimir contre Osijek pour accéder à la première ligue a été suivi par plus de 64 000 personnes. En dépit du « yo-yo » qu’il faisait entre les deux ligues, Zagreb a longtemps été un club très populaire, grâce à son statut d’outsider, ainsi que sa culture de jeu attrayante. De quoi avoir le potentiel pour devenir un véritable rival du Dinamo et revoir un derby de Zagreb très chaud.
Et bien que les «Poètes» aient relativement réussis sportivement pendant longtemps, avec même un titre de champion en 2002 avec Ivica Olic, la greffe n’a pas prise. D’une part, Tudjman a pris en otage le Dinamo pour lui donner un statut étatique. Le soutien politique, comprenant un investissement des fonds publics – ne s’est pas tari après la mort de Tudjman alors que le NK Zagreb a été laissé pour compte. Mais d’autres parts, le club a rapidement été victime d’une mauvaise gestion. Un certain nombre de personnages suspects ont éteint la lumière de Kranjcevic, faisant partir des générations qui avaient sympathisé avec le club au cours des dernières décennies. Et puis, le fossoyeur Drazen Medic est venu et a finalement complété la destruction du NK Zagreb.
Dualité présente au sein du Dinamo
Les années récentes n’ont pas été de tout repos pour le Dinamo. Avec les années Tudjman, marquées par la main de fer du président croate sur le Dinamo. Ce dernier, à l’indépendance du pays, a changé le nom du Dinamo en « HASK Gradjanski », pour le symbole pré communiste que la Yougoslavie avait détruite. Mais Tudjman voulait aller plus loin et un an et demi plus tard, le club était renommé « Croatia » pour des dessins nationalistes. Le revirement n’a d’ailleurs pas du tout été apprécié par les Bad Blue Bloys et la majorité des supporters, ayant eu gain de cause en 2000 avec le retour du nom « Dinamo ».
Puis, Zadravko Mamic est arrivé, entraînant la pire crise identitaire de l’histoire du club. La longue bataille a engendré de nouvelles divisions et les foules se sont éloignées. Les personnes soutenant encore le club dans le contexte actuel aiment encore, ou du moins sympathisent avec ce club, mais sans la volonté et la force d’être intimement liée à lui. Parce que pour la grande majorité des gens, le Dinamo a toujours été complètement différent du club «républicain», «étatique», ou de ce qu’il est maintenant. Personne ne suit Mamic dans ses folies, mais la foi reste, due à un sentiment d’appartenance et d’identité pour le mythique maillot « bleu »…
En y regardant bien, il y a effectivement cette dualité dans l’identité du Dinamo, représentée par le Croatia contre le Dinamo. Le derby de Zagreb existe, c’est juste que celui-ci ne se joue pas sur un terrain.
Damien F.
Image à la une : © MARCO BERTORELLO / AFP