L’Armée. L’Armée rouge qui « libère » Budapest. La même qui écrase la révolution de 1956. L’Armée qui prend en main le club du Kispest et le rebaptise Budapest Honvéd. Des joueurs devenus ainsi officiers, et armes de propagande malgré eux du régime communiste hongrois. Un mariage typique à l’époque, de l’autre côté du rideau de fer. Pour le meilleur et pour le pire.


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Le basculement de la Seconde Guerre mondiale

Du côté des vaincus durant la Première Guerre mondiale, la Hongrie est en proie à l’anarchie en 1920 jusqu’à l’arrivée de Miklos Horthy, dont la terreur « blanche » vainc la terreur « rouge ». Horthy est un amiral qui devient alors régent et qui le reste jusqu’en 1944, faute de roi. Lors de la signature du traité de Trianon, le morcellement de l’ancien empire austro-hongrois est acté, entraînant le passage d’environ trois millions de Hongrois hors de la Hongrie – autrefois pays de multiples minorités nationales, la Hongrie dispose désormais des siennes dans les pays voisins. La superficie du pays diminue de deux-tiers et son accès à la mer fait désormais partie du passé. Encore vécu comme un désastre national de nos jours, ce Traité influence évidemment la balance politique intérieure lors du régendat d’Horthy.

Miklós Horthy | © Wikipedia

Présent lors des négociations, Miklos Horthy dénonce immédiatement ce qui en découle. Le révisionnisme gagne et la rancœur également, poussant la Hongrie à se rapprocher des régimes autoritaires fasciste et nazi. Alliée de l’Axe, la Hongrie regagne même quelques bouts de territoire en Slovaquie et en Roumanie, lors des premiers soubresauts du deuxième conflit mondial. Une suite de fâcheuses décisions conduisent à la perte d’Horthy, mais surtout à la déportation d’une population juive qu’il avait préservée de l’extermination jusque-là. Voulant récupérer la Voïvodine, la Hongrie participe à l’invasion de la Yougoslavie. Elle s’engage ensuite en URSS, à Stalingrad, subissant la débandade que l’on devine.

« Horthy essaie de revenir à la neutralité pour préserver les acquis territoriaux sans se trouver à nouveau dans le camp des futurs vaincus, explique-t-on sur HérodoteHitler ne l’entend pas de cette oreille et la Hongrie est envahie début 1944 par l’armée allemande. Elle déporte la population juive et se livre à des exactions avec l’aide du parti nazi hongrois qu’elle a porté au pouvoir. » Avant de faire des miracles au Torino et à Benfica, respectivement, Ernest Erbstein et Béla Guttmann, alors en camp de travail, ont réussi à s’évader pour éviter le sort de centaines de milliers de leurs semblables – plus de 400.000 Juifs et citoyens d’autres minorités ont été envoyés de Budapest à Auschwitz entre mai et juillet 1944.

Le pont des chaînes et le Château de Buda, au sortir du siège | © Wikipedia

La « libération » arrive. Le siège de Budapest, qui dure 110 jours entre décembre 1944 et février 1945, est une cuisante défaite pour les troupes hongroises et allemandes. Les exactions, elles, n’arrêtent pas : on estime à environ 50 000 le nombre de femmes violées par l’Armée rouge, un sujet encore hautement politisé. Le siège a quant à lui fait 38 000 victimes parmi les civils et 80% des bâtiments de la ville sont détruits : le Château de Buda et le Parlement ne sont pas épargnés, tout comme les sept ponts qui relient les deux rives du Danube. Plus de 600 000 Hongrois ont par la suite garni les camps de travail soviétiques, parmi lesquels d’anciens soldats ayant combattu aux côtés de l’Axe ainsi qu’une foule de citoyens devenus coupables d’un motif ou d’un autre. « Après la guerre, le régime soviétique a décerné deux types de médailles : celles pour les villes “libérées”, et celles pour les villes “conquises”. Les soldats qui ont combattu durant le siège de Budapest étaient dans la catégorie des “conquérants” », rappelle James Mark.

La naissance de la République populaire de Hongrie

« La guerre était finie pour la Hongrie, mais une nouvelle et plus longue période de souffrance venait de commencer », résume Rita Palfi. L’Armée Rouge reste encore un petit temps. Un gouvernement provisoire à majorité communiste émerge déjà en décembre 1944, à Debrecen, et signe d’ailleurs un armistice avec les Alliés un mois plus tard, alors que le siège de Budapest fait rage. La stratégie de Staline est alors de retarder la prise de pouvoir communiste, ce à quoi le parti local s’oppose mais doit se résoudre suite aux élections de novembre 1945. Le parti indépendant des petits propriétaires (FKgP) y remporte une majorité et établit la Seconde République de Hongrie en février 1946.

Le Parti des communistes de Hongrie (KMP) de Mátyás Rákosi intègre toutefois la coalition au pouvoir et gagne des postes-clés tels que la police secrète ou le commandement de l’armée. « L’Armée Soviétique a joué un rôle déterminant dans le changement politique décisif également. Durant le printemps et l’été 1947 – avant que l’occupation prenne légalement fin, avec la liquidation des partis civiques les plus puissants, avec la chute du Premier ministre du FKgP, Ferenc Nagy, via un coup, ainsi qu’avec les fraudes électorales, » explique l’historien Károly Szerencsés dans un ouvrage paru en 2010. En 1947, la Hongrie bascule, le KMP prend le pouvoir et la soviétisation du pays débute. La République populaire de Hongrie naît le 20 août 1949 et vivra un peu plus de quarante ans.

« Nous protégeons la paix ! » – Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, Budapest 1949 | © foldvaribooks.com

Comme dans l’ensemble des pays communistes, le sport est entre les mains du pouvoir, et a pour but de servir sa propagande. En Hongrie, le football n’échappe pas à la règle et s’organise autour des différents organes du régime. Juste avant la guerre, la Hongrie faisait déjà partie du gratin du football européen et mondial. L’équipe nationale avait atteint la finale de la Coupe du Monde 1938, tandis que Ferencváros et Újpest ont chacun remporté la Coupe Mitropa à deux reprises – Ferencváros arrivant même en finale quatre ans à la suite, la dernière, en 1940, n’ayant pas été disputée pour cause de guerre. On peut rajouter à cela la science tactique d’une foule d’entraîneurs hongrois à succès (parmi lesquels Guttmann, Erbstein, Bukovi et Biri) ayant fait leurs classes dans les années 1930.


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Le Budapest Honvéd, club de l’armée

Au sortir de la guerre, le Kispest est entraîné par le légendaire Béla Guttmann qui arrive à atteindre la place de dauphin en championnat, derrière Újpest, en 1946-47. Mais celui qui décida du destin du Kispest n’est autre que Gusztáv Sebes, à la fois sélectionneur de l’équipe nationale et « Député Ministre des sports ». C’est lui qui a ordonné à la majorité de sa sélection à rejoindre une équipe où jouaient déjà les jeunes Puskás et Bozsik, lui permettant de tester à l’envi ses expérimentations tactiques pour le moins innovantes, qui culminent avec ce 4-2-4 terrifiant pour l’ensemble de ses adversaires. Le ministère de la Défense prend le club en main et change à tout jamais sa destinée. À commencer par son nom, puisqu’il faut désormais parler du Budapest Honvéd.

© labdarugo.be

À côté du Honvéd, tenu par l’armée (« Honvéd » veut tout simplement dire défense de la patrie en hongrois), le MTK de la police secrète est l’autre club chouchouté par le pouvoir, renommé à plusieurs reprises dans les années 1950 (par exemple Vörös Lobogó SE, soit « Drapeau rouge »). Újpest tombe lui aux mains de la police et est renommé Budapesti Dózsa, du nom d’un martyr chrétien ayant mené une rébellion paysanne au 15e siècle en Transylvanie. Ferencváros, vainqueur du championnat en 1949 pour son 50e anniversaire en marquant 140 buts en 30 matchs (dont 59 pour le seul Ferenc Deák), du jamais vu en Europe, est quant à lui délaissé par les autorités à cause de ses racines nationalistes. Budai, Czibor et Kocsis, tous champions avec les Vert et Blanc cette année-là, sont transférés illico presto vers Honvéd. Deak s’en va rejoindre le Budapesti Dozsa, et l’explique :

« Les meilleurs joueurs du pays étaient répartis entre Honvéd et l’équipe de la police secrète hongroise, le MTK. Cette division a fini par bénéficier à une seule équipe : Honvéd. Pourquoi ? Parce que la population hongroise détestait la police secrète, tout simplement ! Honvéd gagnait le soutien du public, ses supporters devenaient plus nombreux et sa popularité croissante, son stade se remplissant pour voir évoluer les nouveaux joueurs de l’équipe : Grosics, Kocsis, Czibor et Budai, en plus de Puskas et Bozsik. L’Honvéd était formé. Et est prêt à servir la nation. »

Le Budapest Honvéd ne pouvait que courir vers la gloire, et l’équipe nationale hongroise avec. Championne en 1949-50 sous les ordres de Ferenc Puskás senior, Honvéd s’adjuge quatre des six championnats suivants, alors que la saison est passée au modèle printemps-automne. L’Aranycsapat, le « Onze d’or » magyar, prend forme. Elle détruit tout le monde aux Jeux Olympiques de 1952, qu’elle remporte aisément, avant d’aller humilier l’Angleterre chez elle en novembre 1953 puis à Budapest quelques mois plus tard. La sélection de Sebes reste invaincue jusqu’à ce foutu miracle de Berne qui la prive d’un titre mondial.

« Sebes pouvait utiliser le service militaire pour compléter les qualités de Puskás et Bozsik avec de jeunes recrues d’autres clubs, tels que l’attaquant Sandor Kocsis et l’ailier Zoltan Czibor. Honvéd comptait sept joueurs dans le onze de base qui a battu l’Angleterre 3-6 à Wembley en 1953, et six dans l’équipe qui aurait dû gagner la Coupe du Monde en 1954 en Suisse. » explique David Bolchover dans son livre sur Béla Guttmann. Pour le pouvoir, les performances de l’équipe nationale restaient une aubaine. Sebes, militant syndical de la première heure, n’en pensait pas moins : « il faisait de chaque match ou compétition importante une question politique, rapportait par la suite le gardien Grosics. Il disait souvent que la lutte féroce entre capitalisme et socialisme prenait place autant sur le terrain de football que partout ailleurs. »

© Wikipedia

Honvéd et la Hongrie connaissent alors les plus belles heures de leur histoire. Le club participe régulièrement à des tournées de matchs amicaux dans toute l’Europe pour prouver sa supériorité. A Budapest, les autorités construisent un stade national depuis 1948. Le Népstadion (le « Stade du peuple ») ouvre finalement ses portes en août 1953, quelques mois après la mort de Staline, avec une victoire d’Honvéd contre le Spartak Moscou, 3-2.

Après les pleurs, l’URSS de Krouchtchev met de l’ordre dans son pré carré. Rákosi, fidèle lieutenant de Staline, est contraint à nommer Imre Nagy au poste de premier ministre. Ce dernier entreprend un programme de dé-stalinisation et une détente qui donne des premières lueurs d’espoir aux Hongrois. La lutte entre les deux hommes, porteur de deux tendances qui s’affrontent autant localement qu’à Moscou, conduit aux tristes événements de 1956.

Avant cela, l’équipe nationale hongroise vit la plus belle page de son histoire, qui est aussi la plus douloureuse, tandis que le Budapest Honvéd survole le championnat local (en compagnie du MTK) et joue plusieurs matchs d’anthologie un peu partout en Europe, dont un déplacement qui fait des émules à Wolverhampton. Rendez-vous dans les prochains épisodes.

Thomas Ghislain


Image à la une : © Rekord Magasiniets

Couverture : © The Great Honvéd – The captured red, László Rózsaligeti, repris sur nol.hu.

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