Cela fait 30 ans en cette fin d’année que le régime des époux Ceaușescu est tombé en Roumanie. Une révolution née d’un soulèvement populaire auquel le football, et surtout ses supporters, n’est pas étranger. A l’heure où le rôle des ultras est de plus en plus prépondérant dans les manifestations politiques de par le monde, où leur gestion pose de nombreuses questions en France, l’anthropologue Andrei Mihail et le Bucarestois de naissance Alexandru Binescu sont revenus sur les moments d’insolence du football roumain sous le communisme. Ou comment certains ont (brièvement) bravé l’un des régimes les plus durs au monde. Pour notre plus grand plaisir, ils ont aimablement accepté que leur article publié chez Scena9, soit traduit par Footballski. Nous les en remercions.
« Ole, ole, Ceaușescu nu mai e! » (Olé, Olé, Ceaușescu n’est plus !) chante la Piața Palatului (Place du Palais) le 22 décembre 1989, après la célèbre fugue par les airs du dictateur. L’un des rares slogans suggérant joie et espoir. Du reste, et comme lors de manifestations plus récentes, beaucoup des slogans de la Révolution manquent de rythme et suggèrent davantage la tristesse des dernières années de dictature qu’ils ne provoquent l’énergie des hommes. Dans le paysage sonore de cette fin de règne, ce chant fait note discordante. Parce qu’il sonne comme ceux que l’on a pu entendre dans un des nombreux stades de la capitale. En réalité, il en provient fort probablement, comme le raconte Alexandru Binescu, co-auteur de cet article et co-organisateur du Tour de la Révolution, visite guidée des endroits de Bucarest les plus importants de la période 21-25 décembre 1989.
Mais le football roumain n’a pas attendu la révolution. Ces moments n’ont pas été les seuls de son insubordination civique. Certains gestes et slogans méritent d’être conservés en mémoire car, bien qu’ils soient isolés, ils font partie des moments d’opposition face aux problèmes causés par la dictature des Ceaușescu.
Le Rapid, à la Révolution !
Lorsque la Révolution éclate, le 21 décembre 1989, la TVR – la chaîne de télévision nationale roumaine – retransmet en direct le discours de Nicolae Ceaușescu prononcé lors du rassemblement organisé face au bâtiment du Comité Central du PCR, dans lequel il condamne les « Hongrois » et « Fascistes » de Timișoara. Mais la foule s’agite. Et c’est tout un pays qui est témoin des célèbres images d’un régime tremblant de peur, au sens propre comme au figuré. La retransmission est coupée, mais il est déjà trop tard. Pour tous les Bucarestois mécontents du manque de droits et de biens de toutes sortes, pour tous ceux qui ont été battus par les Miliciens ou poursuivis par les Sécuristes, les choses sont claires : ça commence !
De la Piața Unirii à la Piața Romană et du boulevard Kogălniceanu à la Calea Rosetti, des milliers de personnes quittent les trottoirs pour envahir les rues. Des rockers, des punks, des poètes dissidents, des pères de famille agités, des travailleurs, des escrocs à la petite semaine et autres « éléments ennemis » créent un chaos que les autorités cherchent désespérément à limiter à quelques intersections importantes, pour ensuite tenter, sans succès, de l’éliminer. A la tombée de la nuit, les supporters du Rapid font leur entrée en jeu avec leurs trompettes, en chantant « Olé, olé, olé » et de vieux chants de stade. La foule ne reprend aucun chant aussi bien que la mélodie transformée le lendemain par les Ferroviaires.
Avant cela, une nuit passe, durant laquelle les snipers tiennent les hommes dans leur viseur, tandis que les tanks forcent les barricades autour de l’hôtel Intercontinental. On dénombre des dizaines de morts et plus de 500 blessés. D’autres centaines de personnes seront tuées durant les événements, parmi lesquelles trois supporters du Rapid.
Des dizaines de milliers de Bucarestois révoltés descendent dans la rue le 22 décembre 1989 pour occuper la place où Nicolae Ceaușescu a tenu son dernier discours. Les habitués des virages de Giulești (le stade du Rapid) sont de nouveau présents. Et alors que se répand le bruit que le dictateur aurait fuit en hélicoptère, ces derniers donnent le ton de ce qui va devenir le chant le plus repris de la Révolution: « Olé, olé, olé, Ceaușescu nu mai e! » (Olé, olé, olé, Ceaușescu n’est plus !). On l’entend une fois, puis une autre, jusqu’à ce que l’immense foule le reprenne en chœur. Le stade est dans la rue. C’est l’ultime pied de nez des supporters à l’adresse du régime communiste. L’insolence suprême, alors que la dictature qui les a tourmentés durant près de 45 ans s’écroule sous leurs yeux. Grâce à la retransmission de la TVR devenue libre, tout un pays fredonne ce qui n’existait 24 heures plus tôt que dans la tête de supporters du Rapid: « Olé, olé, olé, Ceaușescu nu mai e!«
Mais les chants rapidistes de la Révolution ne sont pas les seuls moments de fronde du football roumain face à la dictature. Nous ne parlons pas de grands actes de dissidence, mais plutôt de moments de révolte de joueurs ou supporters qui ont feinté les structures représentatives de l’Etat. Ce qui n’est pas rien si l’on tient compte du fait que le football était l’un des « enfants chéris » du système avant 1989.
Le football de la Défense et de l’Intérieur
Dans le football roumain des années 80, le pouvoir est massivement concentré dans les quelques clubs détenus par les institutions préférées des dirigeants de l’Etat. Le championnat et la Coupe de Roumanie sont accaparés par le Steaua, le club de l’Armée, et le Dinamo, le club du Ministère de l’Intérieur. Deux clubs qui gagnent tout, à de rares exceptions près, durant cette décennie, qui est également celle de leur gloire européenne. Le Steaua remporte la Coupe d’Europe des Clubs champions européens en 1986, après que le Dinamo est passé tout près d’accéder en finale de cette même compétition en 1984. Dans ce contexte, la rivalité entre les deux clubs atteint parfois des taux alarmants pour la tranquillité du régime.
La finale de la Coupe de Roumanie 1988 en est l’exemple parfait. Durant cette finale, le Steaua mène d’un but jusqu’à la 88e minute et l’égalisation du Dinamo. La joie est néanmoins de courte durée pour ses joueurs. Une minute plus tard, Gabi Balint marque un but valable pour le Steaua, qui est cependant annulé pour hors-jeu. Les joueurs du Steaua se ruent alors sur les arbitres, qu’ils accusent de favoriser leurs adversaires. L’arbitre de touche est bousculé, son drapeau cassé, tandis que deux joueurs jettent leur maillot. Sous les yeux de Valentin Ceaușescu, fils aîné du dictateur et protecteur de l’équipe, le Steaua se retire du terrain. Pour mieux recevoir la Coupe le lendemain, sur tapis vert. Après la Révolution, le club offre le trophée à son rival, qui le refuse. C’est ainsi qu’aucun vainqueur n’est nommé au palmarès de la Coupe de Roumanie pour cette édition 1987-88.
L’année suivante, l’équipe de l’Armée rencontre de nouveau celle de la Milice en championnat. A Ghencea, le match débute comme le précédent. Les locaux ouvrent la marque, par le jeune Gheorghe Hagi sur coup-franc, et le score reste tel quel jusqu’au dernier quart d’heure de jeu, qui voit l’égalisation de Ioan Andone. Après l’expulsion de deux joueurs du Dinamo (Vaișcovici et Cămătaru), Gabi Balint offre la victoire 2-1 au Steaua en fin de match.
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C’est au tour des joueurs du Dinamo de protester contre l’arbitre, avant de se diriger vers la tribune officielle, face aux dirigeants du Steaua, en applaudissant et en criant « Bravo ! Bravo ! » de manière ironique. Le capitaine Ioan Andone se jette même à genoux, imitant une célébration de but, à la seule différence qu’il le fait majeurs levés vers la tribune. Afin d’être certain d’être bien compris, il se relève, applaudit de manière sarcastique et répète son geste en direction des sièges où se trouve Valentin Ceaușescu. Ses pitreries lui valent une suspension pour le reste de la saison. Le Ministère de l’Intérieur le sauve néanmoins de la suspension à vie que réclament les puissant généraux alliés du Steaua.
Les footballeurs, bibelots du régime
La lutte entre les deux grandes puissances footballistiques du pays est basée en bonne partie sur le pillage des ressources des autres équipes. Dans certains cas, la compétition est acerbe. Le joueur convoité devient un objet de lutte entre des groupes revendiquant leur pouvoir sur lui, un sujet dont l’autonomie devient superflue. Comme dans un film, les joueurs peuvent être suivis, voire enlevés, sans jamais avoir leur mot à dire concernant leur avenir. Le match entre les deux équipes du régime engendre séquestrations, menaces et autres autres moyens de montrer sa puissance dont les victimes sont parfois les footballeurs.
L’Historien Mihai Burcea raconte ainsi le transfert de Ștefan Iovan du CSM Reșița au Steaua Bucarest, présentée dans le livre du Général Constantin Olteanu, Ministre de la Défense dans la première moitié des années 80 :
« Ça s’est passé comme dans un film. après que le club de l’Armée s’est mis d’accord avec le club de Reșița au sujet du transfert, il a été convenu que le jeune footballeur vienne à Bucarest, non-accompagné, avec un train précis, et qu’il serait attendu à la Gara de Nord (Gare du Nord, ndlT) par des représentants du Steaua. Mais des représentants du Dinamo, mis au courant de la procédure insouciante utilisée par ceux du Steaua (je mentionne que les officiers de contre-information de toutes les unités du Ministère de la Défense appartenaient au Ministère de l’Intérieur, selon le modèle soviétique), sont montés dans le wagon à l’arrivée du train, ont pris Ștefan Iovan, descendant avec lui sur le quai opposé pendant que les « intelligents » du Steaua l’attendaient sur le quai. Les représentants du Dinamo ont fait monter le jeune footballeur dans une voiture, de couleur noire, comme le raconte Ștefan Iovan, et l’ont conduit au siège du club malgré ses protestations, où ils ont tenté de le convaincre de signer un contrat avec le Dinamo.«
Au final, l’influence du Steaua se fait sentir, et les dirigeants du Dinamo sont obligés de libérer Iovan après son enlèvement.
Gheorghe Popescu, qui souhaitait rester à l’Universitatea Craiova dans les premières années de sa carrière, est passé par cette situation. Mené de force à Bucarest durant son service militaire, Popescu a essayé de retourner à l’Universitatea au terme de celui-ci. L’entraîneur de l’équipe de Craiova, Țică Zamfir, se souvient que cette décision a profondément énervé les dirigeants du Steaua, qui l’ont arrêté dans le stade Ghencea. avec l’aide de son entraîneur, Popescu se réfugie en Bulgarie pendant quelques jours, attendant que la situation soit résolue par la direction locale du Parti Communiste de Craiova. Il réussit à s’en sortir en mettant ses poursuivants devant le fait accompli, en réapparaissant subitement sous le maillot de Craiova lors d’un match de championnat.
« J’ai mis au point un plan pour le premier match de l’Universitatea, en déplacement sur le terrain du FC Bihor. J’ai mis Gică sur le feuille de match et j’ai convaincu le speaker du stade de ne pas annoncer son nom. Je ne l’ai même pas fait sortir pour l’échauffement. Je l’ai envoyé en tribune avec un de nos hommes de confiance. La-haut, Gică avait son équipement sur lui, avec un manteau et un chapeau sur la tête. Et cinq minutes avant le début du match, Gică a sauté par-dessus la barrière et est entré sur le terrain. Tout le monde est devenu fou en voyant Gică Popescu avec l’équipement de l’Universitatea Craiova. Nos adversaires ont immédiatement demandé à voir la feuille de match et sa licence, mais nous avions tous les papiers en règle. » (Zamfir)
Si son geste n’a aucune intention de dissidence, le non-respect des hiérarchies de l’époque peut lui créer de sérieux problèmes sans un appui qui l’a probablement sauvé jusqu’en 1989. Sans soutien haut placé, les conséquences auraient pu être bien plus drastiques.
Quand une ville entière ne remplit pas un stade
Les seuls clubs à avoir déstabilisé – relativement – le monopole de deux grands clubs de la capitale à cette période sont l’Universitatea Craiova et le Politehnica Timișoara, deux clubs activement soutenus par les organes régionaux du parti. Se sont parfois faufilées entre ces quatre clubs, jusqu’à obtenir une place sur le podium, des équipes soutenues par une institution ou tout autre pouvoir local. Le Victoria Bucarest ou le FC Olt Scornicești, certainement les équipes les plus détestées de l’époque, ont ainsi été poussées sur le devant de la scène par de puissants acteurs du régime. Officiellement, l’équipe bucarestoise est présentée comme une équipe de la Milice, même si les spécialistes sont en général déjà d’accord sur le fait qu’elle est en réalité soutenue par la Securitate.
Le FC Olt Scornicești, club du village (devenu ville) de naissance de Nicolae Ceaușescu, est fondé en 1973 et accède à la Divizia A, la première division, en 1979. Un niveau où il est tenu de force, par adjonctions de joueurs, entraîneurs et matchs arrangés. La face visible du succès du football à Scornicești demande de gros sacrifices. Remplir un stade de 18 000 places avec les 14 000 habitants de la ville s’avère une opération compliquée, lorsqu’il faut bâtir une fiction suffisamment réelle aux yeux du Conducător. Un ancien joueur du club raconte comment les quelques spectateurs initialement installés à l’ombre de la tribune pour suivre la première mi-temps d’un match se sont retrouvés à suivre toute la seconde période au soleil. Quelqu’un, à Bucarest, avait fait passer le message à la pause que Nicolae Ceaușescu avait décidé de suivre le match à la télévision, et que la vision, pourtant habituelle, de la tribune vide face caméra pouvait lui déplaire.
Le Victoria et le FC Olt sont par ailleurs les symboles parfaits d’une Révolution qui a détruit les vieilles institutions pour en recycler ses dirigeants en nouveaux hommes à succès du post-communisme. Les deux équipes ont été dirigées dans les années 80 par Dumitru Dragomir, devenu président de la Ligue Professionnelle de Football (LFP) dans les années 90 et 2000. Garçon intelligent depuis sa jeunesse, Dragomir sait porter ses clubs vers le haut à la faveur de matchs arrangés, comme le fameux match remporté 18-0 par Scornicești face à l’Electrodul Slatina (score nécessaire pour s’offrir la promotion à la différence de buts), ou par le contrôle des arbitres, comme lorsqu’il a fait refuser depuis les tribunes un but parfaitement valable au Metalul Bucarest. Se rendant compte que le match ne se joue pas sur le terrain mais en tribunes, les joueurs bucarestois s’arrêtent de jouer après ce but refusé, leur gardien de but tournant le dos au terrain, et laissent leurs adversaires de Scornicești marquer dans leur but vide. Les témoignages de certains participants affirment que l’arbitre, effrayé par le potentiel scandale à venir, a sifflé la fin du match à la 83e minute. Le lendemain, la presse locale reste impassible, et le FC Olt poursuit tranquillement son parcours.
Mihai Bulancea, gardien de but du Progresul Bucarest, avait déjà fait un tel geste en 1980, en tournant le dos au terrain et au joueur adverse se préparant à tirer un penalty lors d’un match de Divizia B face au Rapid. Bien que le commentateur du match accuse le joueur de manque de fair-play et dit ne pas comprendre son geste, l’arbitrage semble avoir favorisé de manière excessive le Rapid, qui devait absolument être promu en Divizia A cette saison. Evidemment, la presse du lendemain ne mentionne pas l’événement. Bulancea ne s’en sort lui pas à si bon compte, le gardien du Metalul étant appelé ultérieurement à la Milice pour s’expliquer sur son geste.
Ce sont pourtant les supporters du Rapid, chez qui la haine des équipes avatar du système se matérialise le plus souvent, qui provoquent le plus la dictature. Le récit de leur courage démarre également face à Scornicești, comme se rappelle un joueur du FC Olt. Lors d’un match disputé à Giulești, le virage des supporters du Rapid insulte Ceaușescu et se moque de l’urbanisme ronflant du village en chantant : « Ura, drăguța mea, țăranul e pe câmp. » (« Hourra, ma chère, le paysan est sur le pré.« )
Cămătaru, avec nous, marque-nous le deuxième but !
La frustration des supporters du Rapid face à l’aide disproportionnée reçue par leurs rivaux bucarestois, doublée de leur puissante identité ferroviaire, fait que l’on entend souvent à Giulești des chants inimaginables pour l’époque. Le plus connu est « Galeria lui Rapid nu e membră de partid » (« Le virage du Rapid n’est pas membre du parti« ). Il s’agit de l’équipe la plus suivie de la ville, qui n’a pourtant à l’époque plus gagné le championnat depuis vingt ans, navigant entre les Divizia A et B jusque dans les années 90. Malgré cela, la popularité du club ferroviaire est immense au sein des masses.
C’est d’ailleurs le Rapid qui établit en 1982 le record d’affluence du stade Steaua. Pour un match de Divizia B joué face au Petrolul Ploiești, 33 000 supporters du Rapid envahissent les tribunes de Ghencea pour soutenir leur équipe. Le club bénéficie alors d’une certaine tolérance pour ce genre de manifestation, grâce notamment à sa réputation de trébucher contre les petites équipes, alors qu’il fait face aux grandes quelles que soient les conditions. Par exemple, avant un match face au Dinamo en 1986, plusieurs joueurs sont amenés à la section locale de la Milice pour être interrogés sur toutes sortes de sujets farfelus, se rappelle le capitaine Ioan Goanță. Le résultat ? Le Rapid l’emporte (1-0), malgré le niveau des joueurs de Ștefan cel Mare entraînés par Mircea Lucescu.
La confrontation la plus célèbre face au Dinamo intervient cependant un an plus tard. Le buteur du Dinamo, Rodion Cămătaru, est à la lutte pour le Soulier d’Or, le trophée européen accordé au meilleur buteur du continent. Ordre est donné de le laisser marquer trois buts, en échange de quoi le Rapid doit sortir victorieux du match. La nouvelle est annoncée dans le vestiaire par Rică Răducanu, gardien légendaire du Rapid, vainqueur du championnat en 1967. Les gardiens de l’équipe refusent l’un après l’autre d’entrer sur le terrain, mais finissent par s’y soumettre. Adi Matei, débutant de 19 ans, a lui l’impossible mission de marquer l’agile attaquant du Dinamo. Et au final, le Rapid l’emporte 4-3, comme prévu.
Ce match est resté dans la mémoire des nostalgiques pour les réactions en tribunes. Dès le premier but de l’attaquant vedette, les spectateurs se mettent à chanter : « Cămătaru, hai pe noi, să ne dai şi golul doi! » (« Cămătaru, vient à nous, marque-nous un deuxième but !« ). A sa deuxième réalisation, les supporters improvisent ce chant : « Ța, ța, ța, căpriță ța, Cămătaru ia gheata! » (« Petite chèvre, Cămătaru, prends le soulier!« )Et quand intervient son troisième but, les spectateurs de la tribune latérale se déchaussent, agitent leurs chaussures de mauvaise qualité de l’époque et scandent « Cămătaru Rodion, nu iei gheată, iei șoșon! » (« Cămătaru Rodion, t’as pas le soulier, t’as le chausson !« ) avant de les jeter sur le terrain.
Le coup de sifflet final officialise la victoire arrangée en faveur du Rapid, mais ses supporters affichent durement leur réprobation face à ce spectacle en scandant le nom du grand rival européen du Roumain : « Toni Polster, unde eşti, să vezi circul din Giuleşti?! » (« Toni Polster, où es-tu, vois le cirque de Giuleşti !« ) Les prestations de l’attaquant du Dinamo lui apportent au final le convoité Soulier d’Or. Trophée qui disparaît quelques années plus tard à cause, selon la légende, de ce type de pratique.
Si la relation entre le Rapid et le Dinamo oscille entre moquerie et critique, les ressentiments des supporters de Giuleşti sont bien plus importants face au Steaua. Le 3 mai 1989, le club de l’Armée inflige au Rapid un 2-8, qui reste la plus large défaite de l’historie du club. Le Steaua se dirige alors vers une deuxième finale de Coupe d’Europe des clubs champions, mais les supporters du Rapid ne mettent pas cette défaite sur le compte de la différence de niveau. Leur club étant en proie à la relégation, l’heure n’est pour eux pas aux subtilités.
En début de seconde période, la tribune latérale demande : « Qui envoie en Divizia B ?« , tandis que quelques spectateurs, tels des citoyens modèles, lèvent une pancarte affichant les deux mots omniprésents en Roumanie à cette époque : « Ceaușescu, PCR. » Et ce jeu de se répéter plusieurs fois. A la fin du match, c’est tout le stade Giulești qui bout. Le virage, habitué à faire flotter des drapeaux à tête de mort, tels ceux des pirates, scande durant plusieurs minutes sans se cacher : « Cine ne-a băgat în B, Ceaușescu PCR! » (« Qui nous a envoyé en Divizia B, Ceaușescu PCR !« )
Malgré la relégation à l’étage inférieur, l’équipe ferroviaire retrouve le Steaua un mois plus tard, en Coupe de Roumanie. Leur dernier match avant la Révolution à venir. Fidèles à leur réputation de trébucher face aux petites équipes mais de poser des problèmes aux grandes, les joueurs du Rapid mènent 2-1 grâce à un doublé de Sandu Damaschin. Les supporters huent chaque tentative d’égalisation. Les simulations des Militaires, habituellement pratiquées par les deux équipes, reçoivent une réplique des tribunes (« Asta e Steaua ! Asta e Steaua ! » – « Ça c’est le Steaua !« ) qui prennent une toute autre dimension, car le match est diffusé à la télévision.
Les décisions de l’arbitre contre les joueurs de Giulești sont accueillies en direct par des « Hoții, hoții! » (« Voleurs !« ), des mots encore jamais entendus sur TVR, la chaîne unique. A la fin des 90 minutes de jeu, le score est toujours de 2-1 en faveur du Rapid, sauf que… ce n’est pas la fin du match. Celui-ci est prolongé de dix minutes, temps nécessaire au Steaua pour marquer et l’emporter 3-2. Valentin Ceaușescu présent en tribune, les supporters du Rapid lui dédient un couplet resté plus célèbre que le joueur dont il parle: « De ni-l dați pe Valentin, nu vi-l dăm pe Damaschin! » (« Donnez-nous Valentin, on ne vous donnera pas Damaschin !« ). Les forces de l’ordre tentent d’intervenir, mais préfèrent finalement se retirer face aux quelques 10 000 personnes révoltées.
Pour le Rapid, la lutte face aux puissants ne se limite pas au terrain, elle s’immisce également dans les programmes imprimés pour chaque match. Le club offre ainsi un espace d’expression à des personnes censurées par le système, comme Dan Petrescu, essayiste dissident réduit au silence par l’Union des Écrivains. Celui-ci reçoit la proposition d’apparaître dans le dépliant distribué aux spectateurs à l’entrée du stade. Son article « Rapid, quelle que soit la fin, nous t’aimerons toujours » déclenche une polémique avec Mircea Radu Iacobanu dans le journal Contemporanul, dans lequel l’essayiste a interdiction de publication.
Tous ces moments ont contribué, après 1990, à l’édification d’une aura de dissidence que les sympathisants du Rapid ont accepté avec plaisir. Bien qu’ils aient produit certaines des plus fortes déclarations anti-système du football roumain, ces derniers sont toutefois loin des actes d’insoumission d’autres sportifs dans le monde.
Le sport mondial a connu des moments de dissidence assumée face à différents régimes politiques et économiques. Les plus célèbres sont probablement Tommie Smith et John Carlos, qui ont levé un poing ganté sur le podium des Jeux Olympiques de 1968 pour afficher leur solidarité avec le mouvement Black Power et, implicitement, avec les victimes du racisme aux Etats-Unis. Dans le football, le Chilien Carlos Caszely refuse, en 1974, de serrer la main du dictateur Pinochet après avoir remporté, sur tapis vert, le match non-joué face à l’URSS, à cause du boycott des Soviétiques.
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Le football roumain n’a pas vécu de tels événements. Toutes ses micro-résistances sont restées isolées, surtout dans la mémoire de ceux qui les ont vécues, sans donner lieu à de véritables gestes assumés. Les ironies, les critiques ou les huées ont été lancées envers des clubs ou les personnes les représentant, sans atteindre directement les problèmes plus profonds de la dictature des Ceaușescu. Reste, avec le recul, la légende des moments d’insolence des tribunes, pour lesquels la liberté d’être elles-mêmes a primé face à la discipline imposée par un régime qui ne les a jamais représentées.
Andrei Mihail et Alexandru Binescu
Traduit du roumain pour Footballski par Pierre-Julien Pera.
L’article en version originale sur le site Scena9.ro
Image à la Une : @scena9 (avec l’aimable autorisation des auteurs)