La Coupe du Monde organisée en Russie se rapproche désormais. Pour nous préparer à l’événement, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire des participations des sélections soviétiques aux différentes éditions de cette compétition. Cinquième épisode aujourd’hui et l’édition 1974, que ne verront pas les Soviétiques, pris dans un affrontement entre football et politique internationale un après-midi d’automne 1973. Retour sur le « match de la honte » de Santiago du Chili.


Lire l’épisode précédent : L’URSS et la Coupe du Monde #4 : 1970, la fin d’un cycle


Quelques passes dans un stade clairsemée. Une remontée du terrain au petit trot conclue par un tir dans un but vide. Non, ceci n’est pas le début d’un entrainement de la sélection du Chili, c’est un match de barrage pour une qualification à la Coupe du Monde 1974 organisée en RFA. Nous sommes le 21 novembre 1973 et le Chili, avec ce but, vient de « remporter » une des confrontations les plus pathétiques de l’histoire du football.

L’autre 11 septembre

Président du Chili depuis son élection en 1970, Salvador Allende vit ses dernières heures ce matin du 11 septembre 1973. Assiégé dans son palais présidentiel de la Moneda par les troupes de l’armée de terre dirigées par le général Pinochet, il sait le pays déjà au main des putschistes. Valparaiso, La Serena et Concepcion sont tombées sans bruit entre les mains des armées. Un dernier message lancé à la radio « Face à cette situation, je n’ai qu’une seule chose à dire aux travailleurs : je ne démissionnerai pas ! » puis plus de nouvelles (officiellement suicidé, bien que d’autres thèses continuent de susciter débat). En début d’après-midi, la Moneda est le nouveau domaine d’Augusto Pinochet, et ce pour les 17 années à venir.

Etat d’urgence, suppression des libertés publiques et notamment de la presse, suspension des partis politiques et de la constitution. Le nouveau chef suprême de la nation chilienne veut aller vite. Certes le coup d’Etat a été une réussite, facilité par la mauvaise situation économique du pays depuis l’élection d’Allende. Mais la base qui l’a élu, le peuple, qui a vu les prix des biens de consommation plafonnés et ses salaires augmentés de 50% à la suite de l’élection, est toujours présent à travers le pays et va demander des comptes. Pour Pinochet, il faut donc tuer dans l’œuf toute forme de rébellion, d’opposition, et tout simplement d’espoir. La purge envers les communistes, socialistes et globalement toute personne qui soutient ou a pu soutenir Allende, s’enclenche dans la foulée. Pour cela, l’armée va avoir besoin de place, les prisons d’Etat étant largement insuffisantes pour un tel afflux. Centres de détention et d’interrogatoire de la police, bases militaires, mais aussi écoles, hôpitaux, gymnases et…stades de football, le régime va alors se tourner vers des lieux de plus en plus grand pour traiter tous ses prisonniers. Et parmi eux, un des plus emblématiques : l’Estadio Nacional, théâtre entre autre de plusieurs finales de Copa Libertadores, mais également de la victoire du Brésil sur la Tchécoslovaquie lors du Mondial 1962.

© miguelgarciavega.com

Premier acte : « Le match des courageux »

La phase de qualification pour la Coupe du Monde 1974 teste un format inédit (ou plutôt totalement absurde) de répartition des équipes. Pour la zone Europe, les équipes sont réparties en neuf groupes de trois ou quatre, les vainqueurs de chaque groupe étant directement qualifiés, sauf le vainqueur du groupe 9, qui doit disputer un barrage face à un candidat sud-américain. A l’issue du tirage au sort, les Soviétiques se retrouvent dans ce groupe 9, en compagnie de l’Irlande et de la France. Un groupe à la portée des récents finalistes de l’Euro 1972, qui remportent trois de leurs quatre confrontations, malgré une défaite inaugurale à Paris.

De son côté, le Chili se retrouve à jouer un bras de fer avec ses meilleurs ennemis péruviens, le Vénézuela s’étant retiré de la course à la qualification. Défaits 2-0 à Lima, les Chiliens parviennent à revenir à la marque à Santiago avec une victoire sur le même score. Le ticket pour la barrage intercontinental se joue alors sur un match d’appui joué à Montevideo. De façon surprenante, le sélectionneur péruvien décide de se passer de Cubillas, supposément blessé, aujourd’hui encore considéré comme le meilleur joueur de l’histoire péruvienne. Le Chili ne se fait alors pas prier et remporte ce match 2-1, malgré l’ouverture du score péruvienne. Nous sommes le 5 août 1973, et pour les Chiliens, l’adversaire est déjà connu depuis le mois de mai. Il faudra passer par Moscou pour aller en Allemagne.

« Et maintenant les soviétiques ! »

C’est ainsi que le 26 septembre, deux semaines à peine après le coup d’Etat, les Chiliens s’envolent pour l’Union Soviétique, dans un contexte évidemment tendu, d’autant plus que certains joueurs de la sélection chilienne ne cachaient pas leur proximité avec le régime et les idées d’Allende avant le putsch de Pinochet. Léonardo Véliz est un de ceux-là. Un des joueurs les plus connus du pays, dont un oncle passera dans le geôles de l’Estadio. Dans un témoignage recueilli par la Tercera, il raconte :

A Moscou, un étudiant chilien de l’Université Lumumba, fils d’un militant communiste, est venu me voir. Je lui ai dit d’oublier l’opportunité de revenir au Chili, parce que plus aucun « rouge » n’est en sécurité là-bas actuellement.

Ayant rompu ses relations diplomatiques avec le Chili quelques jours avant, l’accueil réservé par l’URSS promet d’être glacial, en plus des -5°C attendus sur le terrain. Alfredo Asfura, dirigeant de la fédération chilienne à l’époque, se remémore : « La nourriture était loin de ce que l’on avait demandé, le bus est arrivé en retard et, même le jour où nous devions reconnaître le terrain, le stade était fermé. Les joueurs ont du sauter par dessus le mur pour pouvoir s’entraîner« . Malgré ce climat, la sélection chilienne arrive à faire déjouer Oleg Blokhin et l’URSS et rapporte dans ses valises un match nul 0-0. Un match qui reste dans les mémoires chiliennes comme le « match des courageux, » ceux qui sont allés jouer à l’autre bout de la planète, alors même que personne en dehors du Chili ne savait dire ce qu’il se passait dans leur pays. Un petit exploit qui les place en bonne position pour disputer une nouvelle Coupe du Monde, après avoir raté celle de 1970.

Deuxième acte : propagande et apparence de normalité

Programmé pour le 21 novembre, le lieu du match est immédiatement annoncé par les Chiliens : ce sera l’Estadio Nacional, le plus grand stade du pays. Or, bien que peu de nouvelles filtrent encore de la situation interne du pays, il est désormais certain que ce même stade sert de camp de concentration et de torture, comme à Valparaiso ou à l’Estadio Chile, situé également à Santiago (et renommé aujourd’hui Victor Jara, chanteur torturé ici et assassiné à l’Estadio Nacional après avoir eu notamment les mains mutilées par ses tortionnaires pour l’empêcher de jouer). En réaction, la fédération soviétique refuse en premier lieu de jouer le match à cet endroit, et propose de le délocaliser dans une autre enceinte, voire mieux, dans un autre pays d’Amérique Latine. Seulement, Pinochet à beau être très modérément intéressé par le football, il sait également les miracles que peuvent faire les rencontres sportives pour redonner une apparence de gaieté dans la vie quotidienne du peuple, profondément divisé depuis le Coup d’Etat, et dans le but d’alimenter la fierté nationale. Il n’y a pas d’alternative, le Chili doit se qualifier pour la Coupe du Monde, et il doit le faire dans le stade l’Estadio Nacional.

Il reçoit d’ailleurs dans cette entreprise le soutien de la Fifa, dans un premier temps peu attentive aux récriminations soviétiques, et qui doit pourtant se pencher d’un peu plus près sur le cas chilien compte tenu de l’ampleur internationale que l’affaire commence à prendre. L’organisation envoie alors son vice-président Abilio d’Almeida, et Helmut Kaeser, son secrétaire général, faire le tour des installations de la ville. Durant leurs 48 heures à Santiago, les deux hommes visitent l’Estadio Nacional, préalablement « nettoyé » par les militaires, et alors mêmes que des prisonniers étaient parqués dans certaines zones du stade, loin des regards. Résultat de cette escapade chilienne ? Un rapport qui confirme les premières impressions. La Fifa ne trouve rien à redire à ce que le match se joue à Santiago :

« Nous avons trouvé que le cours de la vie était normal, il y avait beaucoup de voitures et de piétons, les gens avaient l’air heureux et les magasins étaient ouverts. »

La Fifa a ses raisons pour ne pas faire trop de bruit. Abilio d’Almeida, vice-président brésilien, glisse aux dirigeants chiliens toute la sympathie qu’il peut avoir pour les nouveaux maîtres du pays : « Ne vous inquiétez pas de la campagne journalistique internationale. Nous avons connu la même chose au Brésil, tout cela va très vite passer. »  La balle est alors dans le camp de l’URSS, qui doit décider d’honorer ou nom sa convocation pour le match du 21 novembre. La réponse est limpide, il n’est plus question de se déplacer au Chili. En conséquence, la Fifa enregistre le forfait de l’URSS et signifie aux arbitres prévus pour le match qu’ils ne sont pas amenés à voyager à Santiago.

« Pour des considérations morales, les sportifs soviétiques ne peuvent pas jouer en ce moment au stade de Santiago, souillé du sang des patriotes chiliens. L’URSS exprime une protestation ferme et déclare que dans les conditions actuelles, quand la Fifa, agissant contre le bon sens, permet que les réactionnaires chiliens les mènent par le bout du nez, elle doit refuser de participer à ce match sur le sol chilien, ceci par la faute de l’administration de la Fifa. »

Le match qui n’a pas eu lieu

La solution est ainsi réglée pour la Fifa, qui considère l’URSS défaillante et attribue aux chiliens la victoire par deux buts à zéro. Mais cela ne suffit pas pour le pouvoir chilien. Les 11 héros qui iront en RFA quelques mois après doivent pouvoir être célébrés par le pays tout entier. Un simulacre de match aura donc bien lieu à l’Estadio Nacional afin de célébrer la réussite, la discipline, la jeunesse et l’ordre nouveau régnant sur le pays. Comme le proclame le slogan inscrit au dessus du tableau d’affichage « La juventud y el deporte unen hoy a Chile. » (Le sport et la jeunesse rassemblent aujourd’hui le Chili.)  Quelques 16 000 personnes s’installent dans les gradins et assistent donc à cette parodie de football, ce but inscrit face à une équipe fantôme, constaté par un arbitre local débauché en vitesse pour le match.

Francisco Valdès inscrit pour l’histoire le seul but ce match.

Un but inscrit ironiquement par deux gauchistes : le capitaine Francisco Valdès, sur une passe de Carlos Caszely, lequel confiera bien des années plus tard avoir pensé à dégager en touche dès le coup d’envoi. Finalement les deux hommes iront célébrer leur but devant le virage du stade vide, en hommage « à ceux qui n’étaient pas là. » Un geste symbolique suivi d’un autre aux conséquences plus importantes. Réunie à la Moneda à la demande de Pinochet, la sélection s’apprête à recevoir les honneurs du général avant de partir pour la RFA. Caszely garde ses mains dans le dos quand Pinochet approche la sienne. De ce refus de lui serrer la main, toute sa famille subira par la suite menaces et tortures en représailles.

En Allemagne, la sélection chilienne enchaînera les déceptions. Battus 1-0 pour leur premier match face à la RFA, les Chiliens buttent ensuite sur la RDA et l’Australie et sont éliminés dès le premier tour.  Expulsé au bout de 67 minutes lors du premier match pour un coup de poing sur Berti Vogts, Carlos Caszely reçoit en retour les moqueries de la presse du pays. « Caszely expulsé pour ne pas avoir respecté les droits de l’homme, » lit-on. Avant d’être banni pendant cinq ans de la sélection. L’histoire est écrite par les vainqueurs dit-on. Ici il serait peut-être plus simple de dire que c’est le football qui a perdu.

Antoine Gautier


Image à la Une © miguelgarciavega.com

2 Comments

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