Notre dispositif Coupe du Monde est tellement bien en place que chaque jeudi jusqu’à l’ouverture de la compétition nous vous proposions un article qui fait le lien entre un pays qualifié pour la compétition et le pays organisateur. Et ce jeudi mardi, c’est l’Égypte qui est finalement mise à « l’honneur » à travers les déboires médiatiques qu’a connu Mohamed Salah lors de son arrivée en terre russe, plus précisément en Tchétchénie. Des déboires que l’on pouvait tout de même légèrement anticiper.
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Le stade Akhmad de Grozny est bien garni ce 10 juin. 8 000 personnes sont venues en ce jour pour célébrer la seule formation de ce mondial ayant choisi d’installer son camp de base, ici, dans le Caucase. Bientôt apparaissent les stars de cet après-midi. À l’aise dans son beau survêtement vert, le président tchétchène réserve un accueil de choix à l’une des stars du mondial. Le bras levé, comme il aime le faire avec ses boxeurs, l’autre sport de son coeur, il pose avec un Mohammed Salah tout sourire devant les flashs de photographes qui n’en demandaient pas tant. Le début d’une petite tornade médiatique qui risque d’agiter encore un peu la petite planète Coupe du Monde.
Un choix inattendu
Le 9 février dernier, la FIFA dévoile la liste des camps de base des 32 équipes qualifiées pour la situation. Des sites choisis parmi une liste d’une soixantaine d’options. À côté des habituels Moscou, Saint-Pétersbourg, Krasnodar ou Kazan, un choix retient particulièrement l’attention. L’Égypte est en effet la seule délégation à avoir choisi de s’implanter pour la compétition à Grozny, capitale de la République de Tchétchénie. Un choix étonnant tout d’abord au regard de la géographie. L’Égypte devra donc faire prêt de 2 000 km pour affronter l’Uruguay à Ekaterinbourg, 2 500 pour aller défier la Russie à Saint-Pétersbourg, le déplacement le plus court étant réservé pour leur dernier match face à l’Arabie Saoudite, à Volgograd, avec à peine 800 km à faire.
Un choix qui va surtout se muer en débat politique, tant la Tchétchénie n’est pas une région neutre de la Russie. Dès ce choix officialisé, c’est en effet l’association Human Rights Watch qui monte au créneau, déclarant cette décision « choquante » et « outrageuse », demandant à ce que la FIFA fasse marche arrière et demande à l’Égypte de déplacer son camp de base vers une autre ville. La réponse de la FIFA est quelque peu évasive, et confirme que pour l’instance mondiale, la Tchétchénie est une région comme une autre.
« Nous n’avons pour l’instant aucune raison de penser que le choix de la fédération égyptienne d’être basée à Grozny pourrait impacter la cause des droits de l’Homme. Ceci dit, la FIFA prendra les mesures appropriées en accord avec sa politique de droits de l’homme si cette situation devait changer durant les mois à venir. »
Aux origines de Grozny et Akhmat
Déclarée indépendante en 1991 lors de la dislocation de l’URSS, la Tchétchénie connaît au cours des années 1990 deux guerres civiles, entre 1994 et 1996, puis en 1999-2000 entre milices armées indépendantistes islamiques et le pouvoir central de Moscou. Face à la faiblesse de l’État russe de l’époque, symbolisée par le désastre que fut la Première Guerre de Tchétchénie sous le commandement de Boris Eltsine, la Tchétchénie devient en quelques années un facteur de déstabilisation extrêmement important dans tout le Caucase. Les groupes armés à sa tête établissent des liens avec plusieurs groupes terroristes islamistes en Afghanistan, Jordanie puis partout dans le Golfe jusqu’à proclamer la République islamiste de Tchétchénie en 1999.
Vladimir Poutine, pour sa première année à la tête du gouvernement russe, sera celui qui mettra fin à ce conflit, au prix de dizaines de milliers de morts, à tel point qu’on évoque une « extermination des Tchétchènes en tant que peuple » à l’issue de ce conflit. Qu’importe pour le nouveau maître du Kremlin, la Tchétchénie est pleinement réintégrée dans la Fédération de Russie, mais ce n’est pas tout. Pour asseoir son pouvoir sur place, il va confier à deux hommes le soin d’assurer le pouvoir de la Fédération de Russie : Akhmad et Ramzan Kadyrov.
Lorsque Akhmad meurt en 2004, assassiné en public dans le stade de Grozny, Ramzan Kadyrov, son fils, a à peine 30 ans. À son actif, une carrière déjà pleine en tant que combattant au côté de son père, grand Mufti de Tchétchénie, qui se battra contre l’armée russe lors de la Première Guerre de Tchétchénie, avant de changer radicalement de côté à l’abord de la deuxième. D’ennemi des russes, le clan Kadyrov devient leur plus fidèle allié et Akhmad se retrouve ainsi chef du gouvernement tchétchène, puis président de la République de Tchétchénie en 2003 grâce à l’appui de Vladimir Poutine. L’ennemi en ces temps-là passe alors de Moscou aux terroristes islamistes qui continuent de perpétrer plusieurs dizaines d’attentats en Tchétchénie, mais également à Moscou et Saint-Pétersbourg. Plus particulièrement, ces terroristes se revendiquaient de l’islam wahhabite, originaire d’Arabie Saoudite, et en pleine expansion grâce notamment à tous les combattants étrangers arabes ayant trouvé ici une terre de jihads.
Après un an d’exercice donc, Akhmat meurt dans un attentat commandité par les islamistes, qui auront réussi à introduire une bombe dans la colonne porteuse du balcon présidentiel de ce stade de Grozny alors que le président assiste à la commémoration de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. Ramzan est encore jeune, mais il est l’héritier du clan des Kadyrov, il se doit donc de prendre la relève. Il est ainsi nommé tout d’abord Premier ministre, puis « élu » président en 2007. Le début d’un règne sans partage.
Le football pour se donner un semblant de normalité
Construit sous le signe de la reconstruction de la Tchétchénie, le règne de Ramzan Kadyrov ne tarde pas à être également synonyme de terreur. Tortures contre ses opposants, persécution contre les homosexuels, suspicion d’assassinats ciblés, justification des « meurtres d’honneur », le grand maître règne sur la Tchétchénie comme bon lui semble, sûr du soutien du Kremlin qui n’attend de lui qu’une chose : neutraliser le terrorisme, et notamment aujourd’hui les combattants de Daesh, dont la Tchétchénie est un grand pourvoyeur. Alors en dehors de son exercice quotidien du pouvoir qu’il exerce d’une main de fer, Kadyrov tente de montrer un autre visage, en grande partie par le biais du sport.
Cela passe par les sports de combat, sa première obsession, à travers desquels il se construit une image d' »homme tchétchène véritable », comme lorsqu’il s’affiche avec Mike Tyson. Il monte également en 2016 un tournoi de MMA, nommé « Grand Prix Akhmat », dans lequel il introduit une catégorie jeune, où il fait combattre ses fils, chacun âgés de moins de 12 ans, et assiste à leurs combats. Peut-être pas la meilleure façon de se présenter en tant que « bon père de famille », mais un événement qui donne une idée du virilisme qu’il tente d’incarner. Et quoi de mieux qu’un club de football comme carte de visite internationale ?
Le Terek Grozny va ainsi devenir une vitrine du pouvoir de Kadyrov, et un exemple du culte de la personnalité qu’il tente d’impulser. Cela passe tout d’abord par la relocalisation des matchs du club, qui ne se disputaient plus à Grozny depuis la guerre pour cause de sécurité. Au total, une vingtaine d’années d’exil qui prendront fin en 2007. Il va également construire un nouvel écrin pour ses stars en ouvrant en 2011 un nouveau stade de 30 000 places, nommé encore une fois en mémoire du père « Akhkmat Arena ». Pour son inauguration, il ne fait d’ailleurs pas dans la demi-mesure et organise un match entre une équipe du Caucase, dans laquelle il jouera lui-même, face à une équipe de stars mondiales parmi lesquelles Diego Maradona, Luis Figo ou Alain Boghossian. Pour marquer le coup, le club engage Ruud Gullit comme entraîneur le temps d’une saison, espérant ramener la Ligue des Champions à Grozny. Nouveau coup de théâtre en 2014 quand il décide de faire signer au Terek Grozny un joueur atteint d’une tumeur au cerveau et de lui payer l’intégralité des soins. Enfin, l’an dernier, le Terek, appellation du club depuis 1958 est renommé en « Akmat » Grozny.
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Une Coupe du monde que Kadyrov refuse de voir comme spectateur
Lorsque l’organisation de la Coupe du Monde est finalement attribuée à la Russie, Kadyrov entend bien profiter de ce moment pour s’afficher une nouvelle fois avec les grands de ce monde. Le voici qui rêve déjà d’accueillir des matchs de la compétition et se renseigne auprès de cabinets d’architecte pour faire des travaux d’agrandissement au stade Akhmat. Grozny finalement non retenue en tant que ville hôte, il reste donc la possibilité de devenir un camp de base pour les équipes de cette Coupe du Monde, proposition cette fois-ci retenue selon les critères de la FIFA. La Tunisie, l’Iran et même l’Arabie Saoudite sont venus visiter les installations ; c’est finalement l’Égypte qui choisit la patrie des Kadyrov. Un choix stratégique, celui d’une région musulmane de Russie pour une équipe d’Égypte qui arrive en terrain favorable pour la fin de ramadan.
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Un choix qui s’avère finalement plus que politique puisque Kadyrov n’aura résisté que quelques heures à l’envie de s’afficher avec la star internationale. À l’occasion d’un mondial que Vladimir Poutine a voulu irréprochable en termes de sécurité, mais également d’accueil des délégations étrangères, toutes les occasions sont bonnes pour redorer l’image de la Russie. Les images de Vladimir Poutine s’affichant avec le prince héritier d’Arabie Saoudite Mohamed Bin Salmane – pays avec lequel la Russie est plutôt en froid diplomatiquement depuis quelques années – dans la tribune présidentielle du stade Loujniki à l’occasion du match d’ouverture ne font que confirmer aux observateurs internationaux la volonté du Président russe d’envoyer des signaux d’ouverture.
À peine sorti de sa sieste, réveillé par l’entourage du président et conduit spécialement dans la voiture présidentielle au stade pour ce tour d’honneur, Mohamed Salah joue le jeu, sans vraiment se douter de la controverse médiatique qui l’emportera le lendemain. Qu’importe, pour Kadyrov le contrat est rempli. L’infréquentable aura eu droit au sourire du buteur de Liverpool pendant une dizaine de minutes. Reste à imaginer l’accueil qu’il réserverait à la star égyptienne en cas de qualification des pharaons pour les huitièmes de finale.
Photo de couverture : KARIM JAAFAR/AFP