En route pour la Russie #22 : Un Euro 1960 entre Soviétiques et Franquistes

Notre dispositif Coupe du Monde est bien en place et comme chaque jeudi jusqu’à l’ouverture de la compétition, nous vous proposons un article qui fait le lien entre un pays qualifié pour la compétition et le pays organisateur. Place ce jeudi à l’Espagne, entre football, Franco, URSS et un Euro 1960 historique. 


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En déclenchant depuis le Maroc en juillet 1936 un putsch entraînant l’Espagne dans une guerre fratricide entre camps  nationalistes et républicains, Franco permettait également à l’Allemagne nazie et à l’URSS de trouver un champ de bataille qui servira de prélude à la Seconde Guerre mondiale. Ce conflit sanguinaire aura également une influence prépondérante dans l’histoire du football espagnol et facilitera bien involontairement la victoire de l’URSS lors du premier Euro en 1960.

L’Espagne fut le théâtre de l’affrontement de deux idéologies. D’un côté, Mussolini et Hitler apportèrent un soutien militaire décisif au camp nationaliste, testant le matériel et les stratégies qui seront utilisés, quelques années plus tard, comme celle de la guerre totale, tragiquement symbolisée par le bombardement de Guernica qui suscita la réprobation internationale par son horreur. De l’autre, l’aide de l’URSS au camp républicain fut plus ambiguë, variant au gré des intérêts personnels de Staline.

Le 26 avril 1939, la chute de Madrid vient sceller quatre années d’atrocités et la victoire de Franco qui peut alors imposer son pouvoir absolu sur l’Espagne. Anthony Beevor, dans son monumental La guerre d’Espagne, illustre l’événement en remarquant que, le pape Pie XII envoya un télégramme de félicitations à Franco dans lequel il déclarait ; « Élevant notre cœur vers le Seigneur, nous adressons nos sincères remerciements à Votre Excellence pour la victoire de l’Espagne catholique. « Ciano écrivit dans son journal : Madrid est tombée et, avec la capitale, sont tombées toutes les autres villes de l’Espagne rouge. C’est une nouvelle victoire formidable pour le fascisme, peut-être la plus grande jusqu’à présent ». (1)

Franco, se montrant prudent, évite durant la Seconde Guerre mondiale de trop s’impliquer auprès de ses soutiens d’hier, se contentant d’envoyer une division de volontaires, la División Azul, combattre en URSS, mais se limite à une aide matérielle pour le reste. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le régime franquiste est extrêmement isolé sur le plan international et le pays exsangue économiquement.  Cependant, le contexte de la guerre froide permet,  plus tard, et progressivement, de s’attirer les bonnes grâces des Anglo-saxons,  le communisme devenant le nouvel ennemi à abattre. Durant cette période d’isolement du pays, le football est alors l’un des meilleurs moyens de communication vis-à-vis de l’extérieur, surtout via les victoires du Real Madrid en Coupe d’Europe, et à travers les représentations de la sélection nationale.

Football et franquisme

Dés le 8 août 1936, la Fédération espagnole est épurée et dirigée par des fidèles au camp républicain. En réaction, les nationalistes créent, le 17 octobre 1937, la Real Federacion de España. La sélection de cette dernière rencontre le Portugal du dictateur Salazar à Vigo, et ce malgré le bannissement des matchs internationaux imposé par une FIFA fermant les yeux pour l’occasion. Incongruité de l’histoire, au Congrès de la FIFA de Paris du 3 juin 1938, les deux fédérations sont présentes, la FIFA se prêtant au principe de non-intervention et restant neutre dans le conflit. Suite à la victoire du camp nationaliste et par décret du 22 février 1941 est créée la Délégation nationale des Sports de la Phalange traditionaliste.

La Phalange, parti fondé en 1933 par José Antonio Primo de Rivera, fils du dictateur militaire du début du siècle, hérite ainsi de la direction du sport espagnol dans sa totalité. La phalange, d’inspiration fasciste et profondément anticommuniste, est intégré avec les mouvements monarchistes, catholiques conservateurs et carlistes – mouvement qui revendique le trône pour la branche aînée des Bourbons d’Espagne – dans le “Movimiento”, soit l’appareil d’État du régime franquiste. Le sport est entièrement dirigé par le politique et majoritairement par des phalangistes. Le premier Délégué national des sports se trouve être le Général Moscardo qui introduit dans le monde du sport espagnol une série de symboles phalangistes. Ainsi, la sélection nationale de football abandonne la vareuse rouge pour le bleu des phalangistes, le salut fasciste est également de circonstance et le chant de la phalange “Cara al sol” résonne dans les stades espagnols.

Afin de se démarquer des encombrants alliés d’hier, ce “folklore” fasciste est finalement progressivement abandonné alors que le sport espagnol est, lui, dans un état désastreux, dirigé par ce que l’on peut appeler des incompétents ; pauvre en infrastructures de qualités et n’obtenant que de faibles résultats dans les différentes compétitions internationales. Cependant, exception à la règle, le Real Madrid est, lui, le meilleur ambassadeur d’un pays isolé politiquement.

Euro 1960

La création, en 1954, de l’UEFA répond à un besoin d’émancipation des Européens vis-à-vis de la FIFA ; le football est ainsi précurseur du rassemblent politique européenne qui se concrétisera trois ans plus tard. Rapidement, l’UEFA organise des Coupes d’Europe par clubs (1955 pour la C1) qui rencontrent un énorme succès populaire. Alors que la Copa America existe depuis 1916, le projet maintes fois avorté de lancer un équivalent européen tarde à se concrétiser. Cependant, au congrès de Stockholm, en juin 1958, l’UEFA annonce fièrement la création de la coupe Henri Delaunay, du nom du premier secrétaire général de l’UEFA, décédé en 1955, et remplacé à ce poste par son fils, qui est, cette fois-ci, une compétition par nation. Le projet trouvant enfin sa concrétisation. Les Britanniques, plus intéressés par le football de club, boudent la compétition, de même que l’Italie et la RFA. Seuls dix-sept pays participent aux qualifications et essayent d’obtenir une place pour la phase finale qui se dispute à quatre. Les demi-finalistes décidant, entre eux, quel pays accueille la phase finale ; pays qui s’avère être la France.


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En huitième de finale, l’URSS dispose de la Hongrie (3-1 et 1-0), le match aller à Moscou se disputant devant 100.000 spectateurs, tandis que l’Espagne atomise la Pologne (2-4 et 0-3). Le sort décide alors de proposer un sulfureux URSS vs. Espagne lors des quarts. Outre l’aspect politique évident de la rencontre, sur le papier, le match ne manque pas d’intérêt avec Alfredo Di Stefano et Lev Yashin comme stars attendues de cette confrontation. « Cependant, neuf jours avant la manche aller, un Conseil des ministres est réuni d’urgence par Franco. Il s’agit de déterminer s’il est « approprié » que les équipes espagnoles et soviétiques se rencontrent ou encore que des citoyens espagnols se rendent en URSS, et vice-versa. Quatre jours plus tard alors que les joueurs espagnols sont réunis pour une dernière préparation avant le départ pour Moscou, les ministres décident lors d’une seconde réunion qu’ils ne pourront pas s’y rendre. La légende veut que Di Stefano se soit lamenté : « Pourquoi ? Pourquoi ? » « Un ordre supérieur lui répondra-t-on ». » décrit O. Mouton, dans son livre Hors-jeu. (2)

L’UEFA tente de jouer les pompiers de service et propose de jouer le match sur terrain neutre. L’URSS refuse, l’UEFA est contrainte de déclarer l’Espagne forfait et lui inflige une amende de 2 000 francs suisses. La sélection espagnole, qui ambitionnait de remporter le trophée, reste impuissante à la maison. La frustration est grande pour les joueurs espagnols dont beaucoup terminent leur carrière internationale à cette période. Officiellement, le régime espagnol explique sa position par le fait « que des hommes de la division Azul qui avaient combattu sur le front russe croupissaient encore dans les immensités désolées de la Sibérie. »  selon Paul Dietschy, dans son Histoire du football (3), bien que théoriquement les 321 prisonniers furent ramenés, en avril 1954, par le Semiramis qui rejoignait Barcelone depuis Odessa.

Cet Euro 1960 est également une grande victoire pour les régimes communistes d’Europe de l’Est. Victorieuse 2-0 de la France dans la petite finale, la Tchécoslovaquie complète un podium 100% communiste. La grande finale, elle, se joue entre l’URSS et la Yougoslavie, devant 18 000 curieux, qui s’amassent dans le stade parisien. Dans une rencontre très fermée et rugueuse, ce sont les Yougoslaves qui ouvrent le score juste avant la pause. Intéressant techniquement et en parfaite continuité du match contre la France, Drazen Jerkovic centre sur la tête de Milan Galic, qui prend le dessus sur Igor Netto, et reprend victorieusement la balle de la tête. Un record pour Galic qui marque là dans son dixième match international consécutif.

À la mi-temps, les Soviétiques sont menés, les têtes sont basses et le sacre semble désormais bien loin. Mais remotivés par l’entraîneur Gavril Kachalin, les Rouges repartent de pied ferme. Sous l’impulsion du trentenaire Lev Yashin qui stoppe de multiples coups-francs tirés par Kostic, les Soviétiques bouleversent totalement leur style de jeu en se ruant vers l’attaque. De son côté, le portier yougoslave repousse une frappe lointaine de Bubukin dans les pieds de Metreveli qui égalise. Trois minutes avant la fin du temps réglementaire, Ivanov croît donner l’avantage aux siens, mais Jerkovic sauve son camp sur la ligne et offre une prolongation. Sept minutes avant le terrible tirage au sort, un joueur se transforme en sauveur de toute l’Union soviétique.

Premier joueur de deuxième division sélectionné sous les couleurs soviétiques alors qu’il évolue à Rostov-sur-le-Don, Viktor Ponedelnik donne l’avantage à son équipe. Un avantage décisif. Il déclara pour l’occasion qu’ « il y a des matchs et des buts qui sont vraiment spéciaux, un fait qui peut changer la carrière d’un joueur. » Lui qui est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs attaquants soviétiques de tous les temps.

Au final, Espagne et URSS ne se rencontreront qu’à quatre reprises ; en finale de l’Euro 64 où Franco peut fêter, à domicile, cela comme une victoire personnelle, puis deux fois, en 1971, dans le cadre des qualifications pour l’EURO 72 et enfin en janvier 1986, à Las Palmas, où les locaux s’imposent 2-0. Des matchs que Franco, décédé le 20 novembre 1975, ne peut admirer. Ajoutons également qu’une polémique plus ou moins similaire se produisit lors de la saison 68-69 suite à la répression du Printemps de Prague ; les clubs de l’ouest refusant de rencontrer ceux de l’Est, un tirage au sort fut organisé à nouveau, mais, en guise de protestation, des clubs comme le Dynamo Kiev ou le Levski Sofia décidèrent de se retirer de la compétition.

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Si l’URSS n’existe plus et que l’Espagne est passée à autre chose, le référendum catalan fut l’occasion de raviver les tensions et de rappeler quelques essences de Guerre froide. Le ministre des Affaires étrangères espagnoles, Alfonso Dastis, affirmant « des désinformations et manipulations se sont développées autour du référendum et des événements qui ont suivi en Catalogne. » En visant explicitement la Russie, Poutine en profita, pour sa part, de fustiger le pouvoir espagnol en déclarant « Il apparaît qu’aux yeux de certains de nos partenaires, il y a de ‘légitimes’ partisans de l’indépendance et de la liberté, et il y a les ‘séparatistes’ qui n’ont pas le droit de défendre leurs droits, même via des mécanismes démocratiques. Ce genre de ‘deux poids deux mesures’ est lourd de danger pour le développement du continent européen. Lorsque la Crimée a déclaré son indépendance, en se fondant sur un référendum sur son rattachement à la Russie, cela ne vous a pas plu pour une raison ou une autre. » Rien cependant qui n’ouvrirait la porte à un remake de 1960 lors de la Coupe du Monde russe.

Viktor Lukovic

 

(1) Anthony Beevor, La guerre d’Espagne, p.540.

(2) O.Mouton, Hors-jeu, p.83.

(3) Paul Dietschy, Histoire du football, p.430.

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