« Ion Voinescu était le meilleur gardien de but de Roumanie de tous les temps. Un collègue extraordinaire, qui m’a beaucoup aidé. Un homme merveilleux. » Emerich Ienei

Au milieu des Gordon Banks, Lev Yashin, Dino Zoff et autre Sepp Maier apparaît un nom inconnu : Ion Voinescu. En 2015, l’UEFA publie sur son site internet une sélection des meilleurs gardiens de chacun des pays européens. Point de Duckadam ou de Bogdan Stelea pour la Roumanie. Car si aucune image de ses exploits n’est réellement parvenue jusqu’à nous, la légende qui entoure Ion Voinescu est toujours bien vivante. Et ne souffre d’aucune discussion : Ion Voinescu est le meilleur gardien de but que la Roumanie ait connu.

« Le Club Sportif de l’Armée Steaua București, dirigeants, joueurs, entraîneurs et techniciens, déplore le décès du grand footballeur roumain Ion Voinescu et adresse un message de compassion à ses parents et amis, ainsi qu’à tous ceux qui l’ont connu et apprécié.

Ion Voinescu est considéré comme le meilleur gardien de but de l’histoire de la Roumanie. Une légende du football. Pendant 13 années, il a défendu la cage du Steaua, équipe avec laquelle il a remporté six titres nationaux et cinq Coupes de Roumanie. […] »  Site officiel du CSA Steaua.

Un surnom, Țop

Le communiqué officiel du CSA Steaua Bucarest présente à merveille la légende Ion Țop Voinescu, que l’on appelait également Omul-Steaua (L’Homme-Steaua) eu égard à sa longévité avec le club bucarestois, qui s’appelait encore CCA à l’époque. Un club avec lequel Voinescu est sacré champion de Roumanie en 1951, 1952, 1953, 1956, 1960 et 1961, les tous premiers titres d’un club encore jeune, puisque créé en 1947 à peine. Un club dont Voinescu porte le maillot durant treize saisons.

A huit ans, le jeune Ion découvre le football dans le club le plus proche de chez lui, l’Olimpia Bucarest, où joue déjà son grand frère. Le jeune garçon, milieu de terrain, ne tient pas en place. Il saute, court, bondit, plonge même, d’un bout à l’autre du terrain. Au point de rapidement gagner un surnom : « Țop » (que l’on pourrait traduire en français par le « hop » accompagnant un bond). Un surnom d’enfant qu’il garde durant toute sa carrière, et qui accompagne aujourd’hui encore son nom.

Car arrivé à l’adolescence, Voinescu n’en finit plus de bondir. S’il n’est pas très grand (1,74m), l’adolescent est agile et très mobile. Devenu gardien pendant la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle il a la chance de pouvoir continuer à jouer, il ne refuse jamais un plongeon, avec l’insouciance de ses 17 ans. C’est à cet âge qu’il découvre la Divizia A, avec le RATA Târgu-Mureș. Une petite saison passée loin de la capitale, où il rentre dès l’année suivante.

Voinescu
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En 1948, Voinescu signe avec le Metalul Bucarest, club des usines Malaxa qui vient d’accéder à la Divizia A pour la première fois de son histoire. C’est avec le Metalul que Voinescu dispute sa première saison complète. S’il ne peut empêcher à son équipe un retour immédiat en Divizia B, le jeune gardien complète sa panoplie technique. Las, le Metalul, deuxième de son groupe derrière le Steagul Roșu Stalin (nom de la ville de Brașov après-guerre), rate de peu la remontée.

Un seul club, plusieurs prix

Ce petit échec n’enraye en rien la progression du jeune Țop Voinescu. Après deux sélections en équipe de Roumanie, honorées face à l’Albanie en 1949 et 1950, c’est le grand CCA qui met la main sur lui. Un transfert obligé pour le joueur, amené à entrer dans l’Armée pour son service militaire. Le Dinamo met pourtant la pression pour l’enrôler, mais le joueur refuse catégoriquement, convaincu par les méthodes de la Securitate, la police politique du Ministère de l’Intérieur, dont dépend le club. « J’ai reçu au même moment une offre du Dinamo et du Steaua. Mais je n’ai pas eu besoin de choisir. Un soir, j’étais à peine arrivé dans la rue où j’habitais que la Police m’est tombée dessus. Ils m’ont dit que j’avais cinq minutes pour monter chez moi et prendre des affaires chaudes. On était en été, je n’ai pas compris pourquoi je devais fouiller pour me trouver des vêtements d’hiver mais je n’ai pas su quoi répondre. Ils m’ont emmené dans une petite chambre fraîche. J’y suis resté quatre heures, seul. Au final, un représentant du club est arrivé et m’a demandé si j’avais réfléchi à leur offre. Je n’en revenais pas. Je leur ai dit que je ne signerai jamais au Dinamo à cause de cette nuit et que je n’avais rien à faire de leur offre, et je suis parti. Je suis allé le lendemain au siège du Steaua. J’ai signé sans lire le contrat, » avoue-t-il lors d’une grande interview accordée à Prosport en 2014. « Ça m’allait très bien parce que je faisais l’Armée, et j’avais surtout l’avantage de jouer dans une équipe qui a eu des résultats exceptionnels. »

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Appuyée par les plus hautes sphères dirigeantes du nouvel Etat communiste, le CCA, ancêtre du Steaua, connaît sa première période de gloire, et six titres nationaux, dont Voinescu est un des artisans. La lutte est pourtant âpre pour le poste de gardien, puisqu’il doit se le disputer avec Costică Toma, l’autre grand gardien de l’époque. Tous deux se partagent la place devant le but en club comme en sélection, sans la moindre animosité.

« Tous deux avaient des qualités extraordinaires. Voinescu était plus sobre, mais il avait la colère facile, il explosait plus souvent. Il s’énervait plus fort après avoir encaissé un but, par exemple. Toma, bien qu’il soit plus moqué, était le plus équilibré. Il a souvent pris sur lui pour éviter tout conflit. Malgré leur rivalité, ils ne se sont jamais disputés. » Ilie Savu, entraîneur du CCA entre 1953 et 1959

Si les deux hommes partagent leur poste, c’est bien Ion Voinescu qui attire l’œil et reçoit les honneurs. En 1951, lui est décerné l’Ordre du Travail classe II ainsi que L’Etoile de la République. Deux distinctions qu’il est aujourd’hui encore le seul et l’unique sportif roumain à avoir reçu ! L’année 1952 apporte une nouvelle preuve de son niveau exceptionnel. Cette année-là, la Roumanie dispute les Jeux Olympiques d’Helsinki. Manque de chance. Malgré sa présence, accompagnée de celle de Titus Ozon dans les rangs roumains, la Roumanie tombe sur un os. Dès le premier tour de la compétition, les Roumains sont éliminés par la Hongrie des Grosics, Lorant, Kocsis, Hidegkuti, Puskas et autre Czibor. Une courte défaite 2-1 qui renvoie les Roumains chez eux, mais propulse Voinescu dans les titres de la presse scandinave, qui n’hésite pas à le considérer comme « le meilleur gardien du monde ! »

Au centre, lors de l’une de ses 22 sélections en équipe de Roumanie © prosport.ro

Arsenal, Vasco da Gama et la Securitate

Déjà dans les années 50, les performances attirent l’œil de clubs occidentaux. C’est ainsi qu’en fin d’année 1956, Ion Voinescu reçoit une offre de contrat envoyée par Arsenal après une tournée disputée par le CCA en Angleterre en octobre. Lors du match disputé face aux Gunners (1-1), le gardien a impressionné ses adversaires malgré une erreur peu banale, puisqu’il y a encaissé un but après avoir été aveuglé par les lumières du stade, lui qui jouait pour la toute première fois en nocturne! Si cette offre est une reconnaissance inespérée, elle est le début d’un moment douloureux pour le joueur. Car la Securitate n’a pas oublié son refus quelques années plus tôt. Et ses méthodes n’ont pas changé. A peine Voinescu reçoit-il l’offre que les miliciens frappent à sa porte. Il le raconte lui-même dans son interview à Prosport : « Je n’ai même pas eu le temps de la regarder que j’avais la Securitate à ma porte. Ils m’ont bandé les yeux, mis dans un fourgon et emmené dans un de leurs bureaux. Ils ont commencé à m’interroger, notamment sur mes relations à l’étranger. J’ai essayé en vain de leur expliquer que j’étais footballeur, qu’il était normal de recevoir des offres de l’étranger, mais ça les énervait encore plus. Ils me mettaient la lumière dans les yeux et criaient. Ils ne m’ont pas frappé mais m’ont torturé psychologiquement. Heureusement, j’étais costaud. Le lendemain matin, ils m’ont remis dans un fourgon et m’ont ramené chez moi. J’ai jeté l’offre à la poubelle. De toutes manières, je n’aurais jamais pu l’honorer à cause de la politique menée à cette époque. »

Lorsque cinq années plus tard, c’est le club brésilien de Vasco da Gama qui envoie un émissaire faire le long voyage jusqu’à Bucarest pour faire parvenir une offre, Voinescu n’y prête même pas attention. Encore sous le joug de Gheorghiu-Dej, la Roumanie ne connaît pas encore l’ouverture vers l’extérieur que Ceaușescu amorcera lors de son arrivée au pouvoir quelques années plus tard. Trop tard pour Voinescu. « Cinq ans étaient passés depuis l’offre d’Arsenal, mais quand j’ai vu la feuille en face de moi, je me suis instinctivement tourné vers la fenêtre. Je m’attendais à voir la Securitate, à devoir supporter une nouvelle nuit d’interrogatoire. Je les ai remerciés chaleureusement, je leur ai dit que j’appréciais leur intérêt, et j’ai fui de la pièce. On reste marqué par certains moments de la vie. Et la Securitate traumatise même les plus forts. Je ne sais pas comment, mais ils réussissent à détruire psychologiquement, à développer des craintes qu’on ne pense même pas avoir en soi. Je détestais tout ce qu’il se passait au pays à cette époque. Mais je ne pense pas à ‘comment ça se serait passé si…’ Je me suis accompli comme footballeur en Roumanie et je suis fier de ce que j’ai réalisé. » Jusqu’à sa retraite des terrains en 1963, Ion Voinescu joue donc pour le seul maillot du CCA, devenu Steaua en 1961.

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Un immense héritage

Souvent blessé au cours de sa carrière – principale raison pour laquelle le Steaua a conservé Costică Toma à ses côtés durant plus d’une décennie – Ion Țop Voinescu a finalement dû se résoudre à quitter la Roumanie en cachette. Atteint d’un cancer de la thyroïde, il fait discrètement appel à des amis parmi les douaniers pour être exfiltré vers la France, où il est logé, nourri et opéré sans que la Securitate n’en soit au courant. Un exploit qui lui sauve la vie.

Voinescu reste ainsi dans le monde du football, et du Steaua. Il obtient le titre de Maître Emérite du Sport, et est diplômé entraîneur. Au sein du club bucarestois, il officie au sein des équipes jeunes, juniors et de l’équipe senior, en tant qu’entraîneur des gardiens. C’est lui qui forme et entraîne les gardiens qui font l’histoire du club après lui : Helmuth Duckadam (qu’il entraîne durant toute sa carrière), Vasile Iordache, Dumitru Stângaciu ou encore Daniel Gherasim comptent parmi ses prestigieux disciples. C’est avec lui à sa tête que l’équipe junior du Steaua remporte en 1977 le titre de champion de Roumanie pour la première fois. Cette année-là, le club bucarestois réussi un extraordinaire triplé, puisque ses équipes junior, espoir et senior sont toutes titrées.

« Il était unique. Un gardien extraordinaire. C’est grâce à lui que je n’ai pas abandonné le football quand j’ai encaissé des buts faciles lors de mon arrivée au Steaua. » Helmut Duckadam

C’est vers la fin des années 80 que Voinescu prend sa retraite. Auprès de sa femme Elena, l’amour de toute une vie. Celle qu’il a aperçu pour la première fois dans la tribune derrière lui, en plein match, alors qu’il était remplaçant. « On a échangé des regards pendant tout le match. Je sais que ça ne fait pas professionnel, mais je ne me tournais vers le terrain que quand on prenait un but, » s’amuse-t-il 60 ans plus tard. Elena, qu’il a ramené chez elle à pieds le soir même avant de rentrer chez lui, un aller-retour de quatorze kilomètres. Elena, qui l’a soutenu jusqu’au bout. Après une première attaque cérébrale en 2009, Ion Voinescu est décédé hier, à 88 ans, quelques jours après une seconde attaque. Sans aucun regret : « Je suis un homme chanceux. J’ai joué dans la plus belle équipe de Roumanie, j’ai connu des personnes qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Et j’ai eu la chance de jouer au football quand il signifiait quelque chose. J’ai été et je suis un homme on ne peut plus heureux. Malheureusement, je suis le dernier en vie. Je n’ai été qu’à un seul enterrement. Je ne peux pas. Probablement que personne ne viendra au mien. On m’a oublié, mais c’est normal. Je me suis fait à cette idée. Il me reste de beaux et nombreux souvenirs. »

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Lors de son interview, Ion Voinescu s’est trompé. En Roumanie, personne ne l’a oublié. Pour la cérémonie, qui aura lieu en début de semaine prochaine, le légendaire gardien de but aura droit aux honneurs militaires dus à son rang de colonel. Il sera accompagné par l’équipe du CSA Steaua et de nombreux supporters du club. Un adieu à la hauteur de sa légende.

« Je n’arrive pas à y croire. Il a été mon premier entraîneur quand je suis arrivé au Steaua. Pour moi, c’est le meilleur entraîneur de gardiens que j’ai connu. Il m’a énormément appris sur la technique, la mobilité. Nous faisions des entraînements très durs, qui m’ont énormément aidé dans ma carrière. Je suis sous le choc. » Vasile Iordache

Pierre-Julien Pera


Image à la Une © prosport.ro

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