Il y a quatre ans disparaissait Vladimir Beara, parmi les plus grands gardiens de sa génération dont le transfert du Hajduk Split à l’Étoile rouge de Belgrade, en 1955, donne lieu à l’une des premières grandes inimitiés entre Serbes et Croates dans le football yougoslave.

La première partie de ce portrait est lisible ICI


Article publié le 4 novembre 2017, sur Mozzart Sport, par Predrag Dučić  |  Traduit du serbe au français par Guillaume Balout pour Footballski.fr

La fuite du « maudit Morlaque »

Après l’appel de Beara, Aca Obradović s’offre une virée au [restaurant] Madera. Il trinque en bonne compagnie en arborant un mystérieux sourire. Il n’en révèle la raison à personne. Cette nuit-là, il remplace symboliquement son spritz habituel par une bevanda[1] et passe toute la nuit à élaborer une stratégie. Au matin, il expose ses réflexions à Slobodan Ćosić, le secrétaire général de l’Étoile rouge…

Vasilje Nikolić, l’homme de l’Étoile rouge pour les affaires confidentielles, témoigne dans Politika : « J’ai intercepté le message de Slobodan Ćosić à la Fédération serbe de football selon lequel je devais passer immédiatement chez lui. Il m’a demandé, encore sur le perron, si j’étais libre la semaine suivante. On se comprend : pour l’Étoile rouge, je suis toujours disponible. Il m’a dit qu’il s’agissait du transfert d’un international que nous devons cacher quelque part à cause des protestations de son club après son engagement à l’Étoile rouge. »

Ćosić ne tourne pas longtemps autour du pot : « J’ai prévu que tu l’accueilles» Il se ravise toutefois un peu plus tard : « Il m’a dit qu’il renonçait à moi, car ma carrière à la Fédération pouvait être menacée. C’est pour cette raison qu’il s’est confié à Duško, un dirigeant du club dont je ne me souviens plus du nom de famille. Mais je sais comment tout ça s’est passé… La part la plus significative du travail est revenue à un chauffeur routier, un certain Mile, fidèle supporter de l’Étoile rouge à qui le club a mis un combi à disposition. Il est parti à Split avec ce combi, s’est présenté devant l’immeuble de Beara dans une tenue d’ouvrier et a dit au garde du corps, que le Hajduk employait pour assurer la protection de son gardien, qu’il avait été appelé pour un problème d’électricité. Pendant qu’il faisait semblant de s’affairer autour du compteur électrique en retenant l’attention du garde, Beara s’est discrètement glissé dans le combi. C’est sa femme qui lui a donné le signal. Il a rapidement terminé le travail, pris place dans le combi et démarré. Le glorieux gardien est resté allongé, tant qu’ils n’avaient pas quitté la ville, pour que personne ne le voie. Plus loin, sur le chemin, ce fameux Duško les attendait. Il était chargé de me remplacer dans la conduite de cette opération. Ils ont emmené Beara vers la destination que Slobodan Penezić Krcun[2], en personne, avait choisie. »

Une nouvelle fois : quel grand jeté ! Plus grand encore que celui de Highbury.

« En réalité, tout a dépendu du docteur Obradović. Il a posé les bases de la grande Étoile rouge. Aca est un grand homme de l’Étoile rouge », a dit, dans un entretien, Draža Marković, l’un des plus influents hommes politiques serbes de l’époque et président des Rouge et Blanc durant un mandat.

« Docteur O. », même légèrement grisé par l’alcool, était plus sage et plus intelligent que tous ses adversaires. Au cours de cette nuit pluvieuse et venteuse, rue de Kičevo, il a immédiatement déclaré sa flamme au meilleur gardien d’Europe. Car le règlement était le suivant : un joueur avait sept jours pleins pour se rétracter et revenir sur son transfert, c’est-à-dire, on l’aura compris, retourner dans son ancien club au bout d’une semaine. « Durant ces sept jours, nous l’avons caché de Topola jusqu’à Ravna Gora », a affirmé Obradović. Le jour, Beara séjournait dans plusieurs bourgades et villes des environs de Belgrade. La nuit, on le cachait dans des auberges. Lorsque l’information parvenait à la police, le lieu avait déjà changé et était sûr.

« Aca n’a jamais caché qu’il disposait d’une équipe compétente pour ce type d’opération. Plus tard, en réponse à une question lui demandant si Beara avait reçu de l’argent, il a répondu : ‘on a raconté que nous avons vendu le bus du club pour lui. C’est faux, évidemment, mais nous lui avons bien donné de l’argent. Il venait des poches des amis de l’Étoile rouge, des habitués du Madera pour la plupart. De plus, nous lui avons mis à disposition un appartement à Belgrade’ », écrit [le journaliste] Bobi Janković dans son livre Šta kaže Madera.

(Aca Obradović et Otto Hofmann, son confrère du Dinamo, seront plus tard chassés du monde du football à cause de leur prétendu techno-management. Comme personne, parmi les pontes communistes, n’était en mesure d’expliquer ce que signifiait ce mot « insultant », il a toujours désigné, pour les gens éduqués, des personnes plus compétentes que la moyenne pour occuper des fonctions politiques et qui sauraient diriger l’État comme elles l’avaient fait avec leurs clubs. Avec « docteur O. », l’Étoile rouge a disputé une demi-finale de Coupe d’Europe des clubs champions et demeurait l’une des équipes européennes les plus populaires en Amérique du Sud. Le Dinamo d’Hofmann, lui, est devenu la première équipe yougoslave à décrocher un titre européen en 1967.)

 Alors qu’il s’était déjà retiré de la vie publique, « docteur O. » a glissé, un jour : « J’ai toujours su qu’on ne pardonnait pas le succès en Serbie. Selon moi, il est plus aisé aux hommes politiques de se diriger vers le football, car cela leur permet, à bon compte, de bien se faire voir du public en revêtant le costume de grands pourfendeurs du nationalisme, du chauvinisme, du management et de toutes les autres choses qui étaient normales dans le monde entier. Mais ça, chez nous… »

« Vendu »

Split de bon matin. Un matin sans Beara. Ça tremble, ça gronde, ça cogne de tous les côtés… Le MUP de Split[3] écrit au MUP de Belgrade : « Livrer Vladimir Beara d’urgence ! Cet homme a l’intention de poser une bombe pour éliminer Sukarno, président de l’Indonésie, et Tito. » Au sein de la police secrète, les gens de l’Étoile rouge sont déjà au courant de ce qui se trame. Ils étouffent et apaisent la situation. Mais ceux du Hajduk ont aussi leurs propres réseaux. Ils se rendent directement chez le maréchal [Tito]. Bien qu’on y prépare d’importantes visites à l’Éthiopie de l’empereur Haïlé Sélassié et à l’Égypte du président Nasser, une délégation spéciale des Blancs est reçue par Edvard Kardelj, le deuxième homme « sans couronne » du pays. Et c’est ainsi qu’est née une de ses fameuses répliques : « Ciel, camarades, est-ce donc si important que ce Beara joue au tennis à Split ou à Belgrade ? » Les Splitois ne peuvent que remballer leurs affaires et rentrer chez eux après une telle rebuffade. « Oui, oui, Kardelj leur a bien dit cela. C’est exact. Il s’est montré fin avec eux, il a pris des gants pour refuser. Et il connaissait très bien qui était Beara. Et comment ne le saurait-il pas puisqu’il est venu à des matches et m’a vu… Mais c’était sa manière à lui de tout régler tout de suite, de mettre un terme à toute discussion sur ce sujet », a raconté Beara au crépuscule de sa vie.

En parallèle, les Splitois s’engagent dans la voie régulière par l’intermédiaire de Miko Tripalo, jeune fonctionnaire du Parti communiste yougoslave et président de la commission de discipline de la FSJ. Originaire de Sinj et quasiment de la même génération que Beara, il s’est battu autant que possible pour monter un dossier contre l’Étoile rouge pour paiement de joueur, ce qui était rigoureusement interdit à cette époque, mais l’accusation est tombée par manque de preuves. Et la procédure s’est arrêtée net. On a perdu toute trace de Tripalo, écarté au moment du Maspok[4]. Conscients d’avoir perdu la bataille, les dirigeants du Hajduk rompent toute relation avec leurs homologues belgradois. Commence ainsi la rivalité la plus relevée du football yougoslave entre le plus grand club serbe et le plus grand club croate du pays.

Avec Beara dans les buts, l’Étoile rouge remporte quatre titres en cinq ans et prend le leadership en Yougoslavie. Il faudra exactement seize ans au Hajduk pour en décrocher un nouveau. Cette longue période de souffrance attise encore plus la haine de la Torcida[5] et du Hajduk à l’encontre de son ancien gardien. Quelques fervents supporters effacent le nom du traître, tatoué sur leurs bras, avec des couteaux et des lames de rasoir. « Espèce de vendu ! », hurlent-ils sur tous les terrains de Yougoslavie en lui jetant des pièces de monnaie, occasionnant régulièrement des interruptions de match. Beara n’a jamais plus joué à Split. Lorsqu’il y allait, il ne pouvait même pas se promener en paix sur le front de mer. On le bousculait, on l’insultait. Les enfants lui disaient même des saletés que leurs parents entendaient…

Au diable, tout ce qu’il a donné au Hajduk ! Des nèfles, les trois titres de champion. Des nèfles, les quatre penalties de Šantek, Šikić, Benko et Režak arrêtés en un seul match contre le Dinamo. Des nèfles, ses acrobaties qui ont ensorcelé les Anglais. Des nèfles, la parade face à Puskás et sa place dans la meilleure équipe d’Europe. Des nèfles, l’hommage de Zamora et, encore mieux, celui de Lev Yachine. Bagatelles que tout cela. À Split, il est seulement resté Vlade le Simplet qui a trahi le Hajduk.

Bajdo Vukas, vingt ans après le transfert qui a secoué la Yougoslavie, s’est exprimé à ce sujet : « Beaucoup de gens ont comparé mon départ à Bologne à celui de Beara. On ne peut pas du tout le traiter de la même manière. Premièrement, moi, j’ai quitté le Hajduk en toute légalité, avec l’assentiment de tous. Et j’ai toujours dit que si le Hajduk s’y était opposé, je ne serais jamais parti. Rien ne s’est passé en douce… Deuxièmement, Beara a quitté le Hajduk au moment où cela lui convenait le plus. Le fait qu’il soit allé à l’Étoile rouge, un club qui a toujours été notre rival le plus sérieux, rendait sa faute encore plus grande. En faisant ça, il nous a particulièrement nui. En ce qui me concerne, et je crois que c’est pareil pour les autres gars du Hajduk, il nous était bien plus simple de partir pour n’importe quel autre club. Et ne parlons pas de la façon avec laquelle il est parti… J’ai toujours eu de l’estime pour Beara, vous pouvez le noter pour qu’on comprenne bien que je ne l’accuse pas, que je ne le critique pas. Je parle en mon nom, je dis comment ça a été dur pour tous ceux qui aiment le Hajduk. Je le considère comme un grand gardien. Aujourd’hui encore, lorsqu’on me pose la question, je réponds avec fierté qu’il est le meilleur de tous les gardiens que j’ai connus. Je suis d’accord avec le fait que Vladimir était le « Grand », comme on l’appelait. Mais je dois dire que jamais, pas même aujourd’hui, je ne lui ai pardonné. »

Le bon et bien élevé Vlade, comme derrière chaque grand homme, répondit : « Le Hajduk est tout pour moi. Aujourd’hui encore, je me réveille en pensant à lui, même en vacances. Le Hajduk est mon plus grand amour, un amour qui, comme chaque amour véritable et sincère, est plein de beaux, mais aussi de moins beaux, moments. Un amour pour lequel votre cœur bat et se serre avec douleur. »

L’humiliation du Poljud

Des années se sont écoulées. Après son passage en Allemagne où il a officié comme joueur et entraîneur, Vladimir Beara est retourné paisiblement à Split et vivait dans un appartement, route de Carinthie, sur les hauteurs de Bačvice. Au début des années 1970, des gens reconnaissants l’ont appelé pour qu’il revienne au club comme entraîneur des gardiens. On ne l’a pas gardé longtemps. Nommé entraîneur, Branko Zebec a chassé le « traître ». Puis ce furent les terribles guerres des années 1990. Il a dû se cacher dans son village natal. Un médecin connu, ami du [président croate] Franjo Tuđman qui était son partenaire de tennis, s’est permis de dire publiquement « comment le Hajduk a snobé Beara uniquement parce qu’un Serbe n’est pas vraiment en faveur de la démocratie du nouvel État indépendant de Croatie. »

En novembre 1995, la Croatie dispute un match de qualification pour l’Euro 1996 face à l’Italie et Tuđman se souvient des propos de son ami. Il demande qu’en loge, à côté de lui, soient assises deux anciennes vedettes du Hajduk : Frane Matošić et Vladimir Beara. Ante Pavlović, président de la Fédération croate de football, lui annonce la nouvelle et Vlade, tout heureux, revêt son plus beau costume avant de se diriger vers le Poljud. Nouvelle humiliation à l’entrée. Les vigiles ne le reconnaissent pas : « Eh toi, tu vas où, comme ça ? » Beara lui explique qui il est, ce qu’il fait, qu’il est invité au match… Ils consultent la liste des invités et voient alors son nom biffé. Au-dessus est écrit : Vinko Kuci, [un dirigeant du Hajduk]. Il soulève lentement son chapeau, salue… Les yeux humides et la tête baissée. Retour à la maison. Frappé de déshonneur comme jamais.

Split n’a jamais sincèrement pardonné le péché de Vladimir Beara. Encore moins oublié. Et le Hajduk n’a jamais vraiment fait marche arrière. L’Étoile rouge ? L’Étoile rouge s’est détournée de lui dès qu’il a quitté Belgrade. Elle n’a même pas accompagné son plus grand gardien comme il se devait lorsqu’il a rejoint les anges du football en août 2014. « Je n’ai jamais reçu de salaire ou de prime du Hajduk. Seulement 10 000 dinars pour mon mariage », assurait Beara à la fin de sa vie. « Combien cela valait-il ? Je n’avais même pas les moyens d’acheter un mouton. Et lorsque je suis parti en Allemagne, l’Étoile rouge m’a repris l’appartement qu’elle m’avait donné. »

Pour finir, l’injustice a même triomphé à la mort de Beara. Au lieu de son village natal, où est érigé le caveau familial, il a été inhumé au cimetière de Lovrinac, à Split, selon le rite catholique. Conformément à ses dernières volontés, son cercueil a été enveloppé dans le drapeau du Hajduk, accompagné par la chanson de Vinko Coce, Kada umren umotan u bilo[6]. (…)

Une version splitoise de l’un des transferts les plus controversés de l’histoire du football yougoslave est exposée par Mario Katunarić, grand ami de Vladimir Beara. En 2007, il se confiait à Milorad Bibić, journaliste à Slobodna Dalmacija : « Moi, Marin Mario Katunarić Domilija, suis né à Split en 1931 et j’ai passé toute ma vie [dans le quartier de] Veli Varoš. Vladimir Beara était mon ami. Sa famille, son père Jakov, sa mère Marija, ses frères Ljubo et Sveto et lui étaient comme ma seconde famille. Tous des gens bons et honnêtes. Jakov et Marija ont élevé leurs enfants pour qu’ils deviennent des gens bien. Et ils l’étaient. J’étais plus proche de Vlade. Il a été mon témoin de mariage. Nous sommes inséparables depuis presque soixante ans… Pourquoi je vous raconte ça ? Parce qu’on sait que Vlade et moi avons été des amis qui, toute la vie, se sont mutuellement confié leurs plus lourds secrets. Je décide aujourd’hui de dévoiler ce qu’il garde en lui depuis cinquante-deux ans : comment et pourquoi mon bon ami Vlade a quitté le Hajduk pour l’Étoile rouge !

Il y a cinquante ans, le Hajduk avait trois grands joueurs : Frane Matošić avait la plus grande autorité comme leader et capitaine, Bernard Bajdo Vukas était l’un des meilleurs joueurs du monde et Vladimir Beara l’un des meilleurs gardiens du monde. Alors que le Hajduk traitait Frane et Bajdo comme ils le méritaient, il enquiquinait Beara, le rabaissait, lui cherchait des noises, le blessait… Combien de fois Vlade est venu me voir en pleurs en me disant qu’il n’en pouvait plus, qu’on le considérait comme un moins que rien, et non comme l’un des meilleurs gardiens que le pays ait connu. Nous sommes allés sur la plage de Bene. Là-bas, il m’a fait part de ses peines dont il n’a parlé à personne d’autre. Vlade était et reste un honnête homme : il ne sait pas mentir, tromper, ce n’était pas un hypocrite, personne ne pouvait lui demander ça. C’en était trop, après le titre de champion en 1955, lorsque tous les joueurs ont été fêtés et remerciés lors de cette réception, qu’il a quittée avant tout le monde et où personne ne lui a dit ‘Merci !’

J’ai passé mon permis de conduire en 1947. En 1955, j’avais ma Fiat Balilla cabriolet. Un soir, Vlade est venu me voir en me disant : « Demain, tu me conduiras discrètement, avec ma femme, à l’aéroport de Sinj ! Notre petit ne viendra pas avec nous. » C’est alors qu’il me raconte qu’il ne peut plus endurer et supporter tant d’injustices et de chicaneries. Je savais bien qu’il allait à l’Étoile rouge. Le lendemain matin, je me suis présenté à l’endroit convenu. Vlade et sa femme Borica sont arrivés sans bagage. Comme s’ils allaient faire leurs courses. Je les ai conduits à Sinj par une route sans asphalte. À cette époque, on voyageait à Sinj par le chemin de fer. Nous sommes arrivés dans une auberge, nous avons pris quelque chose avant d’aller à l’aéroport. Doux Jésus, quel aéroport ! C’était une baraque avec une barrière en bois et la piste était recouverte d’herbe. Au bout d’une quinzaine de minutes, on annonçait le prochain avion en provenance de Belgrade. C’était un bimoteur Douglas. Une fois à l’arrêt, deux ou trois petits escaliers en sont sortis. Vlade, Borica et moi étions appuyés contre la barrière en bois. Les passagers sont descendus et, juste derrière une vieille dame, doux Jésus, un autre type du Hajduk : Vojko Andrijašević ! Nous avons tourné la tête pour qu’il ne nous voie pas, mais il nous a quand même remarqués. ‘Eh, c’est toi, Vlade ?’, l’a apostrophé Vojko. Vlade lui a répondu : ‘Je vais passer quelques jours avec ma femme à Belgrade.’ Il n’a pas fallu longtemps à Andrijašević pour comprendre de quoi il retournait… Il a dit quelque chose à Vlade et, pour la première et dernière fois de ma vie, j’ai vu et entendu Vlade se mettre en colère : ‘Vous devriez avoir honte de tout ce que vous m’avez fait subir pendant des années ! Je pars, j’en ai ma claque de tout ça, je vais devenir fou si je reste à Split !’

 

Vlade et Borica sont montés dans l’avion, j’ai couru jusqu’à ma voiture et je suis rentré à Split. Le lendemain, le Tout-Split savait que Beara avait rejoint l’Étoile rouge et que je l’avais amené à l’aéroport de Sinj. On a mis le feu à mon garage en bois, on m’a jeté des pièces de monnaie par la fenêtre, on a raconté n’importe quoi sur mon compte, on m’a hurlé dessus – « Mario, espèce de vendu ! » – et on a enduit mon cabriolet de vinaigre. Ils ont passé toute leur colère sur moi. Combien de temps cette colère vis-à-vis de moi a-t-elle duré ? Mais ça continue ! Même aujourd’hui, après cinquante-deux ans, un gars du Hajduk, assez âgé, m’a dit : ‘On a fait des misères à Beara, mais ça aurait pu s’arrêter là si tu ne l’avais pas conduit à l’aéroport de Sinj !’ Seuls nos Morlaques du Kozjak, qui travaillaient aux chantiers navals Luka et Skladište, m’ont épargné. Je suis allé à Điga et un gars du littoral m’a crié depuis la cale de son bateau : ‘Mon brave Mario, notre bon et honnête Morlaque Beara est parti de Split et la folie s’est tout de suite emparée de la ville. Si un autre Morlaque partait à nouveau, tout le monde deviendrait fou. Tu vois bien que Split ne peut pas vivre sans ses Morlaques !’

Je suis rentré chez moi et ma bonne mère Marica m’attendait en pleurs : ‘Mon fils, j’ai reçu un appel de l’Udba, tu dois aller demain au promontoire de Katalinić !’ Le lendemain matin, je me rendais à la convocation à dix heures. J’étais assis sur une chaise et une lampe m’aveuglait. L’un des agents de l’Udba m’a dit : ‘Allez, avoue que tu trafiques des dollars !’ J’ai pouffé de rire. Je n’ai jamais eu un seul dollar en poche, je ne savais même pas à quoi ça ressemblait. Ils m’ont demandé tout et n’importe quoi puis j’ai explosé en leur disant : ‘Écoutez, vous ne m’emmerdez pas là pour des dollars, mais bien parce que j’ai conduit Beara à l’aéroport de Sinj. Il est parti d’ici, car il ne supportait plus le supplice d’être ici. Voilà tout. Je reste encore maintenant près de lui, je sais que c’est un homme honnête, plein d’humanité. Et il n’y a pas, à Split, plus fidèle au Hajduk que moi. On peut seulement l’être autant que moi ! » J’ai dit ça en pensant qu’on allait m’emprisonner, mais l’un d’eux m’a dit : ‘Allez, file chez toi, oublie ce qui s’est passé ici !’

J’étais furieux comme un chien enragé. Je savais que Vlade avait raison, ça me faisait de la peine que Split ne connaisse pas la stricte vérité. Vlade Beara n’a jamais gardé les buts de l’Étoile rouge contre le Hajduk à Split. À Belgrade et dans le reste du monde, tout le monde l’aimait et l’appréciait, seul son Hajduk lui faisait des misères. On ne peut trouver une telle méchanceté que dans ma Split natale. De la méchanceté envers les siens.

Vlade et moi continuons à nous voir. Il a trois ans de plus que moi. Il a connu l’injustice toute sa vie. Personne ne lui donnerait quatre-vingts ans, qu’il aura à l’été. Il a subi des injustices durant toute sa vie, du moins durant un certain temps, et il n’était pas disposé à les supporter. Et mon Vlade est resté tel qu’il a été : un grand homme ! Un homme et demi ! Altruiste ! J’ai gardé tout cela en moi depuis cinquante ans et je demande à Slobodna Dalmacija de publier tout ce que j’ai dit. Pour que Split connaisse la stricte vérité sur le départ de Vlade Beara du Hajduk. Vlade Beara, le meilleur gardien du monde. »

 

Predrag Dučić | Traduction : Guillaume Balout pour Footballski.fr


[1] Vin coupé à l’eau, breuvage populaire en Dalmatie.

[2] Membre du comité central du Parti communiste yougoslave.

[3] Annexe splitoise du ministère de l’Intérieur.

[4] Contraction de masovni pokret (« mouvement de masse ») désignant le mouvement de contestation, au début des années 1970, d’intellectuels croates pour la reconnaissance des spécificités culturelles croates.

[5] Organisation de supporters du Hajduk créée en 1950.

[6] Chanson sur la passion des supporters du Hajduk.

1 Comment

  1. Czerny 19 août 2018 at 10 h 19 min

    Merci à vous les gars, pour ce magnifique hommage à l’un des meilleurs gardiens de buts de l’histoire du foot .

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