Vladimir Beara, grand jeté – Partie 1

Il y a quatre ans disparaissait Vladimir Beara, parmi les plus grands gardiens de sa génération dont le transfert du Hajduk Split à l’Étoile rouge de Belgrade, en 1955, donne lieu à l’une des premières grandes inimitiés entre Serbes et Croates dans le football yougoslave.


Article publié le 4 novembre 2017, sur Mozzart Sport, par Predrag Dučić  |  Traduit du serbe au français par Guillaume Balout pour Footballski.fr

Belgrade, quartier de Čubura, automne 1955. L’aube bleutée s’apprête à percer l’épaisse nuit de novembre. La košava[1] balaie la rue de Kičevo. Il bruine… Une Mercedes noire s’arrête devant le numéro 25. Trois hommes, de belle allure, en descendent. Leurs silhouettes, plus exactement. Il fait encore très sombre… Ils tiennent leurs chapeaux à la main, leurs vestes flottent au vent. Comme dans la série Otpisani[2]. De la voiture jusqu’à l’entrée, il y a, en tout et pour tout, une quinzaine de mètres, mais ils ralentissent le pas à chaque instant. Un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, un coup d’œil par-dessus l’épaule… Deux d’entre eux s’engouffrent dans l’entrée. Le troisième fait un signe de la main en direction de la voiture. Comme s’il appelait quelqu’un. La portière de la voiture de luxe s’ouvre une nouvelle fois. En voilà un quatrième ! Les lointains lampadaires de la rue des Brigades prolétariennes éclairent brièvement une partie de son visage. Un léger demi-tour et, après quelques secondes, l’obscurité reprend ses droits. La Mercedes est plongée dans le noir. À nouveau le silence. De l’autre côté de la chaussée, les aubergistes ont baissé leurs rideaux depuis longtemps. Même le bouillonnant marché voisin de Kalenić dort encore.

Qui était-ce ? Qu’a donc caché cette nuit de novembre à Belgrade ?

Beara ! Vladimir Beara et son escorte privée ! Il a fui Split et il est arrivé à Belgrade pour défendre les couleurs de l’Étoile rouge !

Le jour va bientôt se lever en Yougoslavie. Où frappera un séisme retentissant.

L’affront du Dalmacija

Dans les années 1950, le Hajduk Split disposait d’une très bonne équipe et beaucoup s’accordaient à dire qu’il s’agissait du plus grand club de Yougoslavie. Il possédait dans ses rangs Bernard Vukas, Jole Vidošević, Frane Matošić, Vlad Šenauer, Sula Repac, Kokeza, Broketa, Luštica, Grčić. Et Beara. Fin juin 1955, ils écrasent le Radnički Belgrade (5-1) et, le lendemain, célèbrent leur troisième titre de champion en cinq ans. Jardin de luxe de l’hôtel Dalmacija et banquet pour le Tout-Split. Avec des mots choisis, Marko Markovina, le président du club, remercie tous les joueurs, Vukas en premier lieu. Pas une seule référence à Beara. « Je deviens fou ! Je dis à Markovina : ‘je suis là, mais tu n’as pas le moindre mot pour moi ?’ » Markovina lui répond qu’il n’est que gardien de but et que le Hajduk peut aussi compter sur Ante Vulić et Milo Petković… « Qu’est-ce que t’as à t’exciter ? Tu ne le mérites pas, même si tu joues pour la sélection nationale. Tu veux partir ? Eh bien, pars. »

 

Blessé et rabaissé, Beara quitte les réjouissances et, à l’aube, passe un coup de téléphone à Zagreb. De l’autre côté du fil, le plus grand directeur que le Dinamo ait jamais eu : Otto Hofmann. « Monsieur Otto, je viendrais chez vous au Dinamo. Voulez-vous de moi ? » Hofmann a du mal à déglutir. Il pousserait bien un cri de joie, mais il revient à la raison. Il échafaude diverses manières de refuser, cherche les mots justes… « Attends, Vlade, ça ne pourra pas se faire comme ça. Que diraient les autres ? Nous ne pouvons pas, c’est impossible sans l’assentiment de Split et de Zagreb… »

Les mots d’Otto Hofmann décuplent la colère de Beara. Il se résout à frapper là où le coup fera le plus mal. Il appelle Belgrade. L’Étoile rouge. Il est en ligne avec Aca Obradović, le directeur des Rouge et Blanc. « Docteur O. » est le pendant belgradois d’Hofmann, en plus téméraire. « Viens immédiatement, garçon ! Prends le premier train pour Belgrade ! Je t’attends à la gare, quai n°1. »

« Big Vlad » à Highbury

Vladimir Beara n’a que rarement évoqué son passage à l’Étoile rouge. Et lorsqu’on parvenait à le convaincre de le faire, il ne racontait que la moitié de l’histoire. Il ne l’a jamais exposée à qui que ce soit. C’est le point de départ idéal pour propager différentes légendes urbaines sur l’un des plus importants transferts de l’ancienne Yougoslavie… « On a raconté tout et n’importe quoi. La seule et unique vérité est que la direction du Hajduk a mis en place des stratagèmes pour me chasser. Tout a commencé au retour d’une rencontre en sélection à cause d’une poussière de charbon dans l’œil qui me brûlait. Nous sommes arrivés à Split, le reste de l’équipe était déjà parti à Sarajevo pour un match. Vidošević, Vukas et moi les avons suivis. Dans l’avion, mon œil me brûlait. Il me faisait terriblement souffrir et je me suis directement rendu à l’hôpital de Sarajevo. Là-bas, ils m’ont retenu et je n’ai reçu la visite d’aucun coéquipier ou dirigeant. Ils m’ont laissé sur place. Puis, avant une rencontre décisive pour le titre, Dušan Guzina, un footballeur du Hajduk d’avant-guerre, m’attendait devant les vestiaires. Il était alors le directeur de l’une des officines de l’Udba[3]. Il a commencé par m’insulter. Il criait en disant que j’ai accepté de l’argent pour prendre des buts et qu’ils mettront de l’ordre à la fin du championnat. Nous avons gagné le match et nous sommes devenus champions. Markovina m’a ensuite snobé dans son discours et je me suis juré qu’on ne me reverrait plus jamais au Hajduk. »

Tout ce qu’il a toujours raconté sur l’humiliation qu’il a subie à Split n’en est que la partie immergée. Beara est né dans le village de Zelovo, dans la région de Sinj, au sein d’une famille serbe orthodoxe. Son père Jakov s’installe plus tard à Split, rue de l’Usine à gaz. Beara grandit donc pratiquement à côté du Stari plac[4]. Aussi loin qu’on s’en souvienne, il est le « maudit Morlaque[5] » et, en outre, partisan durant la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a jamais contribué à ce qu’il se fasse accepter. Il n’a parlé qu’une seule fois de ses blessures de jeunesse. « À cette époque, pour nous, les Serbes, la Croatie était un enfer. Elle m’a renvoyé aux vendettas ancestrales de mes aïeux du Monténégro. Une nuit, en 1942, je me suis échappé de chez moi et, en compagnie de quelques garçons de mon âge, nous sommes partis dans les bois. Je me suis battu, autant que mon âge me le permettait, jusqu’à la libération en 1944. J’étais un partisan et j’en suis fier », affirme [le journaliste] Vlasta Ignjatović.

La fameuse phrase, maintes fois écrite et répétée – « Eh, petit, viens dans les cages en attendant que l’autre morveux arrive. N’aie pas peur, on ne tirera pas fort. » – prononcée par [le capitaine du Hajduk] Jozo Matošić en montrant du doigt le gamin de dix-huit ans qui assistait à un entraînement de ses héros, sera véritablement le seul cadeau que le Hajduk lui fera. Le vieux briscard Luka Kaliterna, [alors entraîneur du club], a poli un magnifique diamant de gardien de but. Un an plus tard, Vladimir Beara s’imposait comme titulaire chez les Blancs[6].

Avec Beara dans les buts, le Hajduk remporte le titre de champion et devient le meilleur club du pays. Vukas marque les buts et fait des passes décisives, c’est le premier violon de l’équipe. Beara s’empare de tous les ballons qui lui arrivent dessus, c’est le soutier en chef du Hajduk. Le grand Ricardo Zamora l’a affirmé : « il n’y a pas meilleur gardien que le Yougoslave Beara en Europe. » Il est sélectionné dans la meilleure équipe du Vieux continent. En compagnie de Vukas, Zebec et Čajkovski. C’était en 1953. Trois ans auparavant, la Yougoslavie devenait la première sélection non-britannique à ne pas perdre (2-2) contre les Anglais chez eux. Vladimir y a reçu le titre de « Grand », « Big Vlad ». Dès lors, Geoffrey Green, célèbre journaliste du Times à Londres, suivra la sélection yougoslave dans le monde entier pour Beara. Ses comptes-rendus, dans lesquels il louait l’habileté et l’élégance du maître splitois, sont restés comme des morceaux d’anthologie de la littérature de football. Et la plus fameuse des photos de gardien de but est justement apparue à Highbury lors de ce match entre l’Angleterre et la Yougoslavie. Sa légende –  « L’homme en noir, presque un mètre au-dessus du sol, les membres parfaitement alignés sur la barre transversale, accompagne un ballon en sortie de but. Quel saut, quel grand jeté ! » – raconte à merveille le style unique de Vladimir Beara.

 Puskás en échec

Le comédien Drago Čuma s’est lié d’amitié avec Beara et connaissait mieux que quiconque la grâce et le charme du gardien. Lorsqu’il montait sa pièce Beara hvata visoku loptu, le grand gardien s’est confié à lui : « Petit, je gardais les chèvres. Elles, comme moi, sautaient de pierre en pierre. Mes sauts de ballet viennent de là. »

(Un jour, on l’invita vraiment au ballet. Mais lui jouait au picigin[7] avec des camarades à Bačvice juste au moment où commençait l’opéra Ero s onog svijeta… [Son compositeur] Jakov Gotovac dira plus tard, sur le ton de la plaisanterie, que Kaliterna et Matošić lui ont volé une future étoile de ballet.)

Beara avait un style inimitable et se déplaçait assez différemment des autres gardiens. Il avait une détente comme personne, dégageait le ballon d’un but à l’autre, plongeait dans les pieds des attaquants. Il n’avait aucune appréhension. Les chutes et les chocs lui redonnaient confiance. Les supporters blaguaient en disant qu’il était plus facile de croiser un cochon à Téhéran que de marquer un but à Beara sur coup franc. Un mur de joueurs ? À quoi bon ? « Que personne ne se mette devant mon nez. Je ne prendrai pas de but à vingt mètres, à moins d’un mur. »

Il n’existe pas de statistiques précises, seulement des légendes. On dit qu’il a arrêté la moitié des penalties tirés contre lui ! Dont celui de Ferenc Puskás à Helsinki. Bien entendu, celui-ci est attesté. Le premier et dernier penalty raté dans la carrière du Major… « Beara ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise sur Beara ? J’étais le défenseur le plus rugueux du pays, mais je n’ai jamais provoqué de penalty dans toute ma carrière. Et tu sais quoi ? Je pouvais pourtant faire faute dans la surface de réparation puisque je savais qu’il n’y aurait pas but avec Beara », prétend Gaga Grčić.

« Torchon de cuisine »

À côté de tous les honneurs et marques de reconnaissance dans le monde, Vladimir Beara vivait une sorte de calvaire à Split. Nombreuses sont les anecdotes, souvent inventées, s’en prenant à son intelligence même. On attribue ainsi cette réflexion à Beara : « Chère maman, je sais que tu n’es pas capable de lire vite, alors je t’écris lentement. » En revanche, sa déclaration sur Tanjug[8] est véridique. « Tous les journalistes sont bons, mais ce Tanjug est le meilleur. Il arrive à être partout. »

Le grand Vladimir a dû endurer cela. Ces attaques mesquines l’ont blessé, et des bien plus humiliantes encore, en tête desquelles, tout le monde sera d’accord, celle de Ljubo Kokeza. Ce pauvre footballeur, rendu à jamais chèvre par les dribbles de Dragoslav Šekularac, est l’exemple de l’imbécile heureux du football. « Laisse tomber le lièvre, va tuer le Morlaque », slogan qui était à la mode et qu’il avait souvent à la bouche. Kokeza flirtait dangereusement avec l’intolérance nationale, alors interdite, et il n’est également pas glorieux, si cela est exact, de la part de Vukas de présenter à l’étranger, avec un sourire en coin, son talisman – il avait toujours une photo de Beara dans son portefeuille – comme exemple de contadino, c’est-à-dire de cul-terreux… Si c’était une blague, elle n’était pas drôle…

Beara savait aussi agrémenter ses moments de bravoure par quelque but de novice. Les reproches n’ont pas manqué, même en public. Victoire (12-1) contre le Vardar en championnat. Le seul but des visiteurs est un lob de soixante-dix mètres. Mauvaise appréciation de la trajectoire de la balle et bordée d’injures de la part de ses coéquipiers. Ou contre les Suisses de La Chaux-de-Fonds (8-2). Un ballon lui est passé entre les jambes. Au vu et au su de tous, dans un stade plein, Frane Matošić a hurlé : « Vlade, t’es qu’un torchon de cuisine ! »

Peu de gens se souviennent que, dans les années 1950, deux titres de champion sont confisqués au Hajduk. Lors de la saison 1953-54, Vukas et Beara sont suspendus un mois après être arrivés en retard à une préparation de l’équipe nationale à Titograd. En signe de protestation, le Hajduk laisse filer un match contre Sarajevo et le Dinamo devient champion. Un an auparavant, les Blancs rentrent en retard de leur grande tournée sud-américaine – ils sont restés plus longtemps que prévu, avec l’accord du gouvernement, comme invités du général Perón en Argentine -, mais la Fédération yougoslave de football (FSJ) ordonne aux Splitois de jouer avec leur équipe de jeunes qui abandonne des points cruciaux face au BSK (0-2 à Split) et au Spartak (0-0 à Subotica). L’Étoile rouge remporte le titre. Une telle ambiance provoquera beaucoup de nervosité, de colère et de mots durs. Avec ce titre, l’Étoile rouge s’érige en rival honni, en club grand-serbe usurpateur. Et Beara est un Serbe de l’arrière-pays dalmate. Ce qui l’empêche, aussi, de tenir des propos acerbes sur le compte des Belgradois.

Survient alors cette soirée au promontoire Katalinić, à l’hôtel Dalmacija

 

La seconde partie est disponible en suivant CE LIEN

Predrag Dučić | Traduction : Guillaume Balout pour Footballski.fr


 

[1] Vent d’hiver, très froid, soufflant de la plaine Pannonienne.

[2] Feuilleton télévisé des années 1970 sur la résistance des partisans dans le Belgrade occupé par les nazis.

[3] Acronyme désignant les services secrets yougoslaves.

[4] Stade du Hajduk Split avant l’ouverture du Poljud en 1979.

[5] Terme péjoratif désignant les populations serbes de l’arrière-pays montagneux de Dalmatie, longtemps regardées de haut par les citadins italophones puis croatophones du littoral.

[6] Surnom de l’équipe du Hajduk.

[7] Jeu de balle très populaire sur les plages de Split, notamment celle de Bačvice.

[8] Agence de presse officielle de la Yougoslavie.

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