Durant la trêve hivernale, de nombreux clubs de différents pays d’Europe de l’Est se retrouvent en Turquie et à Chypre pour des stages de reprise. Stages où plusieurs matchs amicaux sont organisés avant de reprendre les différents championnats nationaux. Des matchs sans enjeu sportif qui sont pourtant le fruit de bien des soupçons. Quatre arbitres roumains ont ainsi été envoyés arbitrer des matchs d’équipes roumaines, et ce sous une fausse identité, slovène, turque ou bulgare. Federbet, l’agence mondiale de contrôle des paris, réclame de son côté une enquête sur des modifications étonnantes des cotes de ces matchs impliquant l’Astra Giurgiu, le CFR Cluj, les Pandurii ou le FC Botoșani. Cinq matchs joués ces derniers jours que l’agence mondiale de contrôle des paris suspecte d’être truqués, avec notamment trois penaltys ratés par des Roumains, tous donnés à retirer de manière invraisemblable par les arbitres visés.
Brillant journaliste et reporter roumain, Costin Ștucan, que Footballski vous a déjà fait découvrir à travers ses travaux sur Pini Zahavi et Marios Lefkaritis, livre cette semaine sur le site du journal Gazeta Sporturilor une nouvelle enquête édifiante sur les dessous du football roumain. Nous la traduisons avec son aimable accord.
Selon l’agence Federbet, les matchs sont « étranges. » L’agence dirigée par l’Italien Francesco Baranca possédant des agences en Belgique et en Espagne a présenté l’an dernier un rapport sur des matchs suspects à une commission du Parlement Européen. Apparaissaient sur cette liste 2016 le match de Liga 1 FC Viitorul – ASA Târgu Mureș (6-1), trois matchs de Liga 2 et deux matchs amicaux impliquant des équipes roumaines.
Federbet suit l’évolution des côtes et le volume des sommes pariées chez les bookmakers en collaboration avec elle. Les données reçues lors des dix derniers jours montrent des mouvements étranges concernant les cinq matchs amicaux impliquant des équipes roumaines.
Bourdes et penalty à retirer
Deux de ces matchs concernent l’Astra Giurgiu, champion de Roumanie en titre sous les ordres de Marius Șumudică. Le premier d’entre eux, disputé le 22 janvier à Chypre face à l’Ural Ekaterinbourg, est remporté 4-2 par les Roumains (1-1 à la pause). Un match qui ne souffre d’aucun problème d’arbitrage. La Federbet diffuse pourtant un message sur sa page Facebook, accompagné des images des buts du match : « Nous avons analysé les cotes de plusieurs bookmakers et nous avons des doutes sur le déroulement de la partie. Il y a eu de brusques modifications des cotes en faveur d’une victoire de l’Astra et d’un total de buts marqués supérieur à 3,5. Selon le résumé du match, tout s’est passé conformément aux attentes. » Une modification soudaine des cotes se produit lorsque des sommes anormalement importantes sont pariées à un moment précis.
Résumé du match Astra Giurgiu – Ural Ekaterinbourg
Trois jours plus tard, l’Astra s’incline 1-3 face aux Polonais du Pogon Szczecin. Et cette fois, les arbitres entrent en scène. En première mi-temps, l’arbitre accorde un penalty choquant à l’Astra alors que le score est encore de 0-0. Sur les images, aucune faute n’est visible dans la surface de réparation.
A la surprise générale, Cristian Săpunaru, le capitaine de l’Astra, fait une passe au gardien adverse. Ce dernier applaudit le geste, mais l’arbitre donne le penalty à retirer ! C’est alors Daniel Niculae qui s’avance et tire bien à côté du but. Sur les images, l’impression est claire que les joueurs de l’Astra ratent volontairement leur tir. Mais ni Săpunaru ni Niculae n’ont pu être contactés pour expliquer leur décision.
Résumé du match Astra Giurgiu – Pogon Szczecin
Juste avant la mi-temps, les Polonais obtiennent eux aussi un penalty, qu’ils tirent à côté du but roumain.
Sur le bord du terrain, Marius Șumudică hurle sur l’arbitre : « Tu paries ou quoi ? Qu’est-ce que tu veux ? Arrêtez le match ! » Une situation qui ne manque pas de piquant quand on sait que ce même Șumudică a été suspendu deux mois par la Fédération Roumaine de Football (FRF) l’été dernier pour avoir parié sur des matchs de championnat. Du côté de Federbet, le résumé du match est « l’un des plus amusants jamais vus. » L’agence de surveillance a remarqué une chute soudaine de la cote pour 2,5 buts dans le match à la demi-heure de jeu, soit avant que l’arbitre n’accorde les deux penaltys.
Après la pause, l’arbitre se fait plus discret. A 1-1, Federbet remarque que la cote pour 3,5 buts marqués chute de nouveau, à 1,55. L’Astra ensuite deux buts sur deux grosses erreurs de son gardien Gavrilaș. Le score final est de 3-1, c’est-à-dire juste ce qu’il fallait pour être au-dessus des 3,5 buts marqués au total.
C’est là qu’apparaît un autre détail étrange. Selon les informations des médias roumains, les arbitres du match sont bulgares. Bien que les organisateurs du tournoi amical soient responsables de la nomination des arbitres pour les matchs, le Chypriote Antonio Antoniou (un proche des frères Ioan et Victor Becali, agents Roumains passés par la prison), qui a organisé le stage de l’Astra à Chypre, dit ne pas savoir quelle est leur nationalité.
Contrairement à l’annonce officielle, le journal Gazeta Sporturilor détient l’information que l’arbitre central n’est pas Bulgare, mais bien Roumain. Il s’appelle Cristian Catană, est arbitre en Liga 3 (la troisième division roumaine) et secrétaire de l’Association de Football du Județ de Dâmbovița (AJF).
En Roumanie ou à l’étranger ?
Suite à la découverte de cette information, Cristian Catană est contacté au téléphone par les journalistes.
- Reporter : Êtes-vous à l’étranger en ce moment ?
- Catană : (hésitant)
- Reporter : Vous n’êtes pas à Chypre ?
- Catană : Non, non.
- Reporter : Sûr ?
- Catană : Oui, oui.
- Reporter : Pourrions-nous nous rencontrer quelques minutes aujourd’hui ?
- Catană : Vous pouvez me rappeler dans dix minutes ? Je suis très pressé là.
Dix minutes plus tard, l’arbitre ne répond plus au téléphone. Mieux, il a bloqué le numéro de téléphone du journaliste.
Son supérieur, le président de l’AJF Dâmbovița, Emil Tudor, affirme cependant que l’arbitre est en congés « à l’étranger. Il est parti à Londres il y a deux semaines. » Ioan Negoescu, le chef de la Commission d’Arbitrage du Județ de Dâmbovița, est lui à Londres, mais ne sait pas où se trouve Catană : « Je sais seulement qu’il est à l’étranger. »
Sur les images du match, l’arbitre porte une barbe et a le crâne rasé. Après avoir vu les photos, le chef de l’AJF affirme que l’arbitre n’est pas Catană. Deux autres sources contactées par Gazeta Sporturilor soutiennent cependant qu’il s’agit bien de Cristian Catană, celui-là même qui déclare être au pays quand ses collègues savent qu’il en est parti.
De plus, un de ses assistants lors du match Astra-Pogon est identifié. Il s’agit d’un autre arbitre venant du județ de Dâmbovița. Son nom est Laurențiu Nicolae, et lui a décidé de ne pas changer de look pour l’occasion. Un arbitre assistant qui n’est pas pour la première fois dans le collimateur de Federbet ces derniers jours.
La comédie CFR Cluj – FK Ufa
Quelques jours plus tôt, le 17 janvier, l’agent Antoniou a également organisé un match amical entre le CFR Cluj, triple champion de Roumanie, et les Russes du FK Ufa. Deux vieilles connaissances. Elles se sont en effet déjà rencontrées en 2015 lors d’un match qui a été inclus dans la liste des matchs suspects présentée au Parlement Européen par Federbet.
Ce 17 janvier 2017, l’arbitre est le personnage principal du match. Il allonge de manière injustifiée la première mi-temps de sept minutes, un temps additionnel durant lequel il accorde un penalty au CFR Cluj. Selon l’analyse de Federbet, la variation des cotes montre « qu’il fallait qu’un but soit marqué en première période, et un total de 1,5 but à la fin du match. »
Résumé de CFR Cluj – FK Ufa
Les Russes protestent avec véhémence, tandis que le commentateur du match – l’attaché de presse du FK Ufa – dit sur les images : « Il semblerait que quelqu’un ait besoin d’un but en première mi-temps. » Nascimento tire le penalty, mais le rate. Sur signalisation de son assistant, qui lève son drapeau, l’arbitre indique de nouveau le point de penalty, qu’il fait retirer. « Je n’avais encore jamais vu une telle comédie, » s’exclame le commentateur russe. Bud transforme le penalty, puis le CFR marque un autre but en fin de match. La barre de 1,5 but marqué dans le match est passée.
« Je crois que les arbitres étaient Lituaniens. Non, non, ils étaient Bulgares, déclare alors à Gazeta Sporturilor le président du CFR Cluj, Iuliu Mureșan. Ils n’ont pas rempli les feuilles de match, donc il n’y a pas de nom dessus. Et je ne les ai pas entendus parler. » Mureșan rappelle ensuite les journalistes pour dire qu’ils « étaient Slovènes. » L’organisateur du match, Antonio Antoniou, déclare lui qu’il a bien fait venir les arbitres pour le match, mais qu’il ne sait pas quelle est leur nationalité : « Ils ne parlaient pas roumain. »
- Reporter : Comment fonctionne ce système de désignation des arbitres pendant les stages de préparation ?
- Antoniou : Les Chypriotes viennent quand ils n’ont pas de match de championnat à arbitrer. Les autres parce qu’ils sont déjà sur place. Ils sont payés. Certains reçoivent 300€, d’autres 400€.
Sur les images du match CFR Cluj – FK Ufa, deux arbitres roumains peuvent être identifiés : l’arbitre assistant Laurențiu Nicolae, auquel s’ajoute l’arbitre central Dan Petre, lui aussi arbitre de division inférieure de Dâmbovița ! Iuliu Mureșan semble surpris : « Waouh ! Tout le monde savait qu’ils étaient bulgares. Vous êtes sérieux, ils étaient roumains ?! » Antoniou ne connaît pas leurs noms, mais exclut catégoriquement l’idée : « Roumains, comment y aurait-il des Roumains à Chypre ? C’est impossible. Je n’y crois pas ! »
Gazeta Sporturilor a contacté l’arbitre central Dan Petre. « Je suis à Brașov avec ma compagne. Pourquoi ? »
- Reporter : Vous apparaissez sur des photos à Chypre.
- Petre : En aucun cas.
- Reporter : Je peux vous envoyer quelques images par Whatsapp pour que vous les voyiez ?
- Petre : Vous pouvez, mais en aucun cas…
Après avoir reçu les images, Dan Petre n’a plus répondu au téléphone. Et a lui aussi bloqué le numéro de téléphone du journaliste avec lequel il avait discuté. Emil Tudor, le chef de l’AJF Dâmbovița depuis 25 ans, l’a reconnu sur ces photos : « C’est Dan Petre. Qu’est-ce qu’il fait là-bas ? C’est pour des paris ? Vous savez, autant Catană était un gars sérieux, autant lui c’est pas un enfant de chœur. J’ai trucs à faire demain, mais je vais enquêter sur cette histoire samedi. »
Retraité, mais actif
Mais ce n’est pas tout. Le match CFR Cluj – FK Ufa a bien été arbitré par une brigade 100% roumaine. Le troisième arbitre du match est identifié par des sources de Gazeta Sporturilor comme étant Cristian Grigorașcu. Ancien arbitre, actuel observateur et vice-président de la Commission d’Arbitrage du Județ de Dâmbovița.
Emil Tudor nie : « On ne dirait pas Grigorașcu. » Mais l’homme apparaît également aux côtés de Dan Petre sur les photos d’un quatrième match suspect selon Federbet.
Huit jours après le match CFR-Ufa disputé à Chypre, le FC Botoșani joue en Turquie un match amical face aux Russes de l’Amkar Perm. Un match que les Roumains remportent 3-0. Leurs deux premiers buts sont marqués sur penalty, le deuxième étant accordé à la sixième minute du temps additionnel de la première mi-temps ! Un interminable temps additionnel accordé par l’arbitre sans raison apparente.
Il s’avère que l’arbitre central de ce match n’est autre que Dan Petre. Qui est une fois encore l’auteur de décisions étranges. Lorsque Vașvari voit son penalty repoussé par le gardien russe, celui-ci le redonne à tirer. Herghelegiu se charge de cette fois de le transformer, et l’arbitre siffle la mi-temps sur ce but. « La cote pour 2,5 buts marqués s’est effondrée à un moment du match, » explique-t-on chez Federbet.
Résumé du match FC Botoșani – Amkar Perm
L’organisateur de la tournée du FC Botoșani est un citoyen moldave, Anatoli Șarpe. Un homme que Cornel Șfaițer, le président du club roumain, décrit comme « quelqu’un de très sérieux. » Le dialogue entre Șarpe et un reporter se déroule ainsi :
- Reporter : De quelle nationalité étaient les arbitres du match contre l’Amkar ?
- Șarpe : Pourquoi cette question ? Ça me semble louche.
- Reporter : Qui les a fait venir pour ce match ?
- Șarpe : Pourquoi ? Puisque je vous dis qu’ils sont turcs…
- Reporter : Nous sommes curieux.
- Șarpe : Ils ont été amenés en voiture.
- Reporter : Vous avez leurs noms ?
- Șarpe : Je vous rappelle dans deux minutes et je vous donne toutes les informations. Les noms, tout.
Anatoli Șarpe n’a jamais rappelé. Et au final, les arbitres « turcs » d’Antalya sont les mêmes que les « Slovènes » de Chypre. C’est-à-dire des Roumains.
La FRF enquête
Pourquoi utiliser pour ces matchs des arbitres roumains sous de fausses nationalités ? Conformément au règlement de la Commission Centrale des Arbitres (CCA) de la Fédération Roumaine de Football, un arbitre peut arbitrer un match amical à l’étranger, mais uniquement avec son accord. Or, les trois arbitres actifs et l’ancien arbitre n’avaient l’accord de personne. Partis de leur propre initiative, ils n’en ont pas informé leurs supérieurs.
« Nous avons été informés du sujet et nous avons ouvert notre propre enquête, commente Alexandru Deaconu, ancien arbitre aujourd’hui vice-président de la CCA. Si les choses devaient se confirmer, nous en discuterons en Commission Centrale et prendrons les décisions qui s’imposent. »
Pourquoi les quatre arbitres de Dâmbovița n’ont-ils pas demandé l’accord de la CCA ? On entre là dans la zone obscure de l’arrangement de matchs A Singapour, un procès est actuellement en cours contre deux locaux accusés d’avoir corrompu trois arbitres macédoniens pour arranger trois matchs amicaux disputés à Antalya à l’hiver 2014. Deux de ces matchs sont Steaua Bucarest – Sturm Graz et Steaua Bucarest – Dinamo Moscou. Selon les procureurs, les arbitres auraient reçu 42 000 euros de Singapour.
False flag referee accused of match fixing went to Singapore last month. His wage, 250€. Plane ticket: 650€https://t.co/M3tn9v6ves pic.twitter.com/rwpWxmfVcg
— Costin Ștucan (@CostinStucan) January 27, 2017
Les trois Macédoniens ont été amenés à arbitrer ces matchs par Ilgeniz Gurel, un agent de voyage turco-néerlandais qui a travaillé ce mois-ci avec le FCSB et est associé avec Cristian Voicu, un proche de Laurențiu Reghecampf, l’entraîneur de l’équipe bucarestoise. En 2012, Gurel a été accusé par la presse allemande et néerlandaise d’avoir utilisé, pour deux matchs de l’AZ Alkmaar et du Werder Brême, des arbitres bulgares suspendus à vie par la fédération de leur pays pour avoir truqué des matchs en Amérique du Sud. Les Bulgares étaient venus à Antalya sous de fausses identités. Exactement comme les Roumains de Dâmbovița.
Coïncidence supplémentaire, des quatre clubs roumains impliqués dans ces matchs visés par Federbet, trois sont déjà associés à des scandales de paris. L’an dernier, l’entraîneur de l’Astra Giurgiu, Marius Şumudică, a été reconnu coupable d’avoir parié sur des matchs de Liga 1. Il a ainsi démarré la saison 2016-17 avec une suspension de deux mois. Flavius Stoican, l’entraîneur des Pandurii Târgu Jiu, est lui apparu dans la base de données de l’Office National roumain pour les Jeux de Hasard comme étant détenteur d’un compte chez un bookmaker. L’ancien entraîneur du Dinamo Bucarest s’est justifié en expliquant utiliser ce compte pour jouer au poker. Enfin, Vasile Miriuţă, l’entraîneur du CFR Cluj, a été nommé par un certain Karesz, un membre de la mafia serbe, parmi les joueurs de l’Energie Cottbus ayant participé à une tentative de trucage d’un match en Bundesliga. Ce qui n’a jamais pu être établi par la Justice.
Pour finir, les journalistes de Gazeta Sporturilor ont contacté le responsable du Bureau de l’Intégrité de la FRF, Costin Negraru : « Nous avons connaissance de ce cas et nous travaillons avec la CCA pour le résoudre. Nous vous donnerons plus de détails lorsque l’enquête sera bouclée. » Elle est bien loin d’être bouclée.
Traduction réalisée par Pierre-Julien Pera avec l’accord de Costin Stucan.
Vous pouvez retrouver la version originale sur le site roumain Gazeta Sporturilor.
Costin Ștucan travaille en tant que journaliste d’investigation depuis 1999. Vous pouvez le suivre sur sa page twitter: @CostinStucan.
Image à la une : © gsp.ro