« Tu vas voir le Romprim ? Tu vas voir Tudorel Mihailescu alors, le gardien à une main. Il y est passé avec tous ceux de la Frăția. Appelle-le, il sera ravi ! » Comme toujours, l’excellent journaliste Emanuel Roșu avait raison. « Nous t’attendons avec grand plaisir chez nous au stade ! » Le premier message de Tudorel Mihailescu place tout de suite le personnage, chaleureux et d’une infinie gentillesse. Tudorel est une légende vivante du football bucarestois. Le seul, l’unique gardien à une seule main ! Tudorel est en effet né avec une seule main, la droite, son bras gauche se terminant au niveau du coude. La faute à un cordon ombilical enroulé autour du membre qui a empêché sa croissance. Mais Tudorel Mihailescu ne se résume pas à sa main. Tudorel, c’est surtout un incroyable mélange de passion, de volonté et d’amour pour le football. Nous sommes allés le rencontrer à Bucarest.


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Dimanche. Le match opposant le Romprim à l’AS Tricolor est terminé depuis une dizaine de minutes. On entend parler français devant le vestiaire de la base sportive Romprim, située juste au sud du centre de Bucarest. Après une rapide douche, Tudorel Mihailescu fait son apparition. Malgré la défaite 5-1 que son équipe vient de subir sous une pluie torrentielle, l’accueil est on ne peut plus chaleureux. « Je suis ravi que l’on puisse se rencontrer ! Venez ! Je vous offre une bière ! » La déception du résultat du match semble déjà oubliée. « Bien sûr que si je suis déçu. Les gars le sont aussi, mais nous avions malheureusement beaucoup de blessés et il a fallu pas mal improviser pour pouvoir jouer. Nous avons rencontré une bonne équipe, et quand tous les joueurs ne sont pas disponibles, on ne peut pas avoir de grandes prétentions. Et la pluie n’a pas aidé. Quatre de nos coéquipiers sont sortis avec des problèmes. On ne sait pas encore s’ils pourront jouer dimanche prochain. »

Tudorel Mihailescu, Aimé Lema et un de leurs coéquipiers après le match. © Pierre-Julien Pera / Footballski

Le football avant tout

La déception sera vite oubliée. Il faut dire qu’à 51 ans – il les fête le jour même de notre rencontre – Tudorel en a vu bien d’autres. Naître avec un handicap en Roumanie communiste, ça forge le caractère. « A l’époque de Ceaușescu, on n’offrait de l’aide aux personnes dites à problèmes que dans des lieux qui n’assuraient qu’un niveau minime d’intégration et on faisait en sorte qu’elles restent dans ces structures contrôlées par l’Etat. Aujourd’hui, on  n’isole plus les enfants à problème. Je pense qu’ils s’intègrent plus facilement. Et l’accès est assurément plus facile, même si les choses bougent plus difficilement en Roumanie que dans les pays où le niveau de vie est meilleur. » Tudorel a lui échappé à ce genre d’internement. « Je suis né à Bucarest, et je dois dire que j’ai eu une enfance merveilleuse. Mes parents m’ont toujours laissé vivre naturellement, et laissé faire tout ce qu’il me plaisait, et notamment du sport : football, athlétisme, tennis de table… J’ai été un cas très heureux. Je me suis intégré facilement grâce à mes facilités, mais surtout par mon travail. » Cette phrase résume ce qu’est Tudorel : un exemple d’acharnement et de volonté.

Les années 70 sont encore une époque d’une certaine liberté en Roumanie. Le régime ne durcira les choses que dans les années 80. Si la gestion des personnes en situation de handicap n’est alors pas une priorité du régime communiste, leur accès au sport n’est lui absolument pas à l’ordre du jour. « Oui, on ne permettait pas aux personnes handicapées de pratiquer un sport à haut niveau. Moi, il a fallu que j’insiste sans arrêt pendant un an pour qu’on me laisse jouer. Le docteur voulait me donner l’autorisation mais le système communiste ne le lui permettait pas. A force d’insister, le docteur a pris lui-même la décision de signer une autorisation pour que je puisse jouer. » Tudorel n’a que dix ans, mais déjà une passion débordante pour le football et l’envie de surpasser tous les obstacles.

Le premier, et peut-être le plus important, tient à la position qu’il occupe sur le terrain. Car si l’on a vu au fil des décennies des footballeurs n’ayant qu’une main, et certains au plus haut niveau, tel que l’Uruguayen Héctor Castro, tous étaient des joueurs de champ. Tudorel, lui, a toujours rêvé d’être gardien de but. Pour suivre les traces de son modèle : « Quand j’étais petit, j’avais comme idole Dumitru Moraru, le grand gardien du Steaua des années 70 (passé au Dinamo dans les années 80 et international pendant près de quinze ans – ndlr). J’ai aussi été joueur de champ, mais c’est dans les cages que je me sens le mieux. Ça me donne un surplus d’adrénaline. C’est là que je suis le plus heureux. » De sa surface, Tudorel aime avoir une vision globale du jeu, le contrôler en guidant ses coéquipiers.

© Pierre-Julien Pera / Footballski

Forcément, avec une seule main, il a fallu s’adapter et développer un entraînement approprié, basé sur l’anticipation et la réactivité. « J’ai beaucoup travaillé ma mobilité et ma vitesse de réaction, ça m’aide beaucoup à compenser, notamment sur mon côté gauche. Ce sont les points forts d’un gardien. Je travaille aussi beaucoup les prises de balle, même si ça reste toujours assez dur pour moi sur les centres. »

Depuis sa jeunesse, voilà quatre décennies que Tudorel Mihailescu écume les terrains de Bucarest et sa région. Au mieux en Divizia C, le troisième échelon national, le pouvoir communiste ne lui permettant pas de jouer dans les deux premières divisions du pays. « J’ai tout le temps évolué en amateur, sauf durant une courte période, de 2002 à 2004, où j’ai pu gagner ma vie avec le football. Et toujours à Bucarest, sauf en 1987-88, où j’ai un peu joué dans la région de Giurgiu, au sud du pays. » Une carrière loin des projecteurs qui lui a néanmoins permis d’évoluer face à de futurs grands noms. Alors qu’il est encore junior avec le Prefabricate Bucarest, Tudorel a l’occasion de se mesurer à la sélection espoirs roumaine lors d’un amical. Un match que la sélection remporte 4-2. L’un de ses buteurs n’est autre que Dan Petrescu.

Avant cet épisode, le jeune gardien a déjà fait étalage de son incroyable volonté. A Giuleşti, Tudorel est allé participer à une journée de présélection organisée par le Rapid Bucarest. Las, l’entraîneur Constantin Niţă ne le laisse pas jouer avec les autres jeunes. Le prenant à part, il souhaite néanmoins voir ce qu’il vaut. Une demi-heure durant, l’entraîneur s’échine à marquer un but, sans succès. Autour des deux hommes, tout le monde est venu admirer le spectacle. Au terme de cette séance inhabituelle, Niţă dit au jeune gardien qu’il a des qualités extraordinaires, mais qu’il ne pourra jamais jouer au haut niveau. « J’ai vraiment voulu me venger contre le Rapid après qu’ils m’aient refusé en sélection. Le hasard a fait que juste après cet essai, je jouais avec mon équipe à domicile contre le Rapid en championnat junior. On a gagné 2-0. A la fin du match, leur entraîneur, Monsieur Constantin Niţă, est venu me voir avec son gardien. Il m’a félicité puis il a donné une gifle à son gardien, le pauvre, en me montrant comme exemple, moi qui n’avais pas pu rester avec eux pour jouer au haut niveau. »

Au fil des ans, notre gardien a également l’occasion d’évoluer à l’étranger. « Quand j’étais encore junior, j’ai pu jouer en Bulgarie avec l’équipe première de mon club. Deux matchs amicaux contre le Botev Balgarene, qui évoluait en deuxième division bulgare à l’époque. Ils nous ont battu 1-0 chez nous à l’aller, puis 3-1 chez eux pour le match retour. Plus tard, j’ai également fait un tournoi en Croatie avec l’équipe de l’endroit où je travaille, Rematholding. » A la fin des années 2000, c’est avec cette équipe de football à huit que Tudorel reste en contact avec le football, son équipe à onze, Academia Militară, ayant mis la clef sous la porte. En 2008, il obtient notamment avec Rematholding le titre de meilleur gardien du tournoi de Mamaia.

© Pierre-Julien Pera / Footballski

Fratia, Romprim et New-York Times

Après ce passage à huit, Tudorel revient sur les grands terrains du football à onze. C’est là que tout bascule, qu’il va devenir une vedette à l’étranger, et une légende dans sa ville. En 2014, le journaliste et écrivain James Montague le découvre et écrit un article détaillé sur lui et son équipe dans le New-York Times. A cette époque, Tudorel Mihailescu évolue au sein d’une équipe particulière dans le paysage du football roumain. L’ASF Frăția (La Fraternité en VF) se veut une équipe fonctionnant sur le principe d’égalité et de non-communautarisme. Elle accueille tout le monde sans distinction d’origine, de couleur de peau, de religion, de nationalité ou de handicap. Son entraîneur est Aimé Lema. Originaire de RD Congo, Aimé Lema est arrivé en 1991 en Roumanie pour y poursuivre ses études. A peine sorti du communisme le plus dur, replié sur lui-même pendant des années, le pays peine à s’ouvrir au multiculturalisme.

La Frăția fait évoluer les mentalités. Aimé Lema y devient le premier entraîneur noir de Roumanie. Son équipe est composée de Roms, principale minorité du pays, mais aussi de joueurs venus d’Afrique. Malheureusement, l’histoire tourne mal. L’an dernier, le président du club ne n’a plus les moyens de financer l’aventure. Les bonnes volontés sont présentes, les joueurs paient eux-mêmes les dépenses du club, mais finissent pas découvrir que leur dirigeant n’était pas d’aussi bonne foi qu’eux. C’est la fin de la Frăția. « Même si c’est aujourd’hui un chapitre fermé pour moi, j’ai de beaux souvenirs avec la Frăția qui resteront à jamais dans mon cœur, avoue Tudorel. Nous avons vécu de très bons moments avec cette équipe et nous avons même rêvé de faire de belles choses avec ce groupe. Nous croyions pouvoir faire beaucoup pour les jeunes qui allaient arriver dans l’équipe. »

Malgré la séparation avec le club et son président, l’esprit est toujours vivant. Les leaders Aimé Lema et Tudorel Mihailescu ont trouvé le moyen de continuer la belle aventure, en rejoignant le Romprim, équipe bucarestoise tenant son nom de l’usine de camions de pompiers l’ayant créée. L’ensemble des joueurs décide de les suivre, pour que continue l’aventure. « A la base, nous voulions former une nouvelle structure sportive, mais cela nécessitait beaucoup de temps et d’argent. Notre souhait était de rester tous ensemble, parce que nous formons une famille. Nous nous aidons dans les moments difficiles, et c’est là qu’on voit ses vrais amis, dans la difficulté. Puis est venue la possibilité de cette collaboration avec le Romprim, qui a été d’accord avec ce que nous demandions : que les 21 joueurs que nous étions puissent venir tous ensemble. » L’accord entre joueurs et dirigeants tient jusqu’à la fin de la saison. Tous espèrent pouvoir le prolonger.

C’est ainsi que nous sommes venus voir le Romprim disputer un match en ce dimanche de début mai. Un club de Liga 4 en grande difficulté à leur arrivée « Les joueurs ne venaient aux matchs que s’ils touchaient une prime avant qu’on arrive, affirme Tudorel. C’est ce qui fait la différence entre ceux qui ont appris dans la difficulté et les autres. »

© Pierre-Julien Pera / Footballski

Depuis l’article du New-York Times, les choses se sont emballées autour de Tudorel Mihailescu. Le rythme de vie n’a pas changé : « J’ai la vie normale d’un joueur de quatrième division. En gros, j’ai deux entraînements par semaine, mardi et jeudi, plus un match par semaine avec l’équipe de mon travail. J’essaie de bien partager mon temps entre le football, le travail et ma famille, et aussi d’aller à la pêche avec les copains. » Les sollicitations sont, elles, bien plus nombreuses depuis l’emballement médiatique de 2014 : « Beaucoup de choses ont changé depuis l’article du Times. Les télévisions m’appellent pour des articles et plusieurs équipes de Liga 4 d’autres villes m’ont sollicité. Je suis aussi reconnu par beaucoup plus de personnes du monde du football qui veulent m’aider par divers moyens. »

Tudorel a ainsi pu rendre visite à son club de cœur, le Steaua Bucarest. En 2015, le FCSB, alors champion de Roumanie, l’a accueilli à l’entraînement, qu’il a pu suivre avant de faire des photos avec tous les joueurs et recevoir une paire de gants des mains du gardien Florin Niță ainsi qu’un abonnement pour toute la saison. Un rêve devenu réalité pour ce supporter du club depuis son enfance et l’époque de son idole Dumitru Moraru. Un fan du Steaua qui continue de soutenir le club malgré l’épineux épisode du changement d’identité en FCSB : « Je suis supporter du Steaua et fier de l’être ! Pour moi, le FCSB est le vrai Steaua. L’Armée ne devrait pas faire autant de ramdam. »

Mais ce n’est pas tout. Ayant découvert son histoire grâce à l’article de James Montague, le club colombien Once Caldas a  officiellement invité Tudorel à venir partager l’entraînement de ses joueurs. C’est ainsi que ce dernier s’est envolé l’an dernier pour la Colombie. « J’y ai vécu un véritable rêve ! J’ai pu visiter beaucoup d’endroits et jouer un match de gala à Bogota, où j’ai rencontré quelques filles qui jouent au football. Et bien je peux dire qu’elles sont bien meilleures que de nombreux joueurs de Liga 2 roumaine ! »

Et le futur ? A 51 ans, Tudorel ne compte pas abandonner les terrains. Devenu l’adjoint d’Aimé Lema en plus de son rôle de gardien, celui-ci souhaite porter haut ses couleurs. Non pas celles d’un club, mais celles d’un esprit. « L’esprit Frăția continue au Romprim. Et tant que je serai aux côtés d’Aimé, nous continuerons de promouvoir l’esprit Frăția, peu importe où nous serons. »

En ce dimanche très pluvieux, Tudorel Mihailescu distille ses précieux conseils à son jeune alter-ego dans les cages, avant de prendre sa place pour la seconde période. Sans grand succès. Menée 0-2 à la mi-temps, son équipe s’incline 1-5 au final. Sous des trombes d’eau, l’adversaire était trop fort pour ses jeunes coéquipiers, venus pour certains du Cameroun, du Congo ou encore du Nigéria pour poursuivre leurs études en Roumanie. Après avoir sincèrement félicité ses adversaires du jour, vient le temps pour Tudorel de fêter dignement son anniversaire avec ses coéquipiers. Sa famille. Sans oublier de parler du prochain match. L’engouement est toujours là. « Pour l’instant, je suis joueur et entraîneur-adjoint. Je veux encore jouer, mais ça dépend beaucoup de mon état de santé. J’espère ne pas avoir de blessure m’éloignant des terrains. » Même après quarante années passées sur les terrains, la passion n’a jamais lâché Tudorel. « Le football fait partie de moi ! Quand je joue, j’oublie toutes les difficultés de la vie. »

Un grand merci à Tudorel Mihailescu pour sa gentillesse et sa disponibilité. La mulți ani și multă baftă în continuare!

Pierre-Julien Pera / Tous propos recueillis par Pierre-Julien Pera pour Footballski.


Image à la Une: © Pierre-Julien Pera / Footballski

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