Dans le football, tout va très vite, dans un sens comme dans l’autre. Vous vous endormez un soir avec des rêves de grandeur et vous vous réveillez le lendemain les deux pieds dans le ciment. Un adage particulièrement vrai dans le football croate. Istra l’a appris à ses dépens…

En 2016, le NK Istra 1961 (racheté par un fond d’investissement américain un an auparavant), lance l’opération « istrizacije Istre » (les Istréens à Istrie), en faisant revenir des gars du coin au club. Bertosa, Paracki, Roce, Stepcic et Polic arrivent alors dans un club qui affiche ses ambitions, à l’instar d’Osijek, racheté par des capitaux hongrois. La saison 2016-2017 est terminée à une honorable 6e place et laisse une impression de solidité. L’entraîneur Goran Tomic est unanimement salué pour son travail remarquable.

Noël 2017. Les grands et les moins grands déballent les cadeaux, des étoiles dans les yeux. Une période merveilleuse, où les petites attentions rendent heureux. Mais pour les joueurs d’Istra, ces petites attentions ont une saveur bien amère. Dans le rôle du Père Noël, le capitaine du Dinamo Zagreb, Arjan Ademi, vient de collecter de l’argent auprès de ses coéquipiers pour faire un don à leurs homologues d’Istra sans le sou, pas payés depuis de très longs mois. Afin qu’eux aussi, professionnels comme eux et jouant dans la même ligue, puissent offrir des cadeaux à leurs proches. Une générosité qui jette la lumière sur la situation d’un club où certains joueurs ne peuvent littéralement plus manger ni se loger par leurs propres moyens.

“Les joueurs sont expulsés de leurs appartements car ils ne peuvent pas payer leur loyer, certains n’ont même pas 50 kunas (6€) dans leur poche. Comment voulez-vous qu’on reste concentré sur le football ? Dites-moi ! Je n’ai pas la volonté de jouer au football. Comment pouvons-nous jouer alors même que nous ne savons pas où nous allons dormir après les matchs ?! », témoignait le gardien Marijan Coric à 24Sata en Décembre.

Quelques heures avant le geste des joueurs de la capitale, Istra a fait match nul 1-1 contre un des prétendants au titre, Osijek. La prestation collective, remarquable, n’a pourtant pas vocation à apaiser les cœurs ni les esprits : « Nous sommes tous impatients d’en finir et de rentrer chez nous en famille, » déclare Dejan Maksimovic avant ce match. « Nous devons vider nos têtes de ce stress et de cette nervosité, » abonde pour Glas Istre Nikola Prelecec, buteur, qui ajoute: « Je ne veux plus penser au club pendant les dix prochains jours. Toute cette histoire m’a complètement vidé, à la fois physiquement et mentalement, et je dois me reposer de tout. Ensuite je commencerai à penser à ce qu’il va se passer. »

Dans la tradition croate

Le NK Istra 1961 est l’un de ces clubs de football croate, des plus communs, dans lesquels rien de bon ne se produit. Un club sans identité, qui ne crée pas de valeur et qui n’a aucun but sportif clairement défini. Un club par le biais duquel transitent chaque année quinze nouveaux joueurs de football, qui vont et viennent, jusqu’à ce que tout le monde oublie leur existence. L’un de ces clubs dont la gestion est l’affaire de businessmen ou politiques locaux peu scrupuleux, l’utilisant comme un outil pour leurs propres intérêts.

De plus, Istra se distingue pour son incapacité chronique à former des joueurs. Stiven Rivic est le seul à avoir percé en équipe nationale espoir. D’autres ont bien réussi à se frayer un chemin vers la sélection espoirs, jouant quelques bouts de matchs (Pamic, Cavric, Ipsa) mais sans convaincre. L’académie d’Istra a toujours été insignifiante alors que les pépites croates sortent des chapeaux des concurrents. Il n’est pas étonnant de constater qu’en 2018, Igor Pamic (48 ans) et Elvis Scoria (46 ans) restent les deux (seules) têtes d’affiche de la formation à Istra. Deux vestiges d’un autre temps, d’autres systèmes.

Pour retrouver trace d’un succès, il faut remonter à 2003, quand le NK Istra, alors en D2, atteint la finale de la Coupe de Croatie. Depuis 2004, Istra navigue tant bien que mal en première division, changeant de nom comme de chemise, jusqu’à l’ultimatum posé par les ultras locaux Demoni, assurant que le club aurait leur soutien si le nom redevenait NK Istra une bonne fois pour toute et que les couleurs soient celles de la ville (jaune et vert). Car deux autres clubs officient aujourd’hui dans la ville de Pula, fortement rattachés à l’histoire du NK Istra au gré des fusions, séparations et engueulades. Le NK Uljanik est en quatrième division et le NK Pula, présent en première division après l’indépendance (jusqu’en 2000), végète aujourd’hui au plus bas échelon du football croate.

L’ère Glover

Michael Glover apparaît pour la première fois publiquement en Croatie en juillet 2013. Intéressé par l’achat du Hajduk Split, le représentant du fond d’investissement RMI (Round Midnight Investments) amène ses partenaires avec lui. Parmi eux, un membre de l’équipe de football américain des Detroit Lions, Ndamukong Suh, un psychologue de l’équipe de NBA des Charlotte Bobcats et un ancien footballeur de Borac Banja Luka et Rijeka, Sead Karaselimovic, qui a poursuivi une carrière d’entraîneur et de directeur sportif aux USA. Mais la fine équipe ne parvient pas à racheter le Hajduk. Après cet échec, Glover lorgne sur un club moins connu mais tout aussi bien situé : le NK Istra. En octobre 2013, l’Américain parle pour la première fois avec le maire de Pula. Mais les négociations sont longues et début 2015, c’est le maire de Dubrovnik qui est sollicité. Après tout, il y aurait bien du potentiel au NK GOSK Dubrovnik, club d’une ville bien connue de tous. Mais finalement, le 2 juin 2015, RMI tombe d’accord avec la mairie de Pula pour racheter 52,4% des parts de l’Istra (le reste appartenant à la mairie). Cette fois, plus aucune cité au bord de l’Adriatique ne sera contactée par Michael Glover et sa bande.

 

Pour préparer la saison 2015-2016, Glover arrive en promettant monts et merveilles. Infrastructures, sponsoring, marketing, l’Américain veut tout changer ! Les ambitions sont affichées : aller en Coupe d’Europe. Mais en réalité, personne n’est rassuré par le Gerard Lopes version Américaine. Beaucoup d’amateurs du football croate se montrent d’emblée méfiants sur les intentions du businessman et de son fonds d’investissement. Lequel ne se démonte pas : «D’après mon expérience, je constate que les Croates sont généralement un peuple sceptique. Quand ils voient un investisseur étranger, la première question est généralement « pourquoi êtes-vous ici ? » et la seconde « que voulez-vous tirer de nous ? » Ce scepticisme vient des racines du pays et d’une certaine méfiance après avoir été lésé par des investisseurs. »

Pourtant, leurs interrogations sont légitimes. Après tout, pourquoi un Américain viendrait-il investir au NK Istra, un club avec peu d’identité, qui a de mauvais résultats, qui ne forme pas de joueurs et qui n’a pas d’infrastructures correctes ?

© regionalexpress.hr

La réponse est à chercher du côté du potentiel touristique de la ville côtière au patrimoine exceptionnel. Glover est venu à Pula avec une vision entrepreneuriale claire : acheter du terrain pour construire un complexe touristique et sportif, dont le but commercial aurait été d’accueillir des touristes dépensiers et des équipes sportives venant des États-Unis pour la pré-saison. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. Les Américains n’ont jamais trouvé de partenaire sérieux malgré le rachat du club qui devait servir à ce dessin. Le plan de Glover n’a finalement jamais été en mesure de se concrétiser.

Son idée pour le NK Istra n’a pas mieux marché. Le « savoir faire américain et les méthodes d’organisation », vantées à son arrivée, n’ont pas eu les effets escomptés. Un an après la reprise du club, fin avril 2016, un audit financier interne préparé par une société de conseil se montre alarmant : le chiffre d’affaires du club est significativement inférieur à tous les niveaux : billets vendus, sponsors, marketing … Les revenus générés par les transferts de joueurs sont même deux fois plus bas qu’en 2014. Le 1,5 million de kunas provenant de ces transferts (Blagojevic et Woon) n’ont même pas de mérite, puisque ils ont été actés avant la prise de contrôle du club par les Américains.

Embourbé, l’investisseur prend de la distance avec le club, cherchant à minimiser les dégâts. Pour finir par déclarer : « Chaque matin, quand je me réveille à Pula, je me demande ce que je fais encore ici. » Bien qu’il n’ait jamais eu l’intention de déménager de façon permanente à Pula, Glover délaisse peu a peu le club, le laissant aux mains de son associé de l’ombre, Sead Karaselinovic.

Au printemps 2017, les premiers effets négatifs se font ressentir. En raison du non-paiement de certains salaires, les joueurs empêchent l’entraîneur Marijo Tot de prendre le bus pour Zagreb où ils doivent jouer un match contre le Dinamo. Après quoi l’entraîneur se fait licencier. Puis, fin août, deux semaines après son arrivée au club, le joueur Macario Hing-Glover, fils de Michael Glover, se fait agresser physiquement par quatre inconnus à l’entrée du vestiaire. La situation se tend de plus en plus : les joueurs refusent de jouer un match amical et seuls huit d’entre eux partent au camp d’entraînement d’avant-saison, lui-même retardé moins d’une semaine avant le premier match de la saison.

Impayés, prison

En juillet 2017, lors de sa dernière apparition publique à Pula, Glover admet publiquement certaines pratiques honteuses mises en place. « Des manœuvres juridiques légales » selon ses dires, consistant à effectuer des critères de sélection pour le paiement des salaires. En clair, les joueurs qui ont un intérêt pour le club sont payés à un rythme à peu près raisonnable, tandis que les autres ne reçoivent rien. Si Glover utilise le terme « légal », c’est en raison d’une interprétation de la règle en Croatie, stipulant qu’un joueur peut rompre son contrat lorsqu’il n’a pas été payé pendant trois mois. Ainsi, le club ne paie pas pendant deux mois, puis le joueur reçoit un salaire quand arrive l’échéance des trois mois pour que le cycle recommence.

Un exemple particulièrement parlant concerne Sime Grzan, dont le contrat expirait le 24 juillet. Le lundi 20 juillet, le directeur Karaselimovic déclare aux journalistes que Grzan est inutile à Istra et qu’il peut se chercher un nouveau club. Le dimanche 23 juillet, alors que le joueur emballe ses affaires pour quitter le club à jamais, le coach l’appelle pour jouer le match contre Osijek. Il est alors l’un des meilleurs sur la pelouse, aidant Istra à décrocher un match nul inattendu. Après le match, il quitte bel et bien le club malgré les demandes insistantes de son coach pour qu’il reste.

Comme Grzan, de nombreux joueurs quittent le club après de longs mois de salaires impayés. Pour compléter l’effectif, Istra enregistre les arrivées de joueurs prêtés gracieusement par Osijek et le Lokomotiv. Pour autant, l’équipe est loin d’être ridicule sur le terrain, gagnant contre Rijeka et faisant un match nul contre le Dinamo Zagreb et deux Osijek. Les joueurs font de leur mieux, combattant honnêtement grâce au rôle inestimable joué par l’entraîneur Darko Raic-Sudar. Un coach qui excelle dans une fonction bien loin des tableaux noirs et des schémas tactiques. Car pendant six mois, Sudar se démène, demandant aux restaurants de donner un repas aux joueurs, appelant des amis et des connaissances pour les déplacements et le logement. C’est toujours lui qui paie une partie des frais de sa poche et qui essaie de continuer à travailler, pensant les blessures morales de ses hommes. Jusqu’à terminer avec douze joueurs ayant des contrats professionnels (non respectés), pratiquement plus de staff et avec le désespoir comme seule issue. Et les dettes accumulées croissant de jour en jour.

L’histoire est sans fin. Les problèmes se succèdent les uns après les autres. En janvier, le défenseur Ivan Zgrablic arrive, transféré gratuitement de Cibalia (un autre club qui connait des problèmes de versement de salaires). Zgrablic, natif de Pula, déclare à son arrivée : « Je sais très bien que je ne gagnerai pas un sou ici. » Vendredi 2 mars, après un match nul infâme contre Cibalia (0-0), le joueur de 26 ans participe à une manifestation aux côtés du groupe de supporters ‘Demoni’, qui se transforme finalement en bagarre, entraînant l’arrestation de Zgrablic. Celui-ci se retrouve alors emprisonné deux nuits avant d’être libéré le dimanche matin.

Faillite du système

Les joueurs de football en Croatie ont un statut d’indépendant. Ils ne sont pas employés et doivent eux-mêmes remplir leur devoir vis-à-vis de l’Etat: non seulement pour se payer une retraite et une assurance maladie, mais aussi pour régler leurs impôts. Concrètement, cela signifie par exemple, que les joueurs d’Istra doivent remplir leurs obligations. Si le club fait faillite, cela signifie non seulement que les joueurs ne verront jamais leur argent, mais aussi qu’ils devront quand même s’acquitter de leur taxe.

L’initiative des joueurs du Dinamo pour se solidariser de leurs collègues d’Istria, au-delà du beau geste, souligne un échec total du système, laissant faire la bonne volonté et l’humanitarisme entre collègues de profession. Cette cagnotte leur a probablement permis de fêter plus dignement Noël ou de rembourser une partie de certaines dettes, mais cela ne va pas résoudre ou atténuer leur problème sous-jacent. La HNS, qui a permis une telle situation en donnant au club une licence pour concourir dans la ligue et signer des joueurs, ne se sent pas responsable. Pas plus que quand d’autres clubs ont fait faillite, pas plus que quand Hrvoje Custic est mort, heurtant de la tête le mur de béton non réglementaire au bord du terrain, pas plus que pour la licence annuelle gracieusement donnée au Lokomotiv.

Les joueurs de Cibalia en croisade contre la HNS | © Facebook / Cibalia

Dans la plupart des fédérations et ligues de football – pas seulement pour les plus riches, par exemple en République Tchèque – il existe depuis de nombreuses années des règlements qui obligent les clubs à déposer des garanties bancaires en début de saison pour remplir toutes leurs obligations. S’ils ne le font pas, ils ne peuvent pas participer aux compétitions.

A Vinkovci, les footballeurs de Cibalia ont protesté contre la fédération, accusée de favoriser certaines équipes via la corruption d’arbitres. Pour manifester, les joueurs posent devant le fameux panneau avec l’inscription HNS barrée. Une provocation pas du goût de la fédération croate, qui réagit rapidement en rappelant au club qu’il avait payé à l’avance le montant de 400 000 kunas pour les droits de télévision dus au club, le tout afin de couvrir une partie des salaires des joueurs. Resté silencieux, Cibalia perd le match suivant au Dinamo 1-0 avec un but qui n’aurait pas du être accordé. Que la colère des joueurs de Vinkovci soit légitime ou non (personne ne peut le prouver), elle corrobore l’idée répandue partout en Croatie selon laquelle la fédération ne fait rien pour protéger ses acteurs et assurer un spectacle impartial.

La HNS ne répond plus, tout comme Michael Glover, rentré aux Etats-Unis et pas prêt de remettre un pied sur le site touristique méditerranéen : « Il n’oserait pas revenir ici, » déclare le milieu de terrain Aljosa Vojnovic à Goal. « Si les fans apprennent qu’il est à Pula, ils le chercheraient partout en ville, et on ne le reverrait plus jamais. »

Damien F.


Image à la une : © Facebook / NK Istra 1961

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.