À moins d’un an de la Coupe du Monde, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire du football soviétique des différentes (quatorze, hors Russie) Républiques socialistes soviétiques d’Union Soviétique avec quatorze semaines spéciales, toutes reprenant le même format. Nous attaquons la dernière ligne droite avec les pays d’Asie Centrale et le Kirghizistan pour l’avant-dernière République de notre périple.
Lors du premier épisode de cette série sur le Kirghizistan, nous avons évoqué l’importance capitale de l’immigration caucasienne pour expliquer la montée en puissance du football au profit du Kok Boru dans la culture kirghize. Parmi ces immigrés, certains venaient de Sibérie et, parmi eux, certains souhaitaient seulement trouver un climat et des conditions de vie plus clémentes. Au nord de Frunze, près de la frontière kazakhe, une petite ville va devenir le nouveau port d’attache d’une poignée de Sibériens particuliers : les Allemands de Sibérie, descendants des colons allemands invités par la Tsarine Catherine II, puis devenus parias pendant la Seconde Guerre mondiale. Après le démembrement de la République socialiste soviétique autonome des Allemands de la Volga, c’est un peu plus au sud, au Kirghizistan, à Novopavlovka, que beaucoup vont trouver refuge. Beaucoup, dont les parents de l’homme qui nous intéresse aujourd’hui : Edgar Bernhardt.
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Edgar Bernhardt est actuellement international kirghiz et joueur du GKS Tychy, en seconde division polonaise. Il représente à la fois ce Kirghizistan soviétique et post-indépendant, aux origines slavo-asiatico-européennes, et est également le témoin privilégié d’un pays au football évoluant à vitesse grand V. En témoigne l’insolente ascension du foot kirghiz dans le gotha mondial depuis quatre ans. De sa ville natale en passant par la Thaïlande, de Cottbus aux éliminatoires de l’AFC Asian Cup face à Myanmar, de la Pologne à la Finlande, d’Oman à Bichkek, Edi a 32 ans et a bien roulé sa bosse. Qu’on se le dise, il pourrait même écrire ses aventures et mésaventures à travers plusieurs tomes. Si nous n’en sommes pas là, nous avons néanmoins eu le plaisir de le rencontrer durant de longues heures afin de vous proposer cette interview.
Ton nom a une consonance allemande. Pourtant, tu es international kirghiz, pourrais-tu expliquer ton histoire à nos lecteurs ?
C’est très simple. Mes parents sont nés en Sibérie. Ils voulaient trouver un endroit moins difficile d’un point de vue climatique et une vie meilleure pour avoir des enfants et les élever correctement. Ils ont donc quitté la Russie et ont immigré au Kirghizistan, à Novopavloka, où il y a une forte communauté allemande. C’est là où je suis né, là où j’ai été élevé « à la Russe. »
As-tu quelques souvenirs de cette enfance au pays ?
Oui, j’allais au Kindergarten et je me souviens que j’aimais déjà courir vite (rires). On jouait dans la rue aux policiers et aux voleurs, mais on ne jouait pas au football. Ce n’était pas vraiment dans la culture. Au Kirghizistan, la culture foot n’était, et n’est pas encore, bien développée par rapport à ce que l’on connait en Europe. C’est totalement différent.
Tu as d’ailleurs quitté Novopavloka assez jeune avec ta famille pour l’Allemagne et la région d’Osnabrück …
Oui, je suis allé à l’école là-bas. J’étais plus intéressé par les sports de combat comme le karaté ou le kick-boxing que par le football, puis en 1996 j’ai vu Ronaldo à la télévision. J’avais dix ans, et ça semblait tellement magique que je me suis dit : « c’est ça que je veux faire, je veux devenir footballeur, je veux être comme lui. » J’ai donc commencé à jouer au football juste après à l’âge de 10-11 ans, ce qui est assez tard.
« Je pourrais écrire un livre sur ma carrière. »
Tu fais toute ta formation en Allemagne jusqu’à signer ton premier contrat pro, assez jeune, à 17 ans.
Oui, j’ai signé mon premier pro contrat à Osnabrück, puis j’ai bougé à Braunschweig et ensuite aux Pays-Bas, au FC Emmen. J’avais signé deux ans à Emmen, mais je n’y suis resté qu’un an, car je me suis cassé le pied après six mois. J’ai toujours été un peu malchanceux avec mes blessures. Je me suis cassé le pied pas moins de quatre fois.
Je suis encore blessé en ce moment d’ailleurs, mais je me sens bien. J’ai envie de jouer et même si les médecins me disent que j’aurai des soucis avec mon genou et mes articulations à 70 ans, je leur réponds : « Comment vous pouvez savoir que je vais atteindre les 70 ans ? »
C’est à cause de cette blessure que tu retournes à la maison, à Osnabrück ?
J’ai eu la possibilité de revenir et le club jouait en 2.Bundesliga. En Hollande, le coach avait d’autres plans et d’autres joueurs en tête à cause de ma blessure. Puis Osnabrück m’a rappelé, car ils avaient besoin d’un joueur ayant évolué au centre de formation dans l’effectif. Les quotas quoi. J’étais encore blessé quand je suis revenu, c’était dur. Je n’ai pas beaucoup joué avec l’équipe première et on est descendu en troisième division.
Tu décides de rejoindre Wuppertal, en 3.Liga, où tu vas enfin jouer une saison complète, à 22 ans …
C’est vrai, mais ça a été une saison horrible. On a fini relégué et le club est descendu en Regionalliga. À oublier.
Et donc, à la fin de la saison, de la troisième division allemande, tu décides de rejoindre la Finlande. Pourquoi ?
C’est simple, à l’époque je passais des tests à Koblenz. Le coach me voulait, mais ils m’ont dit d’attendre et … je déteste attendre. Lorsque j’étais encore à Koblenz, j’ai reçu un appel de mon agent me disant qu’il avait une offre venant de Finlande et que le club proposait un salaire plutôt attractif. Il a ajouté que c’était en première division finlandaise. Pour moi, c’était peut-être du même niveau que la troisième division allemande, mais ça reste une Top Liga. C’était un challenge intéressant et je me disais que j’allais avoir plus d’opportunités pour me montrer. Je suis arrivé pour trois mois et finalement j’y suis resté deux ans, au Vaasan Palloseura, puis au FC Lathi.
Tu t’es plutôt montré à ton aise. Tes performances ont été remarquées, particulièrement par des clubs polonais, il me semble.
J’ai eu une offre du Legia Varsovie. Ils sont venus m’observer et m’ont demandé de venir passer une semaine à Varsovie pour faire quelques tests. Ça s’est plutôt bien passé, mais le directeur sportif m’a demandé si je pouvais revenir faire une autre série de tests deux semaines après. Moi, je voulais une réponse donc je leur ai dit : « Dite moi si c’est oui ou non, ça ne sert à rien de faire semblant. » Là, il m’a invité dans son bureau et m’a dit que tout s’était très bien passé, mais que le coach cherchait un autre type de joueur. Puis, je suis allé une semaine à Zabrze. Le Gornik me voulait, mais le club n’avait plus une tune à l’époque et je ne pouvais pas me permettre d’attendre mon salaire trois mois. Finalement, le Cracovia est arrivé ; il y avait une bonne équipe et un bon coach, j’ai signé.
Et ça s’est plutôt bien passé au Cracovia. Tu penses que c’est la meilleure période de ta carrière ?
Oui et non. J’avais déjà eu deux grosses blessures, mes meilleures années étaient déjà derrière moi et je n’avais pas pu jouer pendant celles-ci. Mon meilleur niveau, c’était sans doute à mes débuts, mes six premiers mois aux Pays-Bas avant de me blesser. Puis, je dirais mes deux ans en Finlande et enfin mes deux ans au Cracovia.
Avec du recul, quand je vois ma carrière maintenant, si c’était à refaire, je referais tout différemment. Ma carrière est un cirque (sifflotant une musique de cirque).
Mais tes saisons au Cracovia n’ont pas été les plus abouties selon toi (il a marqué 9 buts et fait 5 passes décisives lors de sa première saison avec le Cracovia, NDLR) ?
Je ne regarde pas que les résultats, le nombre de buts marqués, etc. Pour moi, l’important c’est ce que fait le coach avec son équipe. Je suis un joueur qui a besoin d’évoluer dans une équipe avec une vraie philosophie de jeu. Une équipe qui joue au football. En Allemagne, les coachs en 2.Bundesliga ou 3.liga demandaient aux défenseurs de balancer devant et nous, en attaque, on devait essayer de faire quelque chose avec ça. Ce n’est pas mon style de jeu. Ça va paraître con, mais je suis plutôt un fan de Guardiola et de sa philosophie ; comme l’était notre coach de l’époque au Cracovia, Wojciech Stawowy. Je pense que j’ai eu des meilleurs résultats, non pas car j’étais meilleur ou dans ma meilleure forme physique, mais parce qu’il a su comment m’utiliser parfaitement et que le style de jeu qu’il mettait en place me convenait.
Après le Cracovia, j’ai suivi Stawowy au Widzew Lodz pour ça. Mais la mayonnaise n’a pas pris et il n’y avait plus d’argent dans les caisses du club. On a été relégué administrativement en quatrième division.
Tu as connu plus de galères qu’autre chose et là tu te dis pourquoi ne pas partir pour la … Thaïlande.
C’est ma première erreur. Je suis parti en Thaïlande pour l’argent. C’est vrai que ça peut paraître étrange, mais ils m’ont proposé vraiment beaucoup d’argent. Et j’ai finalement appris comment ça se passait réellement en Thaïlande dès que je suis arrivé. Les coachs et présidents de clubs se font de l’argent sur les transferts des joueurs étrangers à chaque mercato. Par exemple, ma prime à la signature était de 70 000$, mais j’ai dû la partager avec mon agent et le coach de ma nouvelle équipe. C’est pour ça que tous les ans les étrangers changent de clubs, pour faire marcher le business.
Et finalement tu n’es resté qu’un an au Prachuap FC ?
Oui, j’ai fait une bonne saison. Je voulais jouer en première division thaïlandaise, mais toutes les places de joueurs étrangers étaient déjà prises, les coachs avaient déjà fait leurs affaires. J’ai eu une offre d’Oman et je l’ai accepté. Ma deuxième erreur.
J’habitais à Sur, et crois-moi c’était terrible, il n’y avait presque rien. Tous les matins, à l’aube, je me faisais réveiller par les ânes. Puis j’allais à la plage, mais tu ne peux pas y rester plus d’une heure. Il fait 50°, tu reviens complètement cramé. Les seules choses que je faisais c’était manger, dormir, aller à la plage et m’entraîner vers huit heure du soir. Mais ce n’était pas du tout professionnel, certains de mes coéquipiers arrivaient en retard de trente minutes voire une heure à l’entrainement. Notre coach hollandais est resté seulement deux semaines. Il a vu le niveau, il est reparti. Donc au bout de six mois, je me suis dit qu’il était temps que je parte moi aussi.
Et ils t’ont laissé partir comme ça ?
Non, ils me devaient de l’argent. Les deux premiers mois, j’ai été payé normalement et puis plus rien lors des quatre mois suivants. On venait de perdre le championnat à la dernière journée, le président était furieux. Je lui ai expliqué que je ne voulais pas rester la saison suivante, il m’a demandé comment je pouvais me payer mes billets d’avion sans argent. Je lui ai dit qu’il devait me les payer et que c’était écrit dans le contrat. Il m’a répondu : « Sais-tu ce que vaut un contrat à Oman ? », je lui est rétorqué : « Oui je sais, mais savez-vous ce qu’est la FIFA à Oman ? » Il a finalement accepté de me payer mes billets d’avion et mes salaires en retard, mais à la seule condition que je leur laisse un peu de cash avant de prendre mon vol. J’ai laissé 5-10 000$, je ne sais plus, et je suis parti.
Tu es un homme de voyages et aux aventures sans fin. Après ce périple asiatico-oriental, tu décides de retourner en Allemagne, à l’Energie Cottbus … où tu ne restes qu’un petit mois.
J’ai signé un contrat avec l’Energie car je connaissais le coach, c’est lui qui m’a fait signer mon premier contrat pro à Osnabrück quand j’avais 17 ans. Au début, tout se passait bien puis le coach a réuni l’équipe pour expliquer ses intentions de jeu pour la saison. Là, il nous dit qu’il ne voulait pas, ou ne pouvait pas, jouer un jeu porté vers l’avant cette saison avec l’effectif à sa disposition. Comme tu le sais, j’ai besoin de me sentir bien utilisé offensivement par mon entraîneur pourtant … En fait, il m’a fait revenir, on a discuté plusieurs fois de ma vision du football, de l’approche que j’avais avec mes entraîneurs et sur le terrain … On a eu une discussion franche et j’ai finalement résilié mon contrat avec le club un mois plus tard pour pouvoir aller jouer dans un club plus proche de chez moi et de ma fille, au SV Rödinghausen, en Regionalliga.
« La vie en Pologne est pas mal. Il y a de jolies filles. En Thaïlande, c’était mon problème … je préférais parler avec les étrangères pour être sûr. »
Et te voilà maintenant de retour en Pologne, dernière étape d’une carrière de football-globe-trotter ?
Je suis arrivé à Mielec après une bonne saison en Allemagne. Je n’ai pas beaucoup joué et je suis parti au GKS Tychy lors du mercato hivernal. On a un vraiment super entraîneur, il m’a mis en confiance, j’aime énormément sa philosophie de jeu. D’ailleurs ça se voit dans les derniers résultats, on a encore une petite chance de monter en Ekstraklasa et on reste sur 5 victoires lors des 7 derniers matchs. On se battra jusqu’au bout. Dans le football, comme tu le vois avec ma carrière, tout est possible. J’espère quand même continuer à jouer quelques saisons, je me sens bien en Pologne.
On va peut-être discuter un peu du Kirghizistan …
Ma première sélection, c’était en 2014, face à la Chine. Mais, déjà en 2011, j’ai eu des contacts avec la fédération kirghize. À l’époque, il n’y a avait pas de président à la fédération, c’était compliqué du coup.La fédération n’avait aucun moyen. Même si elle voulait déjà faire venir des binationaux, c’était impossible pour la fédération de payer les billets d’avion. Puis, Aleksander Kristinin, le nouveau sélectionneur, est arrivé et ça a tout changé.
D’ailleurs depuis l’arrivée Kristinin, les résultats sont au rendez-vous (le Kirghizistan est maintenant la 75e nation au FIFA Raking devant la Biélorussie ou Chypre et juste derrière la Chine, NDLR.).
Je suis allé là-bas, j’ai discuté avec le coach, il voulait savoir s’il y avait d’autres joueurs de bons niveaux qui avaient la nationalité kirghize en Allemagne. Je lui ai dit que j’en connaissais deux : Viktor Maier et Sergeij Evlujskin. Il a aussi contacté Vitalij Lux de Unterhaching et c’est comme ça que l’aventure a commencé. Quatre nouveaux joueurs et un nouveau sélectionneur.
Au fur et à mesure, les résultats ont commencé à arriver. La fédération a commencé à mettre de l’argent dans l’équipe nationale et maintenant, à Bichkek, on joue à domicile devant 20 000 à 25 000 personnes. C’est complètement fou. Je me souviens quand on a joué contre l’Australie, un match pour les qualifications pour la Coupe du Monde, à Bichkek. Il n’y avait pas assez de places pour tout le monde. Les gens étaient assis à deux sur un siège, d’autres étaient debout au bord du terrain. C’était fantastique.
Selon toi, est-ce que cette vision différente, plus européenne, que vous avez apportée donne aussi un nouvel élan au foot kirghiz local ?
On discute énormément avec le sélectionneur et on lui donne notre vision plus européenne et professionnelle sur ce qu’est le football, c’est vrai. Puis la fédération essaye d’appliquer ça à travers la formation des jeunes, par exemple, qui est en constante amélioration depuis 2014. Lors d’un récent tournoi en Russie, des équipes de jeunes ont battu celles de la Russie et d’Ouzbékistan. C’est très important de partager nos connaissances et notre savoir-faire pour aider la fédération dans le développement du football kirghiz. Maintenant, il faut que les infrastructures suivent et ça, ce n’est pas encore le cas.
« En Allemagne, je ne suis pas Allemand. Au Kirghizistan, je ne suis pas vraiment Kirghiz. Mes parents mon éduqué comme un petit russe, mais je ne peux même pas lire le cyrillique. Je ne suis pas vraiment Russe. Je suis un vagabond. »
Le point d’orgue de cette montée en puissance sur ces quatre années est la qualification pour la phase finale de l’AFC Asian Cup, la première pour le Kirghizistan ?
Cette qualification face à l’Inde, lors du dernier match à domicile, est bien sûr fantastique et historique. Mais on aurait dû sortir plus facilement de ce groupe. On est allé perdre en Inde et on a été faire un match nul à Myanmar dans l’humidité tropicale alors que nous menions. Parfois, c’est difficile de s’adapter à ces pays, surtout physiquement. Les conditions sont très changeantes et parfois difficiles, mais on avait les opportunités pour se qualifier bien avant et on les a manquées pour des raisons stupides. Maintenant, on a quand même écrit une page de l’Histoire du football kirghiz et ce dernier match était incroyable
Avec la Corée du Sud, la Chine et les Philippines dans votre groupe, ça va être difficile d’en sortir, non ?
On a déjà joué les Philippines, mais sur terrain synthétique, ce n’était pas du football. On connait la Chine et on aussi déjà joue contre eux, mais on a pas mal changé depuis. La Corée du Sud sera le favori, mais notre priorité et de sortir de ce groupe qui est à notre portée. Je voulais arrêter la sélection après la campagne de qualification, mais le coach a refusé. Je jouerai l’AFC Asian Cup, ou tout du moins j’aurais un rôle de grand frère et j’espère qu’on écrira un peu plus l’Histoire.
Que peut-on te souhaiter pour la suite ?
Tu sais, finalement, j’ai quand même une belle carrière. J’espère pouvoir jouer encore et m’amuser pendant trois ou quatre ans ; faire encore mieux que ce que nous avons déjà fait avec le Kirghizistan, en janvier dernier, pour continuer à écrire une Histoire encore plus belle. Puis, j’écrirai certainement un livre sur tout ça.
Mathieu Pecquenard / Tous propos recueillis par M.P pour Footballski
Image à la une : © Tomasz Gonsior / Facebook
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