Le 15 juin, l’équipe de Bosnie-Herzégovine (ci-après Bosnie) a disputé contre l’Argentine le premier match de Coupe du monde de son histoire (1-2). Pendant cette compétition, l’ensemble du pays sera-t-il pour autant à l’unisson pour célébrer cette vaillante équipe « multiethnique » comme les bonnes âmes l’espèrent ?

Rien n’est moins sûr, et si l’on veut sortir de ce symbolisme creux, il faut considérer le football comme une clé de compréhension de la Bosnie actuelle et des défis que ce pays doit relever.

Pour cela, il faut partir de l’idée que le football, que ce soit dans les coulisses, en tribune ou sur le terrain, est le fruit de la construction stato-nationale spécifique de la Bosnie depuis la fin de la guerre. Rentrons dans le détail.

Des groupes de supporters ultras dédiés à la sélection

On se souvient peut-être que la fédération de Bosnie avait été suspendue par la FIFA en 2011 car ses statuts, calqués sur les accords de paix de Dayton accordant un droit de veto ethnique à chaque nation constituante (croate, serbe, bosniaque), n’étaient pas conformes aux règles de la FIFA.

À l’étranger, on a cru déceler un acte de néocolonialisme, mais en Bosnie, tous les amoureux de la Bosnie et de football ont remercié la FIFA d’être intervenue afin de rétablir l’ordre dans une fédération paralysée par les querelles ethnico-politiques, calquées sur les querelles qui paralysent la Bosnie elle-même depuis des années.

De ce point de vue, le football constitue un précédent dans la possibilité de venir à bout de blocages soi-disant indépassables en conjuguant une forte volonté internationale et des personnalités locales qui font consensus, comme le légendaire Ivica Osim, dernier entraîneur de la Yougoslavie. Peut-être y a-t-il là quelques enseignements à tirer du côté de la communauté internationale, en particulier de l’Union européenne.

S’agissant des tribunes, les supporters de la sélection de Bosnie font partie des plus dévoués d’Europe envers leur équipe, à la fois en nombre et en intensité. Il faut dire que la Bosnie possède, chose assez rare, ses propres groupes de supporters de culture ultra, spécialement dédiés à la sélection.

Le plus important d’entre eux, les BH Fanaticos, compte plus de 2.000 membres actifs et des centaines d’autres sympathisants dont une partie importante est issue de la diaspora. Voilà une autre spécificité de la Bosnie : la guerre a poussé des dizaines de milliers de familles sur le chemin de l’exil dont elles ne sont pour la plupart pas rentrées.

Un sentiment national malgré des divisions ethniques

Ces supporters compensent cet éloignement géographique par une dévotion sans limite à l’équipe de Bosnie. Ils partagent ce sentiment avec les joueurs eux-mêmes dont la plupart sont également nés ou ont grandi à l’étranger à cause de la guerre. Le discours des supporters, comme celui d’un Miralem Pjanic, ou d’un Sead Kolasinac, révèlent l’amour presque charnel qui unit les supporters aux joueurs, et ces deux catégories à leur terre.

En somme, on voit dans cette équipe la preuve que la Bosnie-Herzégovine, autant comme État territorialisé que comme idée, a survécu aux agressions qui ont voulu l’anéantir, et qui ont cherché à dissoudre son esprit dans la noirceur des ténèbres ethno-nationalistes.

Le sélectionneur bosniaque Safet Susic annonce la liste des joueurs retenus pour le Mondial, le 5 mai 2014 (XINHUA/SIPA).

Pour autant, qu’en est-il de la multiethnicité, ce totem vide de sens sur lequel la communauté internationale s’appuie depuis 20 ans comme l’ivrogne à un lampadaire ?

La nationalité des joueurs évoluant dans l’équipe de Bosnie ne pose pas question ni chez les joueurs, ni dans la presse, ni parmi les supporters. D’ailleurs, si cette dimension entrait dans la réflexion des anciens sélectionneurs Blaz Sliskovic et Miroslav Blazevic, elle est totalement absente de celle de Safet Susic, ce qui démontre que cela n’est plus du tout un enjeu comme cela a pu symboliquement en être un au début des années 2000 sous Sliskovic.

En Bosnie, pour faire simple, les Croates de Bosnie soutiennent la Croatie, et les Serbes la Serbie. L’enjeu n’est pas de changer cette situation, au demeurant relativement naturelle, mais de savoir si, pendant la Coupe du monde, même secrètement en raison d’éventuelles pressions politiques et communautaires, ceux-ci auront au minimum de la bienveillance pour la Bosnie qui demeure, qu’ils le veuillent ou non, leur État, celui dont ils sont les citoyens.

Ce n’est qu’à cette condition que la sélection de Bosnie sera celle de tous les citoyens bosniens, quelle que soit leur nationalité.

La sélection, avant-garde de la Bosnie future ?

En février dernier, des manifestations importantes ont eu lieu en Bosnie sur une base sociale et anti-nationaliste pour combattre la corruption, le népotisme, et refonder les règles du jeu démocratique. Les leaders politiques et les journaux aux ordres ont alors tout fait pour diviser les citoyens sur une ligne ethnique en utilisant les vieilles recettes qui ont conduit le pays à la guerre.

Cela n’a pas vraiment marché, pas plus que cette manipulation ne résiste au formidable élan de solidarité yougoslave envers les habitants de Croatie, Bosnie et Serbie touchés par d’effroyables inondations, dont Novak Djokovic s’est fait le porte-parole face au monde.

On peut peut-être y voir là le signe que quelque chose est en train de changer. Mais il n’y a pas que l’adversité qui puisse réunir les individus. Une compétition comme la Coupe du monde, a fortiori si l’équipe obtient de bons résultats, peut permettre à tous les citoyens de Bosnie, pour une fois, de ressentir la même chose en même temps pour leur pays dans une sorte d’allégeance symbolique, allégeance sans laquelle un pays n’a pas d’avenir.

Cependant,  il faut là encore se garder de substituer le symbole au politique, comme les élites françaises l’ont fait de façon funeste et paresseuse après 1998. Le football est peut-être l’avant-garde de ce que devrait être la Bosnie future, mais on ne peut pas lui demander de faire plus que d’être lui-même.

L’avenir de la Bosnie est entre les mains de ses citoyens, pas entre les pieds d’Edin Dzeko.

 

Tribune écrite par Loïc Tregoures, doctorant à l’ Université de Lille 2. Spécialiste des balkans et du sport. Initialement parue dans le Nouvel Observateur. Reproduite avec autorisation. Vous pouvez retrouver Loïc sur twitter: @ltregoures 

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