Jouer avec un ballon est l’une des choses les plus simples du monde. Dès l’Antiquité, les Romains se plaisent à jouer aux jeux de balle avec les pieds tandis qu’en Chine, les militaires effectuent des exercices physiques en se faisant des passes ou des jongles. L’origine du football divise les peuples. Les Français vous diront que le football tire ses origines de la soule médiévale, les Italiens du Calcio florentin… Même les Russes vous donneront leur version des faits, en prétextant que le football se jouait à l’époque du Tsar Alexis Ier (XVIIe) avec une balle en cuir remplie de plumes et qui s’appelait soit « Shaligoy » soit « Kiloy ». Les Anglais présents à l’époque auraient ramené l’idée au pays pour se l’approprier.

Cependant, tout le monde s’accorde à dire que le football que l’on connaît aujourd’hui a été codifié par les Anglais à la fin du XIXe. C’est incontestable. C’est en Angleterre que le football professionnel a fait son apparition, tout comme l’avènement de la première ligue de football. En parallèle d’un développement footballistique, la Révolution industrielle bat alors son plein sur l’île de Sa Majesté et ses sujets cherchent à agrandir leur zone d’expansion économique au sein de l’Empire britannique ; mais pas que. De nombreux Britanniques, mais aussi Français et Allemands, s’installent dans la Russie tsariste, et plus particulièrement à Saint-Pétersbourg, pour travailler dans les ports où accostant les bateaux anglais, dans les usines, les banques, les chemins de fer…
Loin de chez eux, ils n’en oublient pas leurs pratiques, notamment sportives. C’est ainsi que se développent des Cercles sportifs destinés exclusivement à leur communauté respective.

Ainsi, en 1860, le Cercle sportif « Neva » est créé à Saint-Pétersbourg par des Anglais. Ne s’y retrouvent que des sujets de Sa Majesté. Si ce n’est qu’en 1879 que l’on voit les traces d’un « match de football » entre Anglais travaillant à la manufacture de Samponiev, appeler cela match de football tel que nous le connaissons maintenant est exagéré. Le jeu proposé se rapprochant plus d’un ensemble de personnes courant après un ballon…

Le phénomène football prend son envol dans les années 1890, et ce de manière surprenante. À cette période, des Cercles de différentes activités sportives, notamment d’athlétisme et de cyclisme, voient le jour. Ces derniers organisent des compétitions de cyclisme entre cercles où leurs dirigeants respectifs s’opposent dans un match de football pendant les pauses entre les compétitions.

En 1893, le public assiste aux premiers matchs « publics » (en d’autres termes présentés au public), au Cyclodrome de Semenovsky. Le journal « Velosiped » revint un peu plus tard sur l’événement :

« Un entracte était annoncé. À cette époque, des Messieurs sportifs divertissaient le public en jouant au football selon le programme. Vingt personnes étaient inscrites. Le principe du jeu réside dans le fait qu’un groupe de joueurs essaie de mettre le ballon, que ce soit du pied, de la tête, n’importe quoi sauf avec les mains, dans le but de l’adversaire. La zone de jeu était totalement recouverte de boue. Les Messieurs en blanc couraient dans la boue, s’en recouvrant au fur et à mesure et se transformant bientôt en ramoneurs. Tout le temps, le public ne cessait de rire. La rencontre se termina sur la victoire d’un camp sur l’autre. »

On ne sait pas exactement qui étaient ces « Messieurs en blanc », mais ce que l’on sait, c’est qu’à partir de là, le football en Russie n’allait faire que grandir.

Le KLS, club russe au milieu d’anglais

Et les Russes dans tout ça ? Pour retrouver les origines de la première équipe russe de football de l’histoire, il faut remonter en 1888. Non loin de Pavlovska, un certain Petr Pavlovich Moskvin pratique avec ses camarades le Gorodki (jeu traditionnel russe qui consiste à lancer un bâton afin de dégager des quilles d’une aire de jeu) et le Lapta (jeu traditionnel russe qui mélange Baseball et balle au prisonnier). Le 6 Août 1888, il participe à une compétition de course, première compétition d’athlétisme de l’histoire russe. Moskvin et ses amis remportent la compétition et décident de créer le Cercle sportif de Tiarlevsky, en se focalisant d’abord sur la pratique de l’athlétisme. Composé d’étudiants, de petits fonctionnaires et de commerçants, les autorités ont mis du temps avant de donner leur confiance et l’approbation officielle. Ce n’est que le 15 juillet 1896 que le Cercle est officiellement enregistré sous le nom « Cercle sportif de Saint-Pétersbourg » (кружке любителей спорта ou KLS). Il devient ainsi le premier club sportif russe de l’histoire. Le Cercle ne cesse à partir de là de s’agrandir, tant en nombre d’adhérents qu’en nombre de sports pratiqués.

Cercle sportif de Saint-Pétersbourg (footballufo.ru)

En 1897, Petr Moskvin s’attèle à mettre en place le règlement du bandy, principes et règles qu’il emprunte du football qu’il pratique. Une équipe est d’ailleurs formée au printemps 1897 dans laquelle évoluaient des Russes et des étrangers Le 8 mars 1898, le « Cercle sportif de Saint-Pétersbourg » organise le premier match de hockey russe de l’histoire et le 12 (24) octobre 1897 a lieu le premier match de football entre deux Cercles sportifs russes. Le « Cercle sportif de Saint-Pétersbourg » y affronte le « Cercle des amateurs de Sport » sur la Place d’armes du Premier corps de Cadets, sur l’île Vasilievski. Petr Moskvin et ses partenaires perdent le match 6-0 – tandis que d’autres sources parlent d’un 4-3. Mais qu’importe, ce jour est considéré comme la date officielle de la naissance du football en Russie.

12 (24) octobre 1893 (pantv.livejournal.com)

De petite taille, énergique, agile, aux moustaches noires épaisses, Moskvin a acquis une popularité importante en Russie pour son rôle dans l’expansion de l’athlétisme ainsi que de plusieurs sports à travers le pays. Il a notamment introduit le hockey sur glace dans le grand est de la Russie, à Sretensk dans le Kraï de Transbaïkalie ou à Blagovetchensk dans l’Oblast d’Amour en 1902. En 1945, il est décoré Grand maître du Sport d’Union soviétique pour son rôle déterminant dans le développement de l’athlétisme et du sport en général. Il meurt le 5 octobre 1948, à Achkhabad, lors d’un tremblement de terre.

Georges Duperron, le sportif total

Le 12 octobre 1897, Petr Moskvin doit faire face, sur le terrain, à un autre grand nom du sport russe, Georges Duperron. Cet homme déjà influent va être l’un des fondateurs du football russe.

Comme son nom l’indique, Georgy Aleksandrovitch Duperron est descendant d’une famille française qui, passée par l’Allemagne, finit par s’installer en Russie au début du XIXe siècle. Son père, Alexandre, acquit le titre de Citoyen d’honneur héréditaire de Saint-Pétersbourg. Georges naît à Saint-Pétersbourg le 12 septembre 1877.

Éduqué à la Sankt Petri Schule, école allemande réputée de Saint-Pétersbourg, le jeune Georges se passionne pour le sport. Dès l’âge de 14 ans, il participe aux courses de chevaux du parc Youssoupov.

Georges Duperron (tsarselo.ru)

Lors d’un voyage à Paris, en 1895, il fait la connaissance de nombreuses sociétés sportives françaises, participe à des compétitions cyclistes et se permet de remporter le record du monde de course cycliste. Au retour de son voyage, il décide de faire part de son étonnement dans un article publié dans le tout nouveau journal sportif Samakat qu’il titre « Pourquoi la Russie ne remporte-t-elle aucun record mondial ? ».

Dans cet article, il analyse froidement la situation sportive en Russie et déclare que les athlètes russes sont pourtant prêts à aller chercher les records. Ses études à la Faculté de Droit de Saint-Pétersbourg ne l’empêchent pas de pratiquer divers sports, prenant part à des compétitions cyclistes, d’athlétisme, d’équitation, de hockey et de football. Un athlète complet comme on en voyait beaucoup à cette époque. Outre sa pratique intense du sport, il devient membre de différents cercles sportifs et l’un des organisateurs d’événements sportifs le plus influents du pays.

Parallèlement à ses études et à ses activités professionnelles, Georges Duperron est l’un des tout premiers journalistes sportifs du pays et est envoyé à Paris pour couvrir les Jeux olympiques de 1900. Tout au long de sa vie, il resta très actif en tant que journaliste pour de nombreux quotidiens sportifs.

La Coupe d’Automne

En 1901, Georges Duperron crée avec le soutien de John Richardson, la Ligue de football de Saint-Pétersbourg. John Richardson est l’exemple même de ces Anglais grâce auxquels le football s’installa en Russie.

Travaillant à la Manufacture de couture Nevski, il fonde le club sportif « Nevski cricket, football and tennis ». Richardson sait alors que les autres amoureux du football qui le pratiquent durant leur temps libre souhaitent participer à des compétitions. Il parle du projet autour de lui et convainc trois clubs de participer à une compétition (en 1901, une dizaine de clubs étaient présents dans la capitale tsariste) qu’il nomme « Coupe d’Automne ».

Ces trois clubs sont le « Viktoria », le « Nevka » et le « Nevski ». Chacun dispose de son propre terrain. La Coupe, elle, se déroule en deux tours, chaque équipe jouant donc quatre matchs. « Nevski » remporte la Coupe avec deux victoires, deux nuls, sept buts inscrits et quatre buts encaissé tandis que les trois clubs sont composés d’effectifs intégralement britanniques. Les footballeurs russes, eux, n’y participent que l’année suivante au sein de l’équipe nommée « Sport » et perdent leurs six matchs ; encaissant vingt-trois buts pour seulement trois buts inscrits, preuve de la différence technique avec les Britanniques.

remise de coupe entre Gentlemen (gorenka.org)

Le « Nevski » gagne cette seconde édition en remportant leurs six matchs.

En 1903, une équipe de plus composée de Russes participe à la troisième édition. Cette fois, c’est le « Viktoria » qui remporte la Coupe. De 1904 à 1907, le « Nevski » retrouve son trophée et ce n’est qu’en 1908 que « Sport » est déclaré champion, non sans difficultés. En effet, lors du match contre « Nevski », les Anglais estiment que l’arbitre favorise les Russes. Pour montrer leur désaccord, les joueurs de « Nevski » ne présentent pas au match suivant, un choix pour lequel la Ligue décide de retirer deux points au club anglais, entraînant une défection totale des autres clubs britanniques. La réconciliation entre les clubs n’eut lieu qu’en 1910…

Au début du XXe, de nombreux clubs sont présents à Moscou et dans sa région, mais aussi à Kharkov, Tver, Odessa, Riga, Tbilissi, Kiev et d’autres villes de Russie. Des ligues sont créées, les unes indépendantes des autres. Celle de Moscou, créée en 1909, regroupe des équipes de Moscou et de sa région. En 1907, un match entre la Sélection de Saint-Pétersbourg et de Moscou est organisé. Composée de Russes, la Sélection Saint Pétersbourgeoise l’emporte sur le score de cinq à quatre.

Georges Duperron participe par la suite activement à la création d’une Fédération russe de football dans le but de rassembler les différentes Ligues du pays. Elle est officialisée en 1910 et intègre la FIFA en août 1912. Elle se compose des fédérations de football de Saint-Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa, de Riga, de Kiev et de Lodz, incorporant ainsi 54 organisations sportives.
L’enregistrement de la Fédération russe de football au sein de la FIFA permet au football russe de s’ouvrir au Monde et d’acquérir de l’expérience. Des équipes de Saint-Pétersbourg et de Moscou ontl’opportunité de rencontrer des équipes étrangères, comme en 1907, où l’équipe « Sport » rencontre une équipe de Stockholm et perd sur le score de trois buts à deux.

En août 1911, la Sélection anglaise championne olympique débarque à Saint-Pétersbourg pour jouer trois matchs se soldant sur trois lourdes défaites (0-14, 0-7, 0-11) montrant ainsi tout le chemin qu’il fallait encore parcourir.

Les premiers matchs officiels de la Sélection russe ont lieu lors des Jeux olympiques de 1912 à Stockholm face à la Finlande (défaite 2-1) et l’Allemagne (défaite 16-0). Georges Duperron en était l’un des entraîneurs…

Une trace qui dépasse le football

Joueur, entraineur, arbitre (il fut le premier arbitre russe à officier en 1908), organisateur, dirigeant… Georges Duperron a eu une importance fondamentale dans le développement du football en Russie, de sa place au sein du football mondial et fut, de 1912 à 1917, représentant de la Fédération russe de football auprès de la FIFA .

Outre son rôle important dans le football, Georges Duperron eut un rôle essentiel dans la création du mouvement olympique russe et devint, en 1913, membre du Comité olympique jusqu’en 1916. Il participa aussi à de nombreuses commissions qui traitaient du sport et de sa place dans la vie des citoyens saint-pétersbourgeois.

Entrée de la Sélection russe lors des Jeux de Stockholm en 1912 (opeterburge.ru)

Participant à l’évolution du sport en général, il travaillait en parallèle dans une bibliothèque publique en tant que chercheur, évidemment dans le domaine du sport, et développa ainsi dans ses ouvrages des théories liées au football, à la pratique de l’athlétisme, … Grâce à lui, la Bibliothèque Nationale de Russie propose encore de nos jours la collection la plus complète d’ouvrages sur le sport datant d’avant la Révolution.

Mais comme souvent, l’Union soviétique n’a pas été tendre avec ses sujets les plus dévoués… Il fut, par deux fois, en 1921 et en 1927, arrêté par la GPU (Police d’État) et accusé d’activité contre-révolutionnaire en tant que membre de la Fédération russe des Sokols. À chaque fois libéré, il fut en 1930 renvoyé de la Bibliothèque où il travaillait depuis longtemps pour « incompétence » et « négligence » en n’oubliant pas de rappeler ses origines bourgeoises. Il ne fut réhabilité qu’en 1989.

Il mourut le 23 juillet 1934 à Leningrad. Lors du centenaire de l’avènement du football russe en 1997, un monument fut érigé en son honneur et de nombreuses personnalités du monde du football (Konstantin Beskov, Igor Netto…) allèrent se recueillir sur sa tombe en signe de reconnaissance pour tout ce qu’il a apporté, non seulement au foot, mais au sport russe en général.

Vincent Tanguy


Image à la une :  gorenka.org

 

5 Comments

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  2. Si 1 avril 2018 at 18 h 05 min

    Attention. ! l’une des gravures que vous utilisez (cleverrussia.com) ne représente pas un match en Russie, mais une rencontre entre l’Angleterre et l’Ecosse. Outre qu’elle vient de la British Library, on voit sur les maillots blancs les trois lions de la monarchie anglaise. Vérifiez bien vos sources (même si c’est difficile ;p )

    Reply
  3. ROGOZINSKY 1 avril 2018 at 18 h 58 min

    Merci pour ce tour d horizon de l’histoire du foot associé d’ailleurs à d autres disciplines. Je viens d être destinataire de photos ayant appartenu à mon grand père né en 1898 originaire du caucase étudiant en sibérie à tomsk puis en ukraine à rostov avant 1920.
    j ai des photos d un défilé de ce qui semble être des footballeurs (maillotd rayés verticale short blanc, souliers « pas ordinaires » suivis ou précédés de jeune femmes en jupe et chemisettes et charlottes sur la tete (donc possiblement sportives) et une suite quasi infinis d’hommes pantalons noirs et chemises blanches.
    le porteur du fanion (sans rien de spécifique et photo noir et blanc…) a une veste agrémentée d’un écusson clair représentant une ancre.
    Avez vous une source d’information sur les écussons des équipes sportives russes aussi lointaine ?

    Merci

    Hélène

    Reply
    1. Vincent Tanguy 4 avril 2018 at 11 h 23 min

      Bonjour,
      Il y a malheureusement peu de sources dédiées exclusivement aux écussons des équipes sportives de l’époque. Sur cette période, la recherche se fait club par club et les écussons de certains d’entre eux sont compliqués à trouver.
      Pourriez vous nous envoyer les photos afin de pouvoir se faire une idée des emblèmes ou des maillots?
      Cordialement

      Reply
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