En 2003, la Croatie pleure une de ses légendes. Le dimanche 2 mars, le match de championnat opposant le Dinamo Zagreb au Varteks Varaždin est précédé d’une minute de silence en hommage à Franjo Glaser, décédé la veille à l’âge de 90 ans. Une légende trouble. Car s’il fut en son temps l’un des meilleurs gardiens du monde, la vie de Glaser ne manque pas d’interpeller…

Un talent précoce

Franjo Glaser naît en 1913 à Sarajevo, de parents croates. En ce début de XXe siècle, la Bosnie-Herzégovine, tout comme la Croatie de ses parents, n’existe pas encore, et c’est au sein de l’Empire d’Autriche-Hongrie qu’il voit le jour. Un empire qui vit ses dernières heures. C’est dans le tout nouveau Royaume de Yougoslavie que Glaser découvre ainsi le football de haut niveau. Avec une précocité étonnante, puisqu’il n’a que 15 ans lorsqu’il défend le but de l’équipe première du Hajduk Sarajevo en Coupe de Yougoslavie. Ses performances lui permettent de retourner deux ans plus tard dans la province de ses origines, la Croatie, sous le maillot du Slavija Osijek. Avec ce club, Glaser découvre la première division, à 17 ans à peine. Le début d’une irrésistible ascension.

En 1933, une nouvelle étape de cette ascension se dessine avec le service militaire. Glaser est ainsi appelé sous le maillot du club omnisports du BSK Belgrade (aujourd’hui OFK Belgrade). Si le club est déjà l’un des tout meilleurs du championnat, son arrivée provoque un impact dans ses résultats. Avec Glaser devant son but, le BSK Belgrade remporte pas moins de deux titres nationaux en quatre saisons. En plus de ses premiers titres, le gardien de but gagne un nouveau surnom, Poing de fer, et ses premières sélections en équipe de Yougoslavie. Pour son premier match international, Glaser joue devant 17 000 spectateurs dans le Stade BSK de Belgrade, face à l’Espagne du grand Ricardo Zamora (1-1).

Franjo Glaser et l’équipe du BSK Belgrade en 1930 © xtratime.org

« L’Italie n’est pas la seule à établir une belle tradition au poste de gardien de but, car cet art s’étend durant l’entre-deux-guerres. Ferenc Plattkó fait partie d’un beau quadrivium issu de l’école danubienne, aux côtés du Tchécoslovaque František Plánička, de l’Autrichien Rudi Hiden et du Yougoslave Franjo Glaser. » – Jonathan Wilson, in « The Outsider »


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La face sombre

À 23 ans, Franjo Glaser bénéficie déjà d’une grande aura au sein du football yougoslave. Reconnu pour sa correction, son esprit sportif sur le terrain, en plus de son courage et de son extraordinaire habileté, notamment dans l’exercice des penaltys, le jeune gardien de but voit sa vie basculer à l’été 1936. Et dévoiler au passage, sa part d’ombre.

Glaser (en haut au centre) et le grand BSK Belgrade en 1934 © politika.rs

Il fait chaud à Belgrade en cette fin de printemps 1936. Une chaleur étouffante. Les stations balnéaires du Danube et la Save, son affluent, ouvrent dès la fin du mois de mai et ne désemplissent pas. Les habitants de la capitale descendent massivement trouver au bord de l’eau la fraîcheur qui a quitté la ville. Parmi eux, Glaser et ses coéquipiers du BSK, qui s’installent au bord de la Save en cette journée du 2 juin.

Les joueurs déjeunent au bord de l’eau, passent le temps à nager, s’amuser entre eux. Assis sur une plateforme bâtie sur le rivage, Glaser ne goûte guère les jeux de ses coéquipiers. Rada Stokić notamment, qui s’approche d’un peu trop près. Sans sommation, Glaser l’envoie à l’eau. Un geste fatal. Car l’arrière gauche, âgé de 17 ans à peine, ne sait pas nager. Le jeune Radomir crie à l’aide, avant de disparaître en quelques secondes dans les eaux troubles de la Save, pour ne jamais réapparaître. Depuis la plateforme surplombant la rivière, Glaser n’a pas bougé.

« Franjo m’a dit qu’il l’avait poussé. Il m’a dit : ‘Ne t’inquiète pas, Stokić va finir par émerger.’ » Un témoin durant le procès

Le désintérêt que Glaser montre envers le décès de son jeune coéquipier se confirme lors de l’enquête puis du procès qui suivent. Le lendemain même du drame, il fait le déplacement à Novi Sad pour voir un match amical opposant le BSK au Vojvodina. Comme si de rien n’était. Et même lorsque, le jour suivant, les enquêteurs de la police commencent à lui poser des questions, Glaser répond simplement que la mort de ce garçon était triste, mais qu’il est totalement innocent dans l’affaire. Sans montrer la moindre émotion. Selon lui, le jeune homme est tombé par accident.

Les choses changent toutefois quelques jours plus tard. Dans une salle d’audience bondée de journalistes et de supporters du BSK, la défense de Glaser commence à plonger dans l’incohérence. Après que ses coéquipiers soient revenus sur leurs déclarations initiales, admettant à présent qu’ils l’ont bien vu pousser Stokić à l’eau, le gardien de but réalise qu’il ne peut plus éviter l’accusation de meurtre. Et Franjo Glaser finit par avouer sa culpabilité.

Après trois mois et demi d’enquête et d’audience, la Justice rend sa décision. Toujours dans une salle comble. Le verdict tombe : deux ans de prison. « Les athlètes ont entendu le verdict sans un mot, sans excitation, » écrit le lendemain le quotidien Politika dans son compte-rendu. Selon celui-ci, Glaser est certes reconnu coupable de meurtre, mais la Cour note également qu’il était conscient de la dangerosité de son geste, et du fait que Rada Stokić ne savait pas nager. Sans oublier son comportement, sa désinvolture, sa négation des faits dans un premier temps, accompagnée de faux témoignages en sa faveur de la part de ses coéquipiers, qui sont consignés comme circonstance aggravante. Mais même face à sa condamnation, Glaser reste distant, et accueille le verdict de deux ans de prison avec un léger sourire. Le reporter du journal Politika écrit : « Glaser aurait sûrement pu s’en sortir avec une condamnation avec sursis s’il s’était tenu face aux jurés, comme un gentleman anglais par exemple, en admettant qu’il était impliqué dans la mort de son ami. »

Le compte-rendu du journal Politika au lendemain du verdict

Un retour en eaux troubles

La suite de l’histoire reste méconnue. Si les jurés l’ont déclaré coupable à l’unanimité, il semble que Franjo Glaser ne soit pas allé en prison, ou très peu. Car, sans que l’on sache vraiment dans quelles conditions son transfert est effectué, on retrouve sa trace dès 1937 à Zagreb. Sur les terrains. Dans sa Croatie originelle, où il a pu bénéficier d’une certaine clémence en échange de son talent, Glaser évite ainsi la prison et retrouve presque instantanément sa place de joueur, cette fois sous le maillot du Građanski Zagreb, aujourd’hui Dinamo Zagreb. Un retour couronné de succès puisque, s’il n’apparaît pas au palmarès de l’équipe championne en 1936-37, il s’offre son troisième titre de champion national lors de la saison 1939-40, aux dépens du BSK Belgrade, alors champion en titre.

Avant le match Croatie-Suisse en 1940 © beyondthelastman.com

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L’année 1940 et l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale marquent la fin du championnat yougoslave. À l’avènement du conflit, Glaser a disputé pas moins de 623 matchs sous le maillot du Građanski Zagreb, et compte 35 sélections nationales. Pour son dernier match sous le maillot du Royaume de Yougoslavie, Franjo Glaser garde son but inviolé, pour une victoire 2-0 face à la sélection allemande arborant le drapeau nazi.

Une dernière sélection pour la Royaume de Yougoslavie qui ne marque néanmoins pas la fin de la carrière internationale de Glaser. Avec l’occupation allemande intervenant en 1941, le Royaume implose, et un État indépendant de Croatie (EIC) voit le jour, dont les rênes sont confiées au parti national d’extrême-droite, conduit par Ante Pavelić. Au sein de ce nouvel état, un championnat est tant bien que mal organisé, auquel le Građanski participe, et qu’il remporte à deux reprises, avec Glaser dans ses rangs. Entre 1941 et 1944, Franjo Glaser évolue également à onze reprises pour l’État indépendant de Croatie, une sélection nationale assemblée par les forces allemandes d’occupation. Sa place dans cette sélection, Glaser la gagne grâce à ses talents de gardien de but, qui se révèlent aussi grands que les saluts nazis qu’il fait devant les supporters et le dirigeant de l’EIC Ante Pavelić.

Glaser et l’équipe de Croatie © exyufudbal.in.rs

Retour à Belgrade

1945. La guerre est terminée. Dans une Yougoslavie réunifiée – sous le nom de République fédérative populaire de Yougoslavie – le Maréchal Tito est déjà le dirigeant du pays depuis plus d’un an. Un dirigeant qui organise le massacre et l’épuration des Oustachis, les soldats et militants d’extrême-droite croate fidèles à Pavelić et collaborateurs avec les Allemands. Pour Franjo Glaser, l’histoire est différente.

Contre toute attente, Glaser ne souffre d’aucun problème avec l’arrivée au pouvoir du nouveau régime pro-communiste. Ni pour son crime d’avant-guerre, pour lequel il n’a pas purgé sa condamnation, ni pour ses accointances avec le parti Ustaše et le régime nazi durant le conflit. Ses transgressions sont purement et simplement oubliées. Mieux, son retour sur le devant de la scène footballistique passe par… Belgrade.

Près d’une décennie après avoir quitté la ville pour échapper à la prison, Glaser quitte sa Croatie originelle pour revenir à Belgrade. C’est au sein d’un tout nouveau club qu’il retrouve les terrains : le FK Partizan Belgrade, le club l’Armée Nationale Yougoslave. À 32 ans, c’est en qualité d’entraîneur-joueur qu’il rejoint le club, dont il devient ainsi le tout premier entraîneur. En un peu moins de dix ans, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la Save. Le passé de Glaser a disparu des mémoires populaires, qui ne retiennent que sa nouvelle gloire. Car le gardien de but n’a rien perdu de sa superbe. Aux côtés de certain de ses anciens coéquipiers sous le maillot de l’État indépendant Croate, tels que Stjepan Bobek, Franjo Šoštarić et Florijan Matekalo, Glaser avec le Partizan Belgrade le tout premier championnat de Yougoslavie après-guerre, en 1947.

© exyufudbal.in.rs

La vie est plus calme désormais pour Franjo Glaser, et son talent sur le terrain redevient son principal élément notable. Lorsqu’il prend sa retraite en 1948, il cumule au total 1 225 matchs dans sa carrière, et une place parmi les meilleurs gardiens du monde de son époque. Une place de choix qu’il doit à un exploit, celui d’être le seul et unique joueur à avoir remporté le championnat de Yougoslavie avant et après la Deuxième Guerre mondiale. Et à une solide réputation de rempart infranchissable sur penalty. On recense sur l’ensemble de sa carrière seulement 21 buts encaissés dans cet exercice, sur un total de 94 confrontations ! Un ratio inégalé dans l’histoire du football yougoslave.

Après une brillante carrière de joueur, Glaser devient entraîneur. Une deuxième carrière longue de près de trois décennies, qui le voit passer par de nombreux clubs du pays, comme le Partizan, le Mornar Split, le Kvarner Rijeka (aujourd’hui HNK Rijeka), le Proleter Osijek (aujourd’hui NK Osijek), le NK Zagreb, le Borac Banja Luka ou encore le Velež Mostar. Sans oublier un passage en Autriche, à Klagenfurt, à la fin des années 60. Sans plus faire aucune vague, Franjo Glaser passe la fin de ses jours dans une maison de retraite de Zagreb, où il décède en 2003, à l’âge de 90 ans. Il est enterré au célèbre cimetière Mirogoj de Zagreb, où reposent de nombreuses figures célèbres de l’histoire de la Croatie, mais aussi des noms plus connus des jeunes générations, comme le basketteur Dražen Petrović.

Pierre-Julien Pera


Image à la Une © reprezentacija.rs

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