Nous continuons notre périple albanais en Macédoine. Après Tetovo, nous décidons d’explorer Cair, le quartier albanais de Skopje abritant le FC Shkupi. Le point de départ de la journée se situe à Carsija, la vieille ville ottomane la mieux préservée des Balkans. Son bazar, ses cafés, ses boutiques de joailliers, ses rues piétonnes pavées et ses mosquées en font en endroit prisé à Skopje et résistant encore (difficilement) aux grands centres commerciaux ayant vu le jour dans la ville moderne. On se croirait revenir au temps de l’Empire Ottoman le temps de quelques heures passées dans cet endroit majestueux animé par les musulmans albanais et turcs. Les boutiques albanaises sont d’ailleurs légion ici, comme en témoigne le nombre impressionnant de bibelots représentant l’aigle à deux têtes. Autant dire que nous ne nous sentons pas vraiment dépaysés par rapport à Tetovo.


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Cair, le quartier autonome

En quête d’un café turc, nous nous posons à la terrasse d’un café à l’extrémité du centre piétonnier. Le serveur parle anglais, comme beaucoup de monde ici, et se montre plutôt surpris lorsque nous lui demandons la direction du Shkupi Stadium. Après un temps d’arrêt, il nous annonce y aller lui aussi mais un peu en retard. Ses amis n’y vont pas aujourd’hui, sans quoi il leur aurait demandé de nous y emmener. Il nous indique finalement la direction du stade, accompagné d’un « see you. »

Nous prenons donc la direction du quartier autonome de Cair. Situé rive nord, ce dernier est peuplé quasiment exclusivement d’Albanais. Au-delà d’un quartier, on comprend vite en parlant aux habitants que Cair est une ville dans la ville, avec sa propre mairie et ses propres institutions. Emmanuel Mbella, joueur du FC Shkupi, va même jusqu’à comparer la rive nord (albanaise) et la rive sud (macédonienne) à Israël et à la Palestine. Les statues et l’architecture douteuse comblant le no man’s land au milieu des deux rives prennent de suite plus de sens. La population slavo-macedonienne se concentrant dans la ville nouvelle érigée après le tremblement de terre de 1963, le centre-ville situé entre les deux communautés a longtemps été laissé vide. L’espace est désormais occupé par les monuments et bâtiments grandiloquents du projet de propagande Skopje 2014. Pour les autorités macédoniennes, l’intérêt de ce projet architectural nationalo-kitsch était double : récupérer les espaces abandonnés pour cause de tensions ethniques et affirmer l’identité de la jeune République, contestée à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

© Footballski

Au fur et à mesure de notre avancée, les inscriptions « Shkupi 1989 » se font plus importantes. Sur l’un des immeubles d’époque yougoslave, un tag « Cair is not Macedonia » nous annonce la couleur. Ici, c’est le quartier des Albanais et les Slavo-macédoniens ne sont pas forcément les bienvenus. La rivalité entre le Vardar, macédonien, et Shkupi, albanais, symbolise parfaitement la fracture ethnique du pays. Les habitants de Cair, supportant Shkupi, nous expliquent comment leur club est livré à lui-même alors que le Vardar concentre tous les investissements et la puissance. Un discours qui n’est pas sans nous rappeler celui de la veille entendu maintes fois à Tetovo et qui ne fait qu’accentuer le sentiment de rejet qu’éprouvent les habitants de ce quartier vivant au rythme de l’équipe de football qui les représente. C’est ainsi que le Shkupi (qui signifie Skopje en albanais) est le centre d’une grande ferveur, faisant déplacer les foules à chacune de ses sorties.

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Si le nom du club ne parle pas à grand monde, c’est parce qu’il est récent. En 2012, le FC Shkupi est créé après une fusion entre le FC Albarza et le FC Sloga, ce dernier étant connu pour avoir remporté trois titres de champions de Macédoine (1999, 2000, 2001). Sportivement, le nouveau Shkupi commence progressivement à s’installer dans l’élite du football macédonien puisqu’il dispute sa troisième saison consécutive en première division. Malgré tout, rien n’est simple et celui-ci a failli descendre la saison dernière, se sauvant in-extremis avec un double succès en barrage contre Novaci pour accrocher son maintien.

Les malversations autour du club contribuèrent à destituer l’équipe dirigeante. Les supporters ont profité de l’été pour reprendre les rênes et nommer un des leaders du groupe ultra à sa tête. Depuis, Shkupi est devenu bien plus sain et transparent, pouvant envisager son avenir de manière plus sereine. Cette nouvelle page dans l’histoire du club débute aujourd’hui, en même temps que la saison 2017-18 du championnat de Macédoine. Pour l’adversaire du jour, l’Akademija Pandev, le match est également spécial. C’est le premier du promu au plus haut niveau macédonien. Un jour spécial donc pour la star locale, Goran Pandev, qui a lancé ce projet ambitieux en 2010.

Ferveur Albanaise à Skopje

Après l’incontournable passage devant le vendeur de graines de tournesol (10 dinars le cornet, soit 16 centimes d’euro), nous prenons un ticket à l’entrée de l’unique grille de passage. Une personne en fauteuil roulant se fait un plaisir de nous vendre trois tickets et nous entrons. La sono crache des musiques modernes, à l’inverse de celle du Shkëndija préférant les entraînantes musiques albanaises. Soudain, l’affreux Despacito est arrêté net au profit d’un appel à la prière. Dix minutes plus tard, la musique reprend, couverte par le bruit des tournesols broyés en cœur dans les bouches d’un public remplissant l’unique tribune de 5 000 places. Pour nourrir les affamés, un vendeur déambule autour de la tribune, balançant littéralement les sacs de cacahuètes au dessus des têtes. Pour payer, les spectateurs jettent à leur tour une pièce au vieil homme, visiblement très habile pour les récupérer. A notre grande surprise, quelques supporters ont des maillots alors que le club n’a aucune boutique, ce qui laisse une marge énorme de progression au niveau commercial et marketing. La ferveur est là, reste à capitaliser dessus pour les nouveaux dirigeants cherchant en priorité des sponsors. D’ailleurs, le FC Shkupi possède la deuxième meilleure affluence du pays, derrière les grands frères du Shkendija.

Le match commence sous les acclamations du petit millier d’ultras et des autres supporters. Les joueurs de Shkupi entrent timidement dans le match. Petit à petit, les Blancs reprennent le contrôle du match, poussés à chaque action par toute la tribune. La partie est agréable grâce à un niveau technique plutôt bon, que l’on aurait aimé voir à l’épreuve d’un impact physique plus élevé. Globalement, il y a peu de pressing et peu de duels. Le numéro 29 de Shkupi en profite pour faire des misères à ses adversaires sur le côté droit, débouchant sur des situations plus ou moins dangereuses. L’équipe aurait d’ailleurs pu faire plus mal en profitant de chaque situation de contre au lieu de revenir systématiquement vers l’arrière. Du côté de l’Akademija, un coup-franc sur la barre transversale fait passer des sueurs froides aux supporters locaux.

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A la mi-temps, pas de Challenge Orange mais un gamin enrobé qui fait le poisson sur le terrain. Pas suffisant pour détendre l’atmosphère. Les simulations des joueurs de l’Akademija ne sont pas appréciées du tout par les supporters qui ne manquent pas une occasion de siffler et insulter les adversaires. Le frère de Goran Pandev contribue à tendre l’ambiance avec un comportement plutôt limite. Et contre le cours du jeu, l’Akademija ouvre le score à la 77ème minute. Le buteur s’en va provoquer les fans de Shkupi qui jettent des bouteilles (vides, en plastique) en direction du terrain. Heureusement un filet a été judicieusement placé entre les tribunes et le terrain.

Malgré ce but, les ultras continuent à chanter aussi fort et à pousser leur équipe. C’est d’ailleurs ce qui fait la caractéristique des fans de Shkupi. Dans les bons comme dans les mauvais moments, les supporters n’arrêtent jamais de soutenir l’équipe et les joueurs. Une persévérance payante à la 89ème minute, lorsque Demiri contrôle à 25 mètres et envoie un missile en pleine lucarne. Transversale rentrante, les 5 000 supporters hurlent leur joie. Personne ne va se rasseoir pour les cinq dernières minutes. Tout le stade est debout, vibrant comme jamais sur chaque action, chaque mouvement. Shkupi n’en profite pas et le score en reste là.

A la sortie du stade, nous sommes en train de débriefer le match en attendant Emmanuel Mbella avec qui nous avions rendez-vous, quand un enfant nous demande d’où nous venons. Avec un anglais surprenant pour un enfant de huit ans, il nous explique fièrement l’histoire de Sloga et son glorieux passé, comme pour nous faire comprendre que l’on n’a pas assisté à un match de n’importe quel club. Malgré son âge, il connaît visiblement bien les divergences entre Albanais et Macédoniens, nous assurant que Shkupi et Cair sont abandonnés par les autorités macédoniennes qui n’ont d’yeux que pour ce qui est macédonien. Mbella nous rejoint alors comme il nous l’avait promis. Nous sentons à ce moment tout le poids politique des Balkans où les enfants sont déjà largement conditionnés. Heureusement, il reste le terrain pour donner encore un peu de rêve à un peuple dont le futur semble déjà écrit à l’avance.

Damien Coltea


Image à la une : © Footballski

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