« Je te hais, moi non plus ». On aurait envie de résumer la situation en Macédoine à cela, tant le divorce semble profond entre les deux principales composantes de la population : Slavo-macédoniens et Albanais. En effet, et selon les statistiques, de 25 à 30% de la population de Macédoine se déclare albanaise. Une cohabitation plus ou moins pacifique, fortement influencée par les turpitudes de ses voisins albanais, serbes, kosovars et bulgares, qui remonte à travers les siècles et qui semble assez difficile à comprendre du point de vue occidental. De passage à Tetovo, la capitale de cette minorité en Macédoine, nous en profitons alors pour en apprendre un peu plus sur l’histoire, les valeurs et l’identité du KF Shkëndija, un club atypique, qui porte en lui l’histoire de toute une communauté.


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Un club pour se revendiquer comme albanais

Le  KF Shkëndija est fondé en 1979. Minorité présente dans la république de Macédoine depuis la partition du royaume d’Albanie à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les populations albanaises de Macédoine bénéficient alors d’une certaine autonomie comme l’accès à un enseignement en langue albanaise, mais se voient imposer de l’autre côté un contrôle des naissances à deux enfants par couple, les autorités craignant que le poids démographique de cette population ne vienne alimenter un nationalisme albanais qui s’organise déjà de l’autre côté de la frontière, au Kosovo. C’est sur ces bases qu’un groupe de jeunes intellectuels de Tetovo décide de créer, dans cet endroit symbolique, un club qui pourrait représenter toute la communauté albanaise de Macédoine, mais aussi de toute la Yougoslavie. Un nom prédestiné (Shkëndija signifiant « l’étincelle » en albanais), des couleurs en rouge et noir (du drapeau albanais), l’intention de ce nouveau club fait peu de doute. Le premier match est disputé contre l’équipe d’un village voisin de Tetovo, le FC Kosmos, que les Rouge et Noir remportent 4-0 devant plus de 2 000 spectateurs. Le point de départ d’un engouement exceptionnel pour ce club.

Le KF Shkendija sous ses premières couleurs | © kfshkendija.com

Le Shkëndija remporte ainsi le championnat pour sa première participation et se retrouve promu dans la division supérieure. Bis repetita à l’issue de la saison 1980/1981 avec un nouveau championnat de remporté et une nouvelle promotion, le tout devant un public toujours plus nombreux. Bien évidemment, le pouvoir yougoslave commence à avoir un œil très attentif sur ce club qui cristallise la fierté nationale, d’autant plus que des mouvements de rébellion albanais voient le jour à travers toute la Yougoslavie lors de cette année 1981. En conséquence, le KF Shkëndija est dissout par les autorités yougoslaves. Il faut attendre 1992 et l’indépendance de la Macédoine pour que le KF Shkëndija reprenne du service, à l’initiative de nouvelles personnes mais toujours avec la volonté de représenter les Albanais et l’Albanie. Soutenus notamment par des membres de la diaspora aux Etats-Unis ou en Europe, le club se reforme et se structure rapidement sur les bases existantes. Son groupe d’ultras Ballistët, du nom d’un groupe de combattants anti-communistes lors de la Seconde Guerre mondiale, en fait de même et retrouve son nom d’origine. Une belle revanche après avoir été forcé de l’abandonner lors de l’époque yougoslave (le nom étant devenu BAL).

Les débuts dans le championnat macédonien sont de même facture qu’à l’époque yougoslave pour les Tetovars qui atteignent la première division nationale après trois promotions en seulement quatre ans. En 1994, le match capital pour la montée en seconde division face au FC Fortuna démontre une fois de plus l’engouement pour l’équipe locale, avec une affluence de 17 000 spectateurs.  Malheureusement pour les Rouge et Noir, l’étincelle se retrouve dans une situation explosive après un match contre Bregallnica où les joueurs, se considérant lésés, s’en prennent physiquement aux arbitres. La sanction est lourde, avec une délocalisation de tous les matchs à domicile à Struga, à plus de 100 km de là, et surtout une grosse amende de la fédération qui pousse le sponsor principal à se retirer du club. Relégué en deuxième division à l’issue de cette saison, le KF Shkëndija a du mal à se relever de cet échec et ne revient dans l’élite que trois ans plus tard.

Shkëndija dans la tourmente des années 2000

C’est en effet à l’issue de la saison 1999/2000 que le club remonte dans l’élite, dans un contexte géopolitique particulièrement tendu. La guerre au Kosovo (1998-1999), distant de quelques dizaines de kilomètres seulement de Tetovo, apporte près de 250 000 réfugiés kosovars, dont des indépendantistes de l’UCK (armée de libération du Kosovo), qui continuent leur combat pour la cause albanaise en Macédoine cette fois-ci, et particulièrement dans la ville et la région de Tetovo. En janvier 2001, des combats éclatent entre forces de l’UCK-M (version macédonienne de l’organisation) et forces gouvernementales, qui se prolongent jusqu’en août et la signature des accords d’Ohrid, assurant une plus grande reconnaissance à la minorité albanaise, reconnue à partir de là comme faisant pleinement partie de l’Etat macédonien. Et, grande victoire, l’albanais devient une langue officielle en Macédoine.

Etant donné ce contexte, il apparaît évident que le KF Shkëndija devient obligé de suspendre sa participation au championnat national, d’autant plus que son stade est situé dans une zone de conflit, que deux de ses joueurs ont été victimes des combats, et une partie de ses supporters sont toujours engagés dans les combats contre les forces macédoniennes. La fédération macédonienne, inquiète de voir son championnat et ses places qualificatives aux compétitions européennes invalidées par l’UEFA, va pourtant faire pression sur le club pour organiser des simulacres de match, quitte à jouer à dix, à neuf ou même avec les U15… Peine perdue, le KF Shkëndija ne joue plus de la saison, ni la saison suivante, toujours marquée par une situation très tendue. Ces événements composent une partie importante de l’identité du club et de ses supporters pour les nombreuses années à venir. Bien que les revendications initiales des populations albanaises aient été plus ou moins entendues (une université albanaise réputée a d’ailleurs ouvert à Tetovo), tout symbole macédonien est proscrit. Cette déchirure se matérialise en premier lieu au niveau des clubs de foot qui ne sont plus uniquement des rivaux mais bien des ennemis, sur le terrain et en dehors.

Tous les clubs « albanais » engagés en Coupe d’Europe cette saison, lors de Shkëndija vs. Dacia | © Page Facebook Ballistet

Reparti une nouvelle fois en seconde division, le Shkëndija fait un nouveau retour dans l’élite en 2004, mais doit affronter de sérieux problèmes, qui ne se situent plus vraiment sur le terrain géopolitique. Fortement affectés par la guerre civile de 2001, le club et la ville de Tetovo ont bien du mal à maintenir l’équipe à flot financièrement. Malgré une finale de coupe nationale en 2006, le club fait une nouvelle fois l’ascenseur et se trouve au bord du gouffre en 2008. Sauvés in extremis par la mobilisation des membres de la diaspora, qui injectent assez d’argent pour que le Shkëndija revive, les Rouge et Noir remontent une nouvelle fois dans l’élite en 2010, avant de remporter à la surprise générale le premier titre de leur histoire dès la saison suivante, portés notamment par un gamin devenu héros local (et toujours joueur du Shkëndija actuellement) : Ferhan Hasani. Malgré cela, encore une fois, le club n’arrive toujours pas à se structurer ni à trouver de sponsors, ce qui l’amène à une situation de quasi faillite une nouvelle fois trois ans plus tard.

Des déboires financiers aux débuts de l’ère Ecolog

La ferveur dont le Shkëndija bénéficie dans la ville et la région de Tetovo est ainsi à double tranchant. Peu d’entreprises locales ont les capacités d’investir dans le club, quand celles qui en auraient les moyens ailleurs n’ont aucune envie d’associer leur image avec le club, certes peu aidé par ses supporters qui trouvent toujours une occasion d’exprimer leur haine de tout ce qui est macédonien. En 2010, lors d’un match contre le FK Napredok à Kičevo, les Ballistet vont ainsi décrocher le drapeau macédonien au bord du terrain pour le remplacer par un drapeau albanais. Les policiers qui tentent de le remettre sont accueillis par des lancers de sièges depuis les tribunes. L’année suivante, ce sont des chants « Ubi ubi srbina » (« Tuez les Serbes ») qui accueillent les joueurs du Partizan Belgrade lors d’un match de qualification à la Ligue des Champions. Puis, une finale de coupe contre le Teteks, club macédonien de Tetovo, qui est arrêté après vingt minutes et condamnée à être rejouée sur terrain neutre après un début de match couvert de chants nationalistes albanais et de tensions en tous genres.

Il y a pourtant une entreprise à Tetovo, une multinationale spécialisée dans la logistique et la gestion de services, notamment sanitaires, qui est prête à relever le défi. C’est ainsi qu’en 2013, les supporters décident de prendre les choses en main, voyant le club avancer sans aucun budget et une dette de 100 000€, à peine capable de payer l’inscription annuelle au championnat macédonien et ses principaux joueurs quittant tour à tour l’effectif. Une vaste campagne s’organise alors en direction de la société Ecolog, fondée il y a une vingtaine d’années par Lazif Destani, originaire lui-même de Tetovo. Ironiquement, la société a commencé son activité lors de la guerre au Kosovo, fournissant un service de blanchisserie à l’armée allemande, puis toutes sortes de services dans la gestion des camps de la KFOR, de l’OTAN, ou encore de l’armée américaine.

« Ecolog thuaj po ! » (« Ecolog, dis oui ! ») sera ainsi le mot d’ordre des supporters, qui demandent pendant plusieurs mois à la société et à son président, non seulement d’investir dans le club, mais même de le racheter et d’en assurer la gestion. A côté des rassemblements devant les bureaux de la société à Tetovo, la campagne rencontre un certain succès sur les réseaux sociaux, et récolte quelques soutiens prestigieux, tels ceux de Lorik Cana ou Xherdan Shaqiri. Visiblement séduit par la démarche, Ecolog et son président acceptent de relever le défi et font entrer le club de Tetovo de plain-pied dans une nouvelle ère, couronnée de succès.

Shkëndija
Lorik Cana pose fièrement avec son message | © Tetova1

Depuis la reprise en main d’Ecolog, Shkëndija sécurise une quatrième place qui lui assure un retour en compétition européenne. Ils progressent ensuite à la troisième place en 2015, se permettant de battre par deux fois dans la saison le rival honni du Vardar Skopje, ajoutant une rivalité sportive à la rivalité ethnique. Afin de faire progresser une nouvelle fois le club, un nouvel effort est fait avec le retour du prodige local Ferhan Hasani, revenu de deux années à Wolfsburg et Brondby, ainsi que de Besart Ibrahimi passé par Schalke 04. Avec ses deux leaders techniques, le Shkëndija rivalise enfin sur le terrain avec le Vardar et dispute le titre jusqu’à la dernière journée lors de la saison 2015/2016, terminant à deux petits points du club de la capitale. Enfin, une nouvelle deuxième place vient couronner la quatrième saison d’Ecolog en tant que propriétaire du club, qui vient de réaliser son plus beau parcours européen en atteignant les barrages de la Ligue Europa après avoir battu le Dacia Chisinau, l’HJK Helsinki et le FK Trakai.

Les Ballistet remercient Lazim Destani lors du premier match de leur équipe sous la nouvelle présidence | © kfshkendija.com

Malgré la correction subie à Milan le 17 août (6-0) contre d’autres rossoneri, les Rouge et Noir semblent partis pour aller chercher un titre qui leur permettrait de rassurer son actionnaire.  En effet, les travées de l’Ecolog Arena fourmillent de rumeurs selon lesquelles cette saison pourrait bien être la dernière, le propriétaire souhaitant voir son investissement enfin récompensé par un titre. Cela parait peu probable quand on sait que la société a racheté le stade à la ville et projette de le reconstruire quasiment à neuf pour en augmenter la capacité et permettre de jouer les matchs européens à domicile (jusqu’ici ils sont délocalisés à Skopje).

D’un statut de résistant au sein de la Yougoslavie à une renaissance inespérée sous l’égide d’un généreux mécène, en passant par les horreurs des guerres civiles, le KF Shkëndija a connu de multiples vies. Peu importe les résultats sportifs, ce club a déjà prouvé qu’il restera en vie tant que subsistera sa communauté soudée derrière lui. Une étincelle toujours prête à raviver les braises d’un conflit qui ne veut pas s’éteindre.

Antoine Gautier


Image à la une : © Antoine Gautier | Footballski

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