Le NK Bjelovar n’est pas vraiment l’un des clubs les plus connus de Croatie. Roupillant en troisième division croate, le club et sa poignée de supporters ont l’habitude de se réveiller pour le derby contre Zdralovi. Avant de replonger dans un sommeil profond. La ville d’environ 40.000 habitants, située en Slavonie, n’est pas vraiment plus attirante malgré ses trois monuments aux morts. Seul le handball avait réussi à réveiller la localité, lorsque le RK Bjelovar dominait la scène yougoslave et européenne dans les années 1960 et 1970.
Au cours de sa longue histoire, le club de football de Bjelovar n’a donc guère fait parler de lui. Certains fanatiques de football australien savent peut-être que Vedran Janjetovic a disputé les premiers matchs de sa carrière ici, avant de devenir une légende du Sydney FC … puis un traître lorsqu’il signa chez l’ennemi des Wanderers, poussant ses anciens supporters à lui jeter dessus des serpents en plein match lors d’un derby.
Mais c’est pour une histoire autrement plus tragique que Bjelovar a fait l’actualité en 2017. Le fait divers a même fait le tour de Croatie : l’entraîneur du club de 47 ans, Mario Kos, a été battu avec une batte de baseball près d’une station d’essence de la ville. L’auteur serait un parent de l’un de ses anciens joueurs. Le principal intéressé, qui en est à sa dixième année au club, raconte lui-même comment s’est passé la sordide rencontre de Janvier : « A la station d’essence, je fus accueilli par un parent de l’un des joueurs que j’avais formé et qui est resté trois ans au club. Il a commencé à me frapper avec une batte de baseball alors que je me protégeais la tête. »
Si le fait divers fut autant repris, c’est parce qu’il rappelle de douloureux souvenirs encore frais. Il y a seulement quatre mois, l’arbitre Bruno Maric, habitant dans le comté de Bjelovar, avait subi une agression tout aussi peu glorieuse par des individus se revendiquant de l’Hajduk Split : « J’étais à Split pour rencontrer un ami avocat. Nous sommes allés déjeuner à Stobreč. Nous mangions lorsque des jeunes hommes cagoulés ont couru vers notre table en hurlant « Nous allons te tuer, enculé ! » On m’a frappé sur la tête, les mains car j’essayais de protéger ma tête… Une fois la foule dispersée, j’ai demandé au jeune que nous avons maîtrisé « Pourquoi vous vouliez me tuer ? Je ne vous déteste pas, je vous plains. Comment vous sentiriez vous si vous m’aviez tué ? J’ai trois enfants, une famille. Comment avez-vous le droit de vouloir me tuer ? Peut-être même que je pourrais te tuer, j’ai une arme à feu dans mon sac. J’aurais pu tous vous tuer. Quelles auraient été les réactions de vos parents si vous aviez perdu la vie ? ». Il marmonna quelque chose avec les mots football et mafia puis on me traîna loin de lui. Mais je vais être honnête, les trois nuits suivantes j’ai à peine dormi cinq minutes. » se souvient Bruno Maric pour Jutarnji.hr.
« Battu à cause d’une erreur humaine » titra la presse. Les premières conclusions des médias furent éloquentes. La cause de l’agression de Bruno Maric aurait été une « décision arbitrale erronée ». Alors, nouveau coup des terribles hooligans croates tels qu’ils sont souvent présentés dans la presse nationale et internationale ? Comme d’habitude, la réponse ne peut pas être emballée et pesée par un simple « Oui », malgré tout l’intérêt que cela représente pour le système clientéliste et corrompu qui gouverne le football (et pas seulement) en Croatie.
Bruno Maric, avocat-arbitre
Qui est Bruno Maric ? Diplômé en droit, il est aussi membre et chef du parti HDZ de Daruvar, sa ville du comté de Bjelovar. Sa carrière politique a surtout été remarquée lorsqu’il déclara qu’il y avait « des serbes imaginaires » dans sa ville. Il exigea alors de la police locale des contrôles d’identité bien précis… mais ses électeurs avaient aussi des adresses fictives dans son parti au HDZ. Il fut également candidat à la mairie de la ville en 2009, sans résultat. Sa vie privée reste peu connue, sinon qu’il est fan du Velez Mostar et travaille à Daruvar en tant que directeur d’investissement.
C’est en 2010 que la vie de Bruno Maric prit un tournant à 180 degrés. Une énorme affaire de paris truqués incita alors la police allemande à aider sa consœur croate. Le but ? Démanteler un vaste réseau impliqué dans des affaires de matchs truqués. Dans le collimateur des inspecteurs allemands, on trouve sans grande surprise, entre autres, Zoran et Zdravko Mamic, bien connus de la justice.
Le premier cité était notamment ciblé après les révélations de l’UEFA. L’un des suspects avait affirmé que Mamic avait soudoyé l’arbitre Bruno Maric pour assurer une victoire du Dinamo contre l’Hajduk dans le match aller de la finale de Coupe de Croatie, joué le 13 Mai 2009. Ce jour là, Maric avait expulsé deux joueurs de l’Hajduk en première mi-temps et avait accordé un pénalty litigieux au Dinamo. Un des points culminants de l’affaire arriva lorsque Robin Boksic, arrivé en tant que conseiller de l’UEFA, parla avec Bruno Maric pendant 75 minutes, selon des sources proches de la Fédération Croate. Des sources révélant aussi que Boksic avait montré à Maric des informations en possession de la police concernant un match truqué dont il aurait fait part. Peu de temps après, l’arbitre lui-même demanda à la fédération croate de le suspendre jusqu’à la fin de l’affaire et de geler sa carte de membre à la HDZ. A ce moment là, Maric, craignant de ruiner sa carrière, tint aussi une conférence de presse assurant qu’il ne collaborait pas avec les inspecteurs. Pendant ce temps, Zdravko Mamic contacta ces mêmes inspecteurs de l’UEFA pour les insulter allègrement, dans son style caractéristique, et qualifier Boksic de « flic allemand corrompu ».
Pendant un an et demi, Bruno Maric fut interdit d’arbitrer l’Hajduk. Il effectua son retour en Octobre 2013, dans un match contre le Lokomotiv malgré l’indignation des fans. Sans surprise, la Torcida lui réserva un accueil hostile, ce qu’elle fera à chacune de ses apparitions. Et pas seulement la Torcida… Pour son retour officiel après l’affaire l’ayant secoué, Maric fut conspué et insulté par tout le stade de Vinkovci lors d’un match de Cibalia. Pire, dans son village de Daruvar, le conseiller municipal est devenu persona non grata. Les tags « Bruno, méfie-toi des balles… » et « Bruno Maric fils de p… » restent indélébiles. Gravés sur le mur et dans les mémoires.
Il faut dire que la chasse aux sorcières secoua l’opinion populaire. Les scandales ébranlant le football croate à cette période envoyèrent en prison Zeljko Siric, ancien arbitre de haut niveau et vice-président de la HNS, ainsi que Stjepan Djedovic, président de la commission des arbitres croates. Siric avait reçu 30.000 euros, en décembre 2011, de la part d’un responsable de l’Hajduk Split, à qui il avait promis que les arbitres seraient choisis sur une liste fournie par le club. Un dirigeant du club de Karlovac, Neven Sprajcer, avait été condamné à dix mois de prison ferme et quatre ans avec sursis pour avoir passé un accord similaire avec Zeljko Siric en faveur de son équipe, en échange de 15.000 euros.
Pour calmer la situation et redorer son blason, Maric et son avocat intentèrent un procès à l’UEFA et le gagnèrent en 2014. Le tribunal de Bjelovar, confirmé par la Cour Suprême, ordonna à l’instance européenne de présenter des excuses officielles et de payer 150.000€ de dommages à l’arbitre pour diffamation. Ce à quoi le principal intéressé déclara « Je ne me soucie pas de l’aspect financier du jugement. Pour moi, le plus important est la preuve que l’UEFA est coupable de ce qu’ils m’ont fait, à ma famille et à moi. Cela montre qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec les gens. »
Mille interrogations
Mais les doutes ne s’arrêtèrent pas au verdict du tribunal. Premièrement, il est connu que l’ancien avocat a de l’influence auprès des tribunaux, particulièrement celui de Daruvar. Et les Mamic, eux, en ont aussi beaucoup auprès de la justice croate. Deuxièmement, car en 2014, Bruno Maric fut pris en flagrant délit, en train de pousser la chansonnette avec des joueurs du Dinamo Zagreb. Après le match Dinamo-Lokomotiv lors duquel il était l’arbitre, un post Instagram de Silva Cleyton le voit en effet fredonner la chanson « Ai Se Eu Te Pego » de Michel Telo en compagnie d’Ante Rukavina et de Silva Cleyton. Maladroitement, Maric tenta de se justifier : « Je marchais dans la ville et un ami m’a arrêté pour m’inviter à sa fête. Je ne savais pas qui étaient les invités. Quand je suis arrivé j’ai vu Rukavina chanter. Cleyton est arrivé, j’ai chanté avec eux et je suis parti ».
https://www.youtube.com/watch?v=6lylTGtD1Wo
Quelques mois plus tard, l’entraîneur de Rijeka, Matjaz Kek, se scandalisait de l’arbitrage en sa défaveur lors d’un Dinamo-Rijeka. Maric le rattrapa à la course à la fin de match en le menaçant de poursuite en cas de jugement public, ce qui fera dire à Kek en conférence de presse : « Je ne suis pas satisfait de ce qu’il s’est passé mais je ne peux pas commenter car l’arbitre m’a dit qu’autrement il allait me dénoncer ! » Ce fut plus ou moins la même chose avec Elvis Scoria, entraîneur à l’époque du Slaven Belupo. Scoria déclara publiquement que Maric faisait tout pour faire descendre son club en deuxième division avec son arbitrage et ses pénaltys imaginaires. Maric a porté plainte, avant de se raviser ensuite… L’arbitre et son avocat Gredelj sont justement connus pour leurs plaintes fréquentes et leurs démentis. La plupart des médias croates en savent quelque chose.
En 2015, la haine prit un autre tournant lorsque l’arbitre commit plusieurs erreurs en défaveur de l’Hajduk, dont la validation d’un but de la main de Benkovic que tout le stade avait vu. Le communiqué du club de Split, nommé « Nous sommes énervés contre Bruno Maric et la malhonnêteté de la Fédération » ne laissait pas la place au doute: « Une fois de plus, l’arbitre Bruno Maric faussa le match avec ses décisions malhonnêtes. Bruno Maric a, consciemment et avec préméditation, arbitré ce derby avec la ferme intention de causer du tort à l’Hajduk. […] Il n’y a pas une once de moralité ni chez Bruno Maric, ni chez le commissaire des arbitres Ivan Peraic qui l’a nommé Maric pour ce match. […] Ce n’est pas la première fois que Bruno Maric sert ceux qui contribue à l’inégalité et à la malhonnêteté du football croate, avec la bénédiction de la Fédération. Nous en avons assez de Bruno Maric, qui est juste un pion et représente la malhonnêteté de l’établissement au pouvoir dans la Fédération Croate de Football. Nous ne le voulons plus jamais comme arbitre lors d’un futur match de l’Hajduk. Si cela venait à se reproduire, aucun de ces matchs ne seraient règlementaire.» Le communiqué en anglais est à retrouver ici dans sa totalité http://hajduk.hr/eng/article/we-are-fed-up-with-bruno-maric-and-cfa–dishonesty/4482
Après ce derby très tendu, Maric avait admis ses erreurs lors d’une conférence de presse, parlant du millier de messages reçus dans lesquels ses enfants et sa famille seraient menacés de mort. Des menaces qui auront finalement été mises à exécution quelques mois plus tard…
Théâtre de la cruauté
Il existe de nombreuses façons de lutter contre l’injustice, qu’elle se situe en Croatie ou à Bobigny. La violence n’est pas une solution. Au lieu d’éliminer un problème, elle en crée mille. Elle discrédite aussi les causes de ceux qui la portent. Et surtout, le cercle vicieux de la violence produira inévitablement d’autres victimes. Surtout des innocents. Il est vain de s’en prendre à celui qui a les faveurs de la justice. Bruno Maric n’étant qu’un élément du système, à qui d’autre s’en prendre ? Les voyous, les enseignants, les patrons d’entreprise, les chefs de police, les avocats, le président de la Cour ? Faut-il aussi tout casser ? Et quel message envoyer aux jeunes générations ? Non, les suiveurs de l’Hajduk Split n’avaient pas le droit de frapper Bruno Maric, quel que soit le rejet que ce personnage leur inspire.
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On a l’impression d’assister au théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Ce théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur. Et les élites ne sont pas étrangères à ce « monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir » et à l’ « atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons » décrites par Artaud comme base de son théâtre de la cruauté. La justice croate et les institutions du pays ont aussi leur part de responsabilité dans les ecchymoses de Bruno Maric. La collégialité judiciaire dans la lutte contre la violence physique ne s’applique pas en ce qui concerne la corruption dans ses rangs et chez les gestionnaires du football croate. Ni envers la presse et les médias dont l’indignation sélective, la dissimulation des faits et la complaisance avec les puissants poussent le football croate au plus profond des tranchées. L’affaire Maric ne va pas calmer les mœurs. Plus qu’une simple agression d’ « hooligans », cet acte est le symbole parfait et tragique d’une société et d’un football qui marche de travers.
Oui, il y a du hooliganisme dans le football croate. Comme il en existe dans tous les pays du monde. Mais ce hooliganisme dépeint ci-dessus ne peut pas et ne doit pas balayer tout ce qui étouffe le football croate. Il doit être traité et résolu. Mais ce problème n’est pas unique. Il n’est même pas le plus important. Dans « le théâtre de la Peste », Antonin Artaud décrivait la peste comme une figure de libération, de poussée vers l’extérieur d’une cruauté localisée sur un individu ou un peuple. Dans leurs tentatives désespérées d’épuration du modèle établi, ces radicaux croates pensent pouvoir, telle la peste, exercer leur pouvoir de contagion pour s’emparer des esprits et bouleverser l’ordre moral et social. Soit détruire l’ordre accoutumé pour faire découvrir le chaos sous-jacent.
Il n’y a bien entendu aucune justification pour la violence, quelle que soit sa forme. Tout comme il n’y a aucune excuse pour dissimuler les raisons qui engendrent la violence, directement ou indirectement.
Damien F.
Image à la une : © Ivo Cagalj/PIXSELL