Quand le « Onze d’Or » a périclité, c’est lui qui a pris le relais. Propulsé très jeune sur le devant de la scène, Flórián Albert a mené une carrière exceptionnelle, laissant une trace indélébile dans son club de toujours (Ferencváros) et marquant de son empreinte un match d’anthologie (Hongrie – Brésil 1966). Portrait de celui qui devint, il y a un demi-siècle, le premier (et pour l’instant l’unique) joueur hongrois à remporter le Ballon d’Or.
Au fond, se souvient-on parfaitement des huit représentants d’Europe de l’Est à figurer au palmarès du Ballon d’Or ? Les plus anciens pensent évidemment à Josef Masopust (1962) et à Lev Yachine (1963), tandis que les plus jeunes ont en tête Pavel Nedvěd (2003) et Andriy Shevchenko (2004). Les puristes gardent en mémoire Oleg Blokhine (1975) et Igor Belanov (1986), tous deux artilleurs impitoyables d’un Dynamo Kiev redoutable. Impossible, bien sûr, d’oublier le talentueux et sulfureux Hristo Stoichkov (1994). Voilà pour les plus connus, mais il manque un joueur. Petit indice : il est Hongrois. Non, ce n’est ni Ferenc Puskás, ni Sándor Kocsis, ni tout autre membre du « Onze d’Or » qui a atteint son apogée avant que le Ballon d’Or ne soit créé. Il s’agit de Flórián Albert, récompensé il y a cinquante ans tout juste, en 1967.
Flórián Albert naît le 15 septembre 1941 à Hercegszántó, un petit village situé en bordure de la frontière yougoslave. Quelques années plus tard, ses parents décident d’aller s’installer à Budapest. En 1953, Flórián, âgé de douze ans, intègre les équipes de jeunes de l’un des principaux clubs de la capitale, le Ferencváros TC. La sélection hongroise brille alors de mille feux. Elle remporte l’or olympique à Helsinki (1952), humilie l’Angleterre à Wembley (3-6, en 1953) et perd inexplicablement en finale de la Coupe du Monde, face à la RFA (3-2, en 1954). Mais les choses se gâtent ensuite. A l’automne 1956, Budapest s’insurge. Les chars soviétiques sont envoyés sur place pour mater le mouvement populaire. Partis disputer un match de Coupe d’Europe des Clubs Champions, plusieurs joueurs du Honvéd décident de ne pas rentrer au pays. Ferenc Puskás, Sándor Kocsis et Zoltán Czibor, éléments indispensables du mythique « Onze d’Or », optent en effet pour l’exil. Jadis considérés comme des héros, les voilà désormais cloués au pilori par le régime, qui n’y voit rien d’autre que des traîtres à la patrie.
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Un doublé pour sa première sélection
L’équipe nationale magyare, elle, rentre dans le rang. Ses piteux résultats (élimination dès la phase de groupes du Mondial 1958, non qualification pour la phase finale du championnat d’Europe 1960) contrastent avec sa formidable série de 29 matchs sans défaite entre 1950 et 1954. Il lui faut une nouvelle figure de proue, un nouvel artiste capable de lui permettre de relever la tête. Cet artiste, ce sera Flórián Albert. Le jeune attaquant n’a que 17 ans et ne compte que deux matchs avec l’équipe première de Ferencváros lorsqu’il est convoqué par le sélectionneur Lajos Baróti, en 1959. A l’occasion de son baptême du feu sous le maillot hongrois, il signe un doublé contre la Suède (3-2) et fait taire les sceptiques. Très vite, les observateurs s’aperçoivent qu’Albert a quelque chose en plus. Son toucher de balle est soyeux, sa vision du jeu est excellente, ses transmissions sont fluides et sa précision face au but est chirurgicale. « Il était aussi bon en 10 qu’en 9, a d’ailleurs révélé Baróti. C’est rare de voir un joueur aussi exceptionnel à la finition qu’à la création. Albert savait tout faire et il le faisait avec une classe immense. »*
Sous l’impulsion de sa nouvelle pépite, la Hongrie reprend des couleurs. Aux JO de Rome, en 1960, Flórián Albert marque cinq buts (dont deux lors du cinglant 7-0 infligé à la France), délivre de nombreuses passes décisives et conduit le « Nemzeti 11 » sur la troisième marche du podium. A l’occasion du Mondial chilien de 1962, il marque contre l’Angleterre (2-1), inscrit un triplé face à la Bulgarie (6-1) et termine co-meilleur buteur de la compétition. Troisième de l’Euro 1964, le Budapestois connaît aussi une période faste avec son club. Sacré champion de Hongrie en 1963 et en 1964, Ferencváros se hisse l’année suivante en finale de la Coupe des Villes de Foire, éliminant notamment l’AS Rome, l’Athletic Bilbao et Manchester United. Les Aigles Verts accomplissent un ultime exploit en allant battre la Juventus Turin dans son antre du Stadio Comunale (0-1). Cela constitue, à ce jour encore, l’unique titre européen remporté par un club hongrois.
Un récital face au Brésil
Il faut attendre une année supplémentaire pour voir Flórián Albert véritablement tutoyer la perfection. Battue par un surprenant Portugal (3-1) pour sa première rencontre du Mondial 1966, la Hongrie se retrouve dos au mur. Un nouveau revers face au Brésil de Garrincha et Gerson serait rédhibitoire. Blessé, Pelé ne prend pas part à ce match, qui reste comme l’un des plus beaux de l’histoire de la Coupe du Monde. Disputé à Goodison Park, ce Hongrie – Brésil est effectivement un chef d’œuvre, une ode au football et au jeu offensif. Albert en est le compositeur. L’élégant meneur de jeu magyar va très vite, trop vite pour les défenseurs brésiliens, qu’il martyrise avec ses accélérations tonitruantes et ses passes entre les lignes. S’il ne trouve pas le chemin des filets, le joueur de Fradi est néanmoins impliqué sur les trois buts de son équipe, qui s’impose logiquement face aux champions du monde en titre (3-1). « À Liverpool, Garrincha, Gerson et Tostão étaient sur le terrain, mais il y avait plus de 50 000 personnes qui ont scandé « Albert, Albert, Albert » pendant tout le match ! »*, se souvient Sándor Mátrai. Les Hongrois écartent ensuite les Bulgares (3-1) et chutent contre l’URSS, lors d’un quart de finale sous haute tension (2-1).
Résumé de Hongrie – Brésil 1966. Albert porte le numéro 9.
« Il arrivait de loin, éliminait les adversaires comme s’ils n’existaient pas puis nous donnait de magnifiques ballons dans la profondeur. C’était un bonheur de jouer avec lui, il nous facilitait tellement les choses, »* Lajos Tichy, avant-centre.
Visiblement pas rancuniers, les Brésiliens invitent même Albert un an plus tard. Le natif de Hercegszántó rejoint Flamengo, avec lequel il dispute le bouillant derby de Rio de Janeiro face à Vasco de Gama, puis rentre au pays. « À peine débarqué à Rio, j’ai entendu mon nom à la radio dans le taxi qui nous emmenait de l’aéroport vers l’hôtel, se remémore-t-il. J’ai alors demandé qu’on m’explique ce qu’on disait de moi. Eh bien, il y avait un radioreporter qui nous suivait et qui décrivait notre itinéraire aux auditeurs (…) Dommage que cette expérience n’ait duré que quinze jours. Flamengo m’avait proposé un contrat mais, à cette époque, on ne pouvait pas quitter la Hongrie car un transfert à l’étranger n’était pas compatible avec la morale sportive socialiste. »** C’est également en 1967 que celui que l’on surnomme « L’Empereur » remporte le Ballon d’Or. Il est élu avec 68 points, devançant notamment Bobby Charlton (40 points), Jimmy Johnstone (39 points), Franz Beckenbauer (37 points) et Eusebio (26 points). Rien que ça…
« Que Dieu soit toujours avec vous, Empereur »
La fin de sa carrière est hélas plus terne. Finaliste malheureux de la Coupe des Villes de Foire en 1968, Flórián Albert est victime d’une fracture de la jambe face au Danemark en 1969. Éloigné des terrains deux années durant, l’Empereur revient progressivement à la compétition mais ne réussit pas à retrouver son meilleur niveau. Il raccroche définitivement les crampons en 1974, après avoir inscrit 245 buts en 339 apparitions sous le maillot de Ferencváros, son club de toujours.
Devenu entraîneur, il se laisse tenter par une aventure exotique en Libye, à Benghazi, puis prend en charge les équipes de jeunes du FTC. Les Aigles Verts lui confient ensuite d’autres postes à responsabilités (directeur technique, vice-président, président d’honneur), donnent son nom à leur stade en 2007 et sont sous le choc en apprenant sa mort, le 31 octobre 2011, des suites d’un pontage coronarien. Le jour de ses obsèques (diffusées en direct à la télévision), Fradi profite de la réception de Paks pour lui rendre un dernier hommage : joueurs vêtus de noir, projecteurs éteints, bougies allumées et une banderole portant l’inscription suivante : « Que Dieu soit toujours avec vous, Empereur. » Le défenseur Gustav Szepesi a un jour déclaré que « dans bien d’autres pays, Albert aurait été considéré comme le meilleur joueur de l’histoire du football national. Mais il est né en Hongrie et la Hongrie avait Puskás… »* Nul doute, cependant, qu’il y a de la place pour eux deux dans le cœur de nombreux supporters…
https://www.youtube.com/watch?v=pBIp1h8Byyg
Raphaël Brosse
Image à la Une : © beyondthelastman.com
* Citations extraites d’un article paru sur FIFA.com.
** Citation extraite de l’ouvrage 50 ans de Ballon d’Or, écrit par Gérard Ernault (L’Equipe, 2005).
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