Le suspense est à son comble à l’aube de la dernière journée de Premium Liiga. Avec trois clubs distants de deux points seulement en tête du classement, tout est encore possible pour le titre. Et comme le hasard fait bien les choses, les quatre premiers du classement s’affrontent lors de cette ultime journée de championnat. Le troisième Nõmme Kalju reçoit en effet le leader Infonet tandis que le Levadia, deuxième, reçoit lui le Flora, champion en titre sorti de la course à sa propre succession lors de l’avant-dernière journée. L’occasion de revenir plus en détails sur le Tallinna Derbi, le grand derby de Tallinn.

Une courte histoire…

Un derby à l’histoire encore très récente. Jusqu’au milieu des années 80, l’Estonie, alors république soviétique, n’émet encore que peu de revendications culturelles, et encore aucune indépendantiste. Il faut attendre 1986 pour voir un premier sursaut, lorsqu’une campagne menée contre l’ouverture d’une mine de phosphorite dans l’est du pays fait reculer le pouvoir central. Deux ans plus tard, la Déclaration pour la Souveraineté estonienne est promulguée. Véritable rampe de lancement vers l’indépendance, celle-ci prévoit que les ressources naturelles du territoire sont propriétés de l’Estonie, et que les lois estoniennes prévalent sur les lois soviétiques.

Le mouvement est lancé. Dès janvier 1989, l’estonien devient langue officielle. Une loi sur l’indépendance économique de la république est promulguée et entérinée par Moscou. Le 23 août, deux millions d’Estoniens, de Lituaniens et de Lettons forment la Baltic Way, une chaîne humaine de plus de 500 km de long, reliant Tallinn à Vilnius via Riga pour réclamer l’indépendance des trois républiques baltes. Soit près d’un tiers de la population de ces trois futurs pays !

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© estonianworld.com

Le soutien de la population est acquis à la cause de l’indépendance. Sentiment confirmé lors du référendum de mars 1991 sur la question de l’indépendance. A l’issue de ce vote, où la minorité russe de la république est autorisée à voter, 64% de la population est favorable à l’indépendance, alors que seuls 17% sont contre. Le 20 août 1991, l’Estonie profite de la tentative de coup d’Etat de Moscou pour quitter l’URSS et proclamer son indépendance.

Si la minorité russe peut voter lors du référendum sur l’indépendance, la question n’est tranchée qu’au bout de longs débats passionnés. Car la rupture est totale entre les deux populations. Dans la foulée de l’indépendance du pays en 1991, une loi sur la citoyenneté estonienne est adoptée. Celle-ci prévoit que seuls les citoyens ayant déjà eu un passeport estonien avant 1940 et leurs descendants peuvent prétendre à l’obtention d’un passeport estonien. Des milliers de personnes nées en Estonie mais d’origine russe se voient ainsi mises de côté, et n’obtiennent de passeport russe qu’après des mois de vide juridique. C’est notamment le cas de Valery Karpin, né à Narva – ville de l’est du pays à la plus forte minorité russe, avec plus d’un tiers de ses habitants – mais qui n’aura jamais de passeport estonien entre les mains.

… mais une forte opposition

Le but est également de faire une place au football dans le coeur de la population. Car si l’Estonie a une longue tradition sportive, le football ne fait pas partie des sports privilégiés. Les Estoniens jouent pourtant au football depuis bien longtemps. L’équipe nationale a notamment participé aux Jeux Olympiques de 1924. Aujourd’hui, pour un Estonien qui se déplace au stade, deux vont voir du hockey-sur-glace et cinq du basket. Sans parler du ski. La faute aux années passées au sein de l’URSS. Comme dans toutes les républiques soviétiques, le sport est politisé, mais le football tient en Estonie une place particulière. Dans un pays où les groupes armés de résistance face aux Soviétiques ont tenu le maquis jusque dans les années 50, le pouvoir central utilise rapidement les clubs de football, contrôlés par des dirigeants venus de Russie, pour renforcer l’armée, les ministères ou les services secrets, et contrôler la région. Aujourd’hui encore, beaucoup d’Estoniens gardent une certaine méfiance envers le football, considéré comme un sport de Russes.

C’est dans ce contexte de forte montée culturelle et identitaire estonienne qu’apparaît le Flora. Le 10 mai 1990, alors que l’Estonie n’est pas encore indépendante, Aivar Pohlak crée le Flora Tallinn. Celui qui n’était pas encore l’homme à tout faire du football estonien monte son équipe comme un affront à l’influence soviétique sur le football local. Ne laissant rien au hasard, il fait venir dans son équipe de nombreux éléments de l’équipe junior du Tallinna Lõvid (Les Lions de Tallinn). Club formateur des grands Mart Poom, Martin Reim ou Risto Kallaste, le Tallinna Lõvid est, dans les années 80, le club à forte dominance ethnique estonienne de la capitale. Un club qui a, avec ses joueurs de moins de 20 ans, croisé le fer avec les équipes russes de tout le pays et sillonné le monde pour disputer de nombreux tournois internationaux de 1979 à 1989. Le Flora, qui tient son nom de celui d’une usine chimique locale, est ainsi dès sa création le club destiné à représenter l’Estonie, les Estoniens et leur identité. Et succéder de la sorte au défunt Estonia Tallinn, club cinq fois titré champion d’Estonie dans les années 30.


Voir aussi : Aivar Pohlak, l’excentrique homme-orchestre du football estonien


Après l’indépendance de l’Estonie en 1991, un nouveau championnat local est rapidement mis en place. En 1992, trois clubs, le Flora Tallinn, Sillamäe Kalev et le Trans Narva, s’unissent pour fonder la Meistriliiga, dont la première saison, en 1992, prend la suite du Championnat de la République Socialiste Soviétique d’Estonie.

L’histoire du Levadia est bien plus récente. Le club est officiellement fondé le 22 octobre 1998, lorsque la compagnie sidérurgique OÜ Levadia devient sponsor principal de l’Olümp Maardu, modeste club d’Esiliiga, la deuxième division estonienne. Renommé Levadia Maardu, du nom de ce faubourg de la banlieue nord de Tallinn, le club et promu en Meistriliiga dès l’année suivante.

Il faut ainsi attendre 1999 pour voir les deux clubs se rencontrer pour la première fois. Si le Levadia n’est encore qu’un jeune promu dans l’élite, le Flora domine lui déjà le championnat, avec quatre titres nationaux en huit ans. Mais l’animosité va rapidement se faire une place dans ce match. Par l’identité des deux clubs tout d’abord. D’un côté, le Flora représente le nationalisme estonien. De l’autre, le Levadia, détenu par l’homme d’affaires ukrainien Viktor Levada, est le club de la minorité russe du pays. Hasard des choses, la création du Levadia coïncide avec la disparition du FC Lantana Tallinn, club détenu par la famille Belov soutenu par la minorité russe. A l’instar du défunt Lantana, le Levadia compte traditionnellement des joueurs russes dans son effectif, comme le jeune Anton Miranchuk, prêté cette année par le Lokomotiv Moscou. Pour les plus durs des supporters du Flora, l’identité russe du Levadia en fait un club étranger. Pas une mince affaire dans un pays où 25% de la population est Russe.

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Le Levadia champion en 2014 © Estonian FA

Rivalité sur le terrain

Si la rivalité entre les deux clubs est principalement due à celle, historique, entre les identités estonienne et russe, elle s’explique également par l’aspect sportif, les deux clubs dominant la sphère footballistique estonienne.

Fort de ses quatre titres de champion d’Estonie, le Flora Tallinn domine la Meistriliiga mais tombe en 1999 sur un os. Champion d’Esiliiga, le Levadia est promu dans l’élite. Une promotion doublée d’une fusion avec le Tallinna Sadam, club du port de Tallinn, qui a terminé vice-champion d’Estonie derrière le Flora lors des deux saisons précédentes. Le 24 mai 1999, Flora et Levadia se rencontrent pour la première fois de leur existence en championnat. Un match qui se termine sur le score de 0-0 à Maardu. Un passage de témoin. Dans une fulgurante ascension, le Levadia s’impose lors des trois autres confrontations directes de la saison. Avec une domination écrasante, le promu s’offre un premier titre de champion dès sa première saison de Meistriliiga, avec une seule défaite et vingt points d’avance sur son premier poursuivant, le Tulevik Viljandi. Le Flora, double champion en titre, n’est que troisième, avec 26 points de retard.

C’est le début d’une folle domination du Levadia Maardu. Le Levadia domine son sujet, dans le sillage de ses buteurs Andrei Krõlov et surtout Toomas Krõm, meilleur buteur avec 19 réalisations, dont six face au Flora. Le pic de la saison est atteint lors du deuxième match Flora-Levadia disputé à Maarjamäe, où le Flora est défait 0-3 sur son terrain avec un triplé de Krõm. La saison suivante est du même acabit. Le Levadia est de nouveau sacré champion, avec 19 points d’avance sur le Flora, et un nouveau titre de meilleur buteur pour Toomas Krõm avec 24 unités. Ironie du sort, Krõm est le bourreau de son ancienne équipe, lui qui est passé par le Flora après avoir été formé par le Tallinna Lõvid.

Le Flora a ainsi bien du mal à s’accoutumer à l’arrivée de ce nouvel adversaire. Il lui faut pas moins de deux ans avant de compter sa première victoire face à son rival. En 2001, le Flora Tallinn quitte le stade de Maarjamäe pour le tout nouveau Lilleküla Stadium, mieux connu sous le nom de A. Le Coq Arena. Dans le plus grand stade du pays, que le club partage avec l’équipe nationale, l’aîné prend enfin le dessus sur son jeune rival. Et pas qu’un peu ! Avec quatre succès (2-1, 3-2, 1-0 et 2-0), le Flora s’impose dans les quatre rencontres directes de la saison. C’est la première et dernière fois à ce jour qu’un des deux clubs réussi ce grand chelem face à son ennemi. Depuis cette année 2001, le Flora n’a ainsi jamais su marquer plus de six points dans ces confrontations directes, soit la moitié des points possibles.

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Le Flora de Sander Post est champion en 2010, après sept années de disette. ©Lembit Peegel

Après deux années de domination du Levadia, le Flora reprend ainsi son bien en 2001. Depuis, les deux rivaux continuent de survoler le championnat, à quelques rares exceptions près. A ce jour, le Flora Tallinn est le club le plus titré du pays avec dix couronnes (1993-94, 1994-95, 1997-98, 1998, 2001, 2002, 2003, 2010, 2011, 2015) quand le Levadia, auteur d’un fantastique quadruplé après son transfert de Maardu à Tallinn, en compte déjà neuf (1999, 2000, 2004, 2006, 2007, 2008, 2009, 2013, 2014). Seuls les défunts Norma Tallinn (1992, 1992-93), Lantana Tallinn (1995-95 et 1996-97) et TVMK Tallinn (2005) ainsi que le Nõmme Kalju (2012) sont parvenus à s’immiscer dans le palmarès des champions d’Estonie. Avant, peut-être, le FC Infonet (renommé FCI Tallinn cette année) à l’issue de cette surprenante année 2016.

Rivalité en tribunes

Dans un pays comme l’Estonie, où le football est loin de faire partie des sports les plus populaires auprès de la population, difficile de parler de véritable engouement autour des différents clubs. Opposition attirant le plus de monde au stade en championnat (avec les rencontres face au Nõmme Kalju), le derby de Tallinn rassemble généralement entre 1 000 et 1 500 personnes. Cela n’empêche cependant pas une certaine animosité, voire une animosité certaine entre supporters des deux clubs.

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© Per-Gunnar Nilsson
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© Per-Gunnar Nilsson

Dans le monde très feutré et bon enfant du football estonien, les supporters du Flora détonnent. Certains d’entre eux n’hésitent ainsi pas à en découdre depuis quelques années avec ceux d’autres équipes, comme en témoignent les bagarres face aux fans de Sillamäe en 2009 et 2012, ou leur déplacement en 2013 au Hiiu Staadion du Nõmme Kalju, où ils jettent des rats empaillés sur le terrain pour se moquer du surnom des supporters de Nõmme, les Panthères roses (Roosad Pantrid).

Il ne pouvait en être autrement avec les supporters du Levadia. Au-delà de l’aspect sportif et de la suprématie sur le championnat, la rivalité prend racine dans l’opposition entre majorité estonienne et minorité russe. D’autant plus qu’avec leurs bannières souvent écrites en cyrillique, les White Green Supporters du Levadia affichent la couleur. Ce qui explique que les tensions sont apparues dès la montée du club en Meistriliiga (devenue Premium Liiga depuis).

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© Martin Šmutov

Quelques bagarres éclatent ainsi entre les deux camps. En 2008, après une défaite des leurs sur le terrain du Flora, des supporters du Levadia prennent à partie un supporter esseulé du Flora. Mal leur en prend. Les supporters du Flora interviennent et la bagarre tourne en leur faveur. Un incident que Toomas Kalmet, l’un des principaux artisans de l’affaire côté Flora, a commenté : « Comme toujours, les Russes ne savent pas se battre seuls et ont commencé à appeler du renfort. Nous étions prêts à prendre n’importe qui se mettait face à nous, nous les avons battus et ils ont appelé la police, qui les a évacués. Rien de grave n’est arrivé de notre côté. » Deux années plus tard, c’est en lançant des bouteilles vides sur leurs rivaux du Flora que les supporters du Levadia ont déclenché une nouvelle bagarre après une défaite à la A. Le Coq Arena.

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Marko « Ballack » Tandre, Marek « Sen » Ventsikov et Toomas « Rootsi Kunn » Kalmete, le « Kuldne trio » (trio doré) du Flora en action lors de la sortie de joueurs du Levadia. © soccernet.ee

Demain, les deux équipes se retrouvent donc pour un nouveau derby, non pas au Kadrioru Staadion, antre du Levadia, mais sur le synthétique du terrain annxe de l’A. Le Coq Arena à cause de la neige. Un match d’une importance capitale du côté des locaux. En cas de victoire et d’une contre-performance du leader FCI Tallinn, le Levadia peut s’offrir un dixième titre. Une difficile mission face à un Flora qui, s’il ne joue plus le titre, sera bien décidé à empêcher son rival de contester sa suprématie sur la Premium Liiga.

Pierre-Julien Pera


Image en Une: © fcflora.ee

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