Alors que le Pays de Galles et la Russie doivent livrer un match décisif pour la qualification en huitième de finale de l’Euro 2016, il est plus que temps de parler du grand Vadim Evseïev et de ses aventures galloises. L’ancien arrière droit du Spartak et du Lokomotiv Moscou, est le profil type du porteur d’eau besogneux qui met sa rage de vaincre au service du collectif. Avec ses vingt sélections, dont trois matchs à l’Euro 2004, Evseïev n’est pas vraiment le premier client qui vient à l’esprit quand il s’agit de parler des exploits de la Sbornaïa. Et pourtant, par la grâce d’une double confrontation contre le Pays de Galles en barrages de l’Euro 2004, ce joueur a marqué l’histoire de sa sélection.
Premier acte : la purge moscovite
Quand le Pays de Galles se présente à Moscou le 15 novembre 2003 pour le match aller des barrages, ils sont auréolés d’une campagne de qualification plutôt réussie dans un groupe difficile contenant entre autres l’Italie et la Serbie-Monténégro. Hormis Giggs, les Gallois peuvent compter sur des joueurs de devoir rodés aux joutes des championnats britanniques. Leur tactique un peu fruste a fait ses preuves : on balance sur le grand avant-centre du Celtic John Hartson en attendant que le bloc remonte, et on laisse l’adversaire faire le jeu. On aurait pourtant tort de réduire le Pays de Galles de l’époque à une équipe de kick & rush : quand les circonstances le permettaient, des gars comme Gary Speed (Newcastle) et Robbie Savage (Birmingham) au milieu de terrain pouvaient aussi prendre le contrôle du jeu.
La Russie, elle aussi deuxième de son groupe à l’issue des qualifications, aborde les barrages dans un tout autre état d’esprit. Dans une poule accessible où les plus gros clients étaient l’Irlande et la Suisse, les Russes ont fait n’importe quoi, avec Gazzaïev débarqué en cours de route pour être remplacé par Gueorgui Iartsev au poste de sélectionneur. C’est là que Vadim Evseïev entre en scène, appelé par son ancien coach au Spartak pour donner un peu de mordant à une équipe qui se laisse trop vivre, malgré une concentration de talents impressionnante : Mostovoï, Titov, Smertine, Ovtchinnikov, Onopko, Alenitchev, Sytchov, Loskov… Pour l’anecdote, deux joueurs de l’équipe de 2003 (!) seront encore sur le terrain en 2016 : Akinfeïev, qui n’avait pas joué, et surtout Ignachevitch, qui lui était déjà titulaire à l’époque !
Le match se joue au stade Lokomotiv, un terrain qu’Evseïev connaît bien, puisque qu’il fait alors le bonheur du club des cheminots, sacré champion de Russie en 2002. Ce jour-là, l’arrière-droit pugnace se retrouve dans la même zone que Ryan Giggs, qu’il va devoir essayer de contenir. La rencontre est âpre, disputée : les Russes font le siège de la défense galloise, sans grand succès. Les occasions se font rares, et les coups commencent à pleuvoir. Sur un contre des Dragons, Giggs reçoit le ballon sur le côté gauche, mais il est immédiatement séché par Evseïev, qui lui emporte le genou au passage. Un geste qui ne plaît pas beaucoup à la star galloise, qui va se venger plus tard dans le match en adressant un coup de coude à son adversaire. Evseïev, piètre simulateur, tombe avec quelques secondes de retard, ce qui déclenche la colère des Gallois. Dans la mêlée générale qui s’en suit, Mostovoï reçoit un carton jaune qui le disqualifie pour le match retour. Au coup de sifflet final, le score est toujours nul et vierge, et les Russes rentrent au vestiaire avec la douloureuse impression d’avoir laissé passer leur chance.
https://www.youtube.com/watch?v=G_wRs-vLzuQ
Entracte : Vadim le Guerrier
À l’issue du match, Evseïev devient l’ennemi public n°1 au Pays de Galles, la presse ne se lassant pas de revenir sur son accrochage avec Giggs. Une cabale qui laisse le principal concerné indifférent, et pour cause, Evseïev vit alors l’une des périodes les plus difficiles de sa vie. Depuis trois ans, sa fille unique Polina est atteinte d’une malformation cardiaque, conséquence d’une grave angine. Pour la soigner, Evseïev n’hésite pas à la faire admettre à grands frais dans un hôpital bavarois. Les médecins, qui ont observé le cœur de la petite malade pendant plusieurs mois avant de se décider à opérer, ont fixé l’intervention pour le 12 novembre, soit trois jours avant le match aller. Iartsev dispense son latéral de préparation, afin qu’il puisse rester aux côtés de sa famille.
L’opération à cœur ouvert dure plusieurs heures, pendant lesquelles les deux parents errent dans le centre-ville de Munich. Les journalistes russes, qui ont appris la situation du joueur, font le siège de l’hôpital et tentent sans relâche de joindre le couple. Dans son autobiographie Football bez tsenzoury, qu’il a signée avec le journaliste Igor Rabiner, Evseïev revient sur la fin de cette journée mouvementée :
« Nous sommes revenus à l’hôpital environ cinq heures plus tard. Quand nous sommes arrivés, nous ne sentions plus nos jambes, même si personne n’en disait rien. Mais c’était clair quand même. Les visages étaient pâles, nous étions tous très tendus.
Je n’ai jamais ressenti plus grand soulagement que quand notre interprète a annoncé : « Tout s’est bien passé ! ». En un instant, tout le monde s’est calmé et a commencé à exprimer sa joie.
[…]
Ma fille est encore sous anesthésie, elle est branchée à tout un tas d’appareils. Mais elle respire bien, profondément. Les médecins nous sourient : « Ne vous inquiétez pas, il n’y aucun problème. » Même si nous n’avons pas pu lui parler, nous avons pu la voir de nos propres yeux, c’était un vrai soulagement. »
Le lendemain, tandis que sa femme reste à Munich, Evseïev s’envole pour Moscou pour participer au match aller. Malgré l’absence de préparation, le joueur du Lokomotiv joue avec la rage au ventre pour tenter d’accrocher la qualification, sans succès à l’issue du premier match.
Deuxième acte : libération au Millenium
Quand résonne l’hymne russe au stade Millenium de Cardiff le soir du 19 novembre, une partie du public gallois se met à siffler et à huer. Dans son autobiographie, Evseïev fait part de son sentiment à ce sujet : « Je ne peux pas dire que ce soit ça qui nous ait motivés. C’est juste qu’on voulait absolument se qualifier pour l’Euro, et moi le premier. Toute ma vie, j’ai regardé la Coupe du Monde et le Championnat d‘Europe, et là je me suis dit, j’ai peut-être l’occasion d’y aller moi aussi. »
Pour le match retour, le sélectionneur gallois Mark Hugues n’a rien changé à sa composition, avec une équipe qui évolue dans un 4-1-4-1 très regroupé. Iartsev, au contraire, a troqué son 4-1-3-2 offensif pour un 4-1-4-1 calqué sur celui de l’adversaire. Le but est évidemment de bloquer Giggs, de mettre le surnombre sur Hartson et d’attendre que les Gallois se découvrent. Ovtchinnikov et Mostovoï suspendus, ils sont remplacés par Malafeïev et Titov. Smertine est replacé en sentinelle, tandis que Goussev occupe le couloir droit. Izmaïlov prend la place de Loskov dans un rôle moins offensif. Evseïev, lui, est maintenu à son poste de latéral droit.
Dès les premières minutes, il devient clair qu’Evseïev est l’homme à abattre. Chacune de ses touches de balle est accompagnée par les sifflets du public, et le duo Savage-Johnson ne rate pas une occasion de lui mettre un taquet. Pour le reste, et bien qu’ils jouent à domicile, les Dragons sont repliés en défense dans l’attente d’un contre favorable.
À la 22e minute, Goussev obtient un coup-franc sur le côté droit. Evseïev, qui est resté en retrait, remarque alors que tous les rouges sont dans leur surface : « Et là, pas un seul Gallois n’est resté devant. Pas un seul ! J’étais très étonne en ne voyant personne autour de moi. Alors la seconde suivante je me suis décidé : « J’y vais ! » Il n’y avait aucun risque. Je ne sais même pas d’où m’est venue cette idée, Iartsev ne m’a jamais demandé de monter sur coup-franc. Pourtant j’ai toujours aimé ça. Au Lokomotiv, j’ai marqué beaucoup de buts comme ça, j’y ai pris goût, donc j’étais même un peu frustré d’avoir des consignes différentes en sélection. Quand je suis arrivé en courant dans la surface, j’étais libre de tout marquage. »
La suite fait partie de l’inconscient de tout supporter russe qui se respecte : Evseïev se glisse dans la défense galloise et place une tête à bout portant qui trompe Jones (0-1). Ce sera le seul but marqué lors de la rencontre, le seul but inscrit par Evseïev sous les couleurs de son pays, mais quel but ! Par la suite, les Gallois auraient pu revenir au score, mais même la meilleure tentative de Giggs a trouvé le montant.
Au coup de sifflet final, tous les joueurs russes se regroupent pour célébrer. Tous, sauf un, Evseïev, qui court en direction des caméras. Borodiouk, l’adjoint du sélectionneur tente de le rappeler : « Arrête ! Arrête ! ». Rien à faire, Evseïev vient se poster devant le caméraman le plus proche, et la crinière en bataille, il se met à hurler : « Allez vous faire enculer ! ». Ou « Khouï vam » en russe, « à vous la bite » littéralement. On peut le comprendre : il sortait d’un match difficile et surtout d’une semaine éprouvante. Reste que la phrase est immédiatement devenue culte, à tel point que certains imprimeurs peu scrupuleux en ont fait un t-shirt pour l’Euro 2004.
Il faut savoir que « Khouï » en russe, est l’un des quatre mots racines du « mat », un jargon injurieux multiforme en principe banni à la télévision et dans la presse, où son emploi est puni d’amende ! Si les Russes ont développé un système d’insultes d’une richesse presque sans équivalent, son utilisation dans la sphère publique reste en principe taboue. C’est pourquoi la vision d’Evseïev hurlant des insanités en direct sur la première chaîne a durablement marqué les spectateurs, au moins autant que l’unique but de la rencontre et la qualification pour l’Euro.
https://www.youtube.com/watch?v=aTQDT9x0e7g
Conclusion : qui es-tu, Vadim ?
Pour la majorité du public russe, Evseïev restera sans doute à jamais ce défenseur un peu cinglé qui a « gentiment » demandé aux Gallois et aux critiques de la sélection d’aller se faire voir un soir de novembre 2003. Pourtant, le joueur vaut beaucoup mieux que ça, et son rôle de leader dans le Lokomotiv conquérant du début des années 2000 parle pour lui. Ami fidèle du meneur de jeu des cheminots, le légendaire Dimitri Loskov, le meilleur joueur de l’histoire du Lokomotiv Moscou, il a toujours mis sa grinta au service du collectif, une qualité inestimable qu’ont su lui reconnaître de grands entraîneurs comme Romantsev ou Syomine.
Suite à une brouille avec le mille fois maudit Anatoli Bychovets, Evseïev a quitté le Lokomotiv pour le Torpedo Moscou, puis pour le Saturn Ramenskoïe, où il a été vite rejoint par Loskov. Parmi les quelques faits de gloire à mettre au crédit des extraterrestres de la banlieue de Moscou, figure en bonne place le fait d’avoir compté dans leurs rangs deux grands joueurs comme Evseïev et Loskov.
Vadim Evseïev a raccroché les crampons en 2013, après une saison à jouer en amateur avec le club de sa ville natale, l’Olimpik Mytichtchi. La grande classe ! Depuis, il a passé ses diplômes d’entraîneur et est devenu l’adjoint de Gadji Gadjiev à l’Amkar. Nul doute qu’au coup d’envoi de Pays de Galles – Russie, le 20 juin à Toulouse, Evseïev sera devant sa télé pour supporter la Sbornaïa. Espérons que ses successeurs fassent preuve de la même que force de caractère que lui il y a treize ans pour arracher une qualification en huitième.
Adrien Morvan
Image à la une : © sport-express.ru