Il est venu, le temps du football. Le temps de la Coupe du Monde. Alors que tous les supporters du monde entier se dirigent en Russie afin de soutenir les siens, voilà que cette aventure revêt d’un goût spécial pour nous. Forcément, en tant que suiveurs du football est-européen, une Coupe du Monde « chez nous » est spéciale. Encore plus quand nous avons la chance de la vivre sur place, dans les stades, rues, bars et trains russes. Toutes ces histoires, nous allons vous les conter ici, dans notre Carnet de Russie. Episode 2.

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Passions intactes

En ce dimanche ensoleillé, lendemain de decimotercera pour le Real Madrid, une foule étonnamment abondante se presse en direction de la Sapsan Arena. L’affiche du jour n’est pourtant pas de nature à faire déplacer les foules : elle oppose le Kazanka Moscou, troisième du groupe « ouest » de la troisième – et ultime – division professionnelle russe, à sa lanterne rouge Znamia Trouda, 4 unités et 11 malheureux buts collectés en 25 journées, pour 23 revers et un goal average abyssal de – 65. Un tableau de chasse si affligeant qu’il aurait plus facilement tendance à précéder la réputation du doyen des clubs russes encore en activité que sa prestigieuse étiquette de pionnier. L’histoire du FK Znamia Trouda, fondé – comme l’AS Cannes ou l’US Noeux-les-Mines – en 1909 se conjugue, il faut bien le dire, essentiellement au passé, à l’image de celle des clubs qui ont respectivement vu les carrières d’entraîneur de Jean Fernandez et Gérard Houllier décoller. On parle là d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent point connaître, pas plus qu’ils n’étaient nés la dernière fois que le nom de Znamia Trouda, club basé à Orekhovo-Zouïevo, ville comptant 120 699 habitants au dernier recensement et située à 89 kilomètres à l’est de Moscou, a été gravé sur le socle d’un trophée. C’était en 1998, la coupe en question récompensait le champion de 3e division russe, et elle n’était que la deuxième – ou plutôt la seconde – en termes de prestige, dans l’armoire des rouge et bleu, derrière celle de finaliste de la coupe de l’URSS 1962, remportée par le Shakhtar Donetsk.

© Simon Butel / Footballski

Sytchev, capitaine honoraire

Pas plus que Le Havre ne remplit les stades en Ligue 2, le passé du Znamia ne saurait donc expliquer à lui seul l’intérêt inédit du public moscovite pour la dernière rencontre cette saison du Kazanka, ancienne réserve et désormais laboratoire du Lokomotiv Moscou, dont les couleurs s’affichent sur les vestes, casquettes et écharpes des curieux affluant vers les portiques d’entrée de la Sapsan Arena. L’odeur des saucisses que dégage le barbecue de syndicaliste installé sur la pelouse voisine ? Envie irrépressible de football, deux semaines après la fin d’une saison qui a justement consacré les rouge et vert pour la première fois depuis 2004 ? Volonté de se tourner vers les suivantes en scoutant les promesses appelées, demain, à succéder à Manuel Fernandes, Jefferson Farfan ou Vedran Corluka ? Non, non et non. L’objet de tous les intérêts est celui qui a nourri les désirs et espoirs des cheminots, quatorze ans durant : le trophée de champion de Russie, exposé l’espace de quelques heures sur le terrain synthétique jouxtant la Sapsan Arena, stade devant son nom au Sapsan, train à grande vitesse développé par la compagnie de chemins de fer russe et parcourant en 3h45 les 730 kilomètres séparant Moscou et Saint-Pétersbourg. Un peu comme si en France on baptisait un stade « TGV Stadium », « MMA Arena », « Groupama Stadium » ou « Matmut Atlantique ». Dans cette enceinte de près de 10.000 places qu’envieraient une paire de clubs de L2, et dont les tribunes dégarnies ont justement quelque chose de Domino’s Ligue 2, les sièges vert et rouge rappellent que si le Kazanka a désormais son propre blason, la filiation avec le Lokomotiv Moscou reste profonde. Et puisqu’ils ont fait la route, pas mal d’inconditionnels du Loko y prennent place, offrant à cette dernière journée sans enjeu un folklore inespéré.

© Simon Butel / Footballski

Plus encore qu’un selfie avec le Graal, cette petite sortie dominicale va offrir aux cheminots présents l’opportunité d’honorer comme il se doit celui qui fut pendant neuf ans l’un de leurs porte-étendards : Dmitri Sytchev, revenu jouer les chaperons auprès de la jeune garde du Kazanka au sortir d’une expatriation d’un an au Kazakhstan. Car si le mythe du « Michael Owen russe » a vécu sur la Canebière, celui qu’a fondé le Sibérien de naissance au Lokomotiv, où il a compilé plus de 250 matchs et 85 buts entre 2004 et 2013, semble ne pas pouvoir s’éteindre. Au coeur d’une rencontre quelque peu chloroformée, malgré le petit parcage d’ultras du Loko, l’ovation qui lui est réservée à son entrée à l’aube du dernier quart d’heure est de celles qu’on réserve à un capitaine fiable et fidèle, ce qu’il était jusqu’en 2013. Plus belle encore sera la sortie, escortée de fans prompts à envahir la pelouse et euphoriques, de chants à sa gloire, de selfies par dizaines, de maillots et d’écharpes du Loko à dédicacer, de bébés placés dans les bras de la star du jour, d’accolades émues et de mercis sincères susurrés à l’oreille. « Chez nous, ce mec est une légende », résume Artem, 23 ans, qui confesse avoir pleuré le jour de la dernière de Sytchev en rouge et vert. Cinq ans après, « l’amour est toujours naturel, apprécie « Dima » . C’est vraiment magnifique. » Magnifique comme la passion qui résiste à l’épreuve du temps.

Ferveur à l’import

Un peu comme cette vieille photo, coincée entre deux billets de match dans l’enveloppe déchirée que trimballe Carlos sur le boulevard Novinskiy, immense artère encerclant l’hypercentre de Moscou, deux jours plus tard. Sur ce cliché dont il est si fier et qu’il emmène partout avec lui, cet Argentin proche de la cinquantaine s’affiche la mine pimpante aux côtés de Diego Maradona. « C’était avant qu’il entraîne la sélection ». Avant, donc, que le culte maradonien ne s’abîme en plein vol, lors des quarts de finale du mondial 2010 qui a vu Diego et ses hommes se faire marcher dessus par l’Allemagne. Avant, aussi, que le champion du monde 86 lie son destin au Dinamo Brest, double vainqueur de la coupe de Biélorussie en titre dont il est aux manettes depuis la mi-mai. Les billets de matchs ? Deux pour Maroc-Iran, et deux pour la finale. Confiants, nos camarades argentins ? Pas spécialement. « L’équipe n’a pas été assez renouvelée depuis 2014 », juge Carlos, tout droit venu de Patagonie et qui revendique, pour lui et son acolyte, le statut de « premiers supporters argentins arrivés en Russie ». Qu’importe qu’il n’y croie pas, qu’importe que ni Gonzalo Higuain, ni Sergio Aguero, et encore moins Angel Di Maria ne trouve grâce à ses yeux : de déceptions en désillusions, la passion qu’il voue à l’Albiceleste, dont il arbore déjà le maillot dans les rues de Moscou plus de deux semaines avant le coup d’envoi de la coupe du monde, semble ne pas souffrir du temps, elle non plus, ni des kilomètres.

© Simon Butel / Footballski

Elle ferait d’ailleurs presque tache, dans l’anonymat ambiant dans lequel s’avance la compétition. Les supermarchés ont bien gardé un coin de rayon pour exposer les produits dérivés commercialisés par la FIFA, les kiosques proposent certes les paquets de vignettes Panini à l’effigie des acteurs de ce mondial, et quelques drapeaux de pays étrangers ont fleuri, aussi, sur les vitrines et terrasses de quelques cafés et restaurants de la rue Arbat. Dans les boutiques de souvenirs de cette même rue appréciée des touristes, des matriochkas aux couleurs de l’événement ont bien sûr fait leur apparition aux côtés de celles à l’effigie de Vladimir Poutine, Donald Trump ou Emmnanuel Macron, et les panneaux publicitaires bordant les grands axes de la ville ont été réquisitionnés pour souhaiter la bienvenue aux équipes appelées à se disputer le 21e titre mondial en jeu. Mais à son approche, il a manqué à cette coupe du monde russe un bruissement, une énergie, une impatience, un engouement palpable. Les matchs de préparation diffusés en abondance dans les bars moscovites ? Snobés, comme celui de la Russie face à la Turquie, qui n’a rempli la semaine dernière que la moitié du stade Loujniki, théâtre dans un mois de la finale, et hier du match d’ouverture de la grand-messe du ballon rond. Puisse la volée infligée aux Saoudiens, dont l’écart de niveau avec les autres nations se creuse désespérément au fil des compétitions, inciter la populace à entrer enfin dans la ronde.

© Simon Butel / Footballski

À défaut, cet enthousiasme fait heureusement partie du starter pack du supporter mexicain, lequel comprend aussi le sombrero, le maillot du Tri passé au-dessus du pull pour aller faire ses courses au supermarché, les ganaches enjouées, les éclats de rires et de voix et la photo de famille à chaque coin de rue avec les homologues péruviens, colombiens, brésiliens, uruguayens ou argentins. Et c’est tant mieux. Cette passion dévorante du football, cette façon intense, très latino-américaine de le vivre, d’assumer son amour pour son pays et sa sélection, de se foutre du bon goût en affichant ses couleurs en tous lieux et en toutes circonstances en donne justement à un événement qui, s’il est en train de se parer d’une allégresse grandissante, s’est approché sur la pointe des orteils. C’est en fait un peu comme si, en foulant le sol russe, nos amis d’outre-Atlantique avaient enfin donné à la Russie ce qui, au-delà du jeu, fait principalement le sel de la coupe du monde, et tout ce qui fait de ce rendez-vous une fabrique à souvenirs et à émotions sans pareil. Quoi de plus étonnant, au fond ? C’est chez eux qu’elle a pris racine.

Simon Butel

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