Le conseil de surveillance de l’Hajduk Split doit se réunir en urgence pour aborder la question du nouvel entraîneur après la brusque démission d’Igor Tudor, trois jours seulement avant la reprise du championnat. Que s’est-il passé pour qu’une arrivée pleine de bonnes résolutions et de promesses finisse en désenchantement ?

Le dernier grand succès

Le 1er Mars, la dernière grande épopée européenne de l’Hajduk Split datera de 20 ans.

C’était encore le « vieux » football, celui d’avant la réforme de la Ligue des Champions, d’avant la croissance phénoménale des investissements et des revenus. C’était même celui d’avant l’arrêt Bosman, qui sera mis en vigueur quelques mois plus tard. Avant tous ces évènements qui ont changé à jamais la réalité du football, Louis van Gaal et son Ajax avaient conquis l’Europe en 1995 avec une équipe composée de joueurs locaux, dont les noms n’étaient pas encore cités avec admiration. Dans ce fameux quart de finale de Ligue des Champions, la pelouse du Poljud recevait Van der Sar, Reiziger, Blind, Rijkaard, F de Boer, Seedorf, Findi, Davids, Kluivert, Overmars et Litmanen. Six de ces onze joueurs brilleront trois ans plus tard lors de la Coupe du Monde 98 en France et retrouveront la Croatie lors du match pour la troisième place. Trois de ces futurs médaillés de bronze étaient présents à Poljud : Igor Stimac, Aljosa Asanovic et un gamin de 16 ans, Igor Tudor, qui ramassait alors les ballons.

Il faut remonter à deux décennies pour retrouver une trace de la dernière épopée significative de l’Hajduk en coupe d’Europe – ce dont ne peut pas se souvenir la génération née dans la République indépendante de Croatie. Durant ces vingt dernières années, l’Hajduk n’est pas parvenu à atteindre la Ligue des Champions, ni à former au moins un joueur qui pourrait jouer pour un cador européen, le dernier étant Igor Tudor qui a joué dans la puissante Juventus. Bien que les Pays-Bas aient un niveau de vie et de football bien plus élevé, l’Ajax non plus ne peut pas s’attendre de manière réaliste à retrouver sa gloire d’antan. Cependant, après une période d’errance, le géant néerlandais a su s’adapter à la nouvelle conjoncture et retrouver la philosophie qui lui a, par le passé, apporté les plus grands succès.

La vente de joueurs des cinq dernières saisons a rapporté 130 millions d’euros à l’Ajax, ce qui ne l’a pas empêché de remporter le titre national au printemps venu. La saison dernière, le club a même remporté son quatrième titre consécutif pour la première fois de son histoire. Entraîné par Frank de Boer, aidé par un escadron de légendes du club à différents postes, l’Ajax mise à long terme sur le recrutement de jeunes pépites (comme Robert Muric du Dinamo) et la formation. C’est ainsi qu’une grande partie des revenus des transferts est réinvestie dans l’académie, une des plus modernes d’Europe.

Grandes théories de Tudor

Igor Tudor rêvait d’appliquer ce modèle à l’Hajduk, ce que souhaitait également un géant des deux clubs : Tomislav Ivic. En décembre 2011, Tudor, alors assistant d’Edoardo Reja, parlait de son souhait de devenir coach de l’Hajduk ainsi que de sa vision sur ce que doit devenir le club : « Il est important de mettre l’accent sur deux éléments clés : un programme de travail à long terme et le développement de l’académie. Cela a été promis pendant des années mais sans résultat. Pourquoi ? Parce que chaque nouvelle présidence voulait des résultats rapides. »

Tudor avait également sa théorie  sur le rôle des coachs : « Les entraîneurs de football jouent trop souvent la sécurité aujourd’hui et mettent en priorité sur le terrain des joueurs expérimentés plutôt que des jeunes au grand potentiel et la raison est claire : il y a une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Tout le monde sait que leur laps de temps au club est court. Il est toujours plus sûr de jouer le résultat plutôt que de penser à l’avenir. Malheureusement pour nous, à l’Hajduk, la situation est la même depuis des années : tous pensent que le talent émergera tôt ou tard et ils gardent ces joueurs sur le banc sans leur donner de chance. »

Tudor a eu l’opportunité d’aller sur le banc de l’Hajduk. Il y a passé 21 mois, ce qui est une durée de vie sans précédent à Poljud depuis plus de dix ans. L’épée de Damoclès n’était pas au dessus de sa tête et il est parti seul, sans que quiconque l’y oblige. Maintenant, beaucoup de discussions fleurissent en se demandant pourquoi Tudor a démissionné 3 jours avant la reprise et un match capital contre Rijeka (finalement reporté en raison des chutes de neige). Le principal intéressé a déclaré que les divergences avec le conseil d’administration étaient trop fortes. Mais ne s’est-il pas renié lui-même ? Au vu de ses déclarations et de ses plans sur quatre ans, le constat est cinglant quand on regarde ce qu’il a laissé derrière lui. Le jeune idéaliste Tudor serait-il devenu un pragmatique cynique ?

Tudor, Croatie, Hajduk, Footballski
@Luka Gerlanc / CROPIX

Des promesses avant la régression

Il ne fait aucun doute que Tudor est un entraîneur à fort potentiel, dont la compréhension de la technique et des tactiques du football dépasse la moyenne croate. Paradoxalement, c’est peut être cela qui l’a fait courir à sa perte. Lors du dernier match avant la trêve, remporté 5-3 contre Istra, le mépris de Tudor pour les critiques, déjà fort, a pris un degré supplémentaire : « Etes-vous en train de regarder Barcelone contre PSG ? Cette victoire ne signifie peut-être rien pour vous, mais pour nous elle signifie beaucoup,» a-t-il signifié sur un ton particulièrement irrité.

Avec la qualité restreinte de son effectif, l’ancien joueur de la Juventus a fait beaucoup lors de ses premiers mois à la tête du club. Avec une équipe rajeunie, il a appris à ses joueurs à jouer haut grâce à un pressing très élevé. Une fois le ballon récupéré, un jeu fluide basé sur l’intelligence de jeu et la technique s’est mis en place. A tel point que la saison dernière, l’Hajduk avait dominé outrageusement Rijeka (71% de possession) mais n’avait pas gagné contre l’équipe du rusé Matjaz Kek. Jusqu’à la mi-mars 2014, l’Hajduk maintenait l’illusion de se battre pour le titre et jouait le meilleur football de la ligue. Avec sa révolution tactique et son approche émotionnelle (un sprint pour aller fêter un but dans les bras de la Torcida après un but important ou ses pleurs spontanés après la signature d’un nouveau contrat), Tudor avait séduit les fans qui le considéraient comme l’un d’entre eux, d’où le surnom « Uno di noi » (Un des nôtres) qui lui a été attribué.

C’est pourquoi beaucoup n’étaient pas disposés à voir la réalité en face. Tudor a commencé avec l’idée de développer les qualités des jeunes joueurs quels que soient les résultats mais il s’est progressivement adapté à une approche beaucoup plus pragmatique. Il a souvent changé de système de jeu, a constamment interverti les postes des joueurs tant et si bien que certains finirent par se retrouver perdus sur le terrain. De plus, Tudor commençait à se voir reprocher sa frilosité envers les jeunes talents comme Basic, Mikanovic, Mujan, Bencun, Maloku. Pire, il a commencé à chercher des joueurs expérimentés au dernier mercato d’hiver et a mis la pression à ses dirigeants pour obtenir le transfert de Nikola Zizic, défenseur central de 27 ans, évoluant au … NK Krka (Slovénie). Le refus de ses supérieurs, jugeant que des joueurs expérimentés comme Maloca, Milovic, Nizic faisaient l’affaire à ce poste, est considéré comme l’élément déclencheur de son départ. Le président Marin Brbic lui aurait également signifié que des jeunes défenseurs (Zvonimir Milic, Bosancic, Domej) attendaient toujours d’avoir leur chance.

Bien que les joueurs importants soient restés l’été dernier (seule la pépite Marko Pasalic est partie, transférée à Chelsea), l’Hajduk a stagné et a même régressé. Les bonnes performances se sont faites de plus en plus rares et l’âge moyen de l’équipe type de Tudor pour le printemps aurait eu 26 ans, Kouassi étant le plus jeune avec ses 21 ans.

Igor Tudor, Croatie, Hajduk, Footballski
Igor Tudor, la mine des mauvais jours @Source: Pixsell , Auteur:Tino Juric

La déception finale

Encore plus préoccupant, Tudor n’hésitait pas à critiquer publiquement ses propres joueurs, comme lors de cette déclaration humiliante : « Certains d’entre eux pourraient jouer dans une équipe de troisième division qu’on ne verrait même pas la différence ». Même s’il avait peut-être raison et que ces jeunes joueurs ne deviendront jamais des stars, les paroles n’ont pu qu’agir négativement sur eux et les décourager. Pendant son mandat, l’Hajduk n’a pas eu une politique sportive très claire, ce qui peut être imputable aux relations tendues entre l’entraîneur et les dirigeants (Goran Vucevic le directeur sportif et Marin Brbic le président). Tudor leur reproche de ne pas avoir obtenu les bons renforts, quand Brbic et Vucevic estiment que le coach n’a pas utilisé assez de jeunes joueurs. En attendant, ce manque de vision commune a porté préjudice au club qui doit rembourser une dette faramineuse. Ses jeunes joueurs n’ayant pas explosé, il était impossible de les vendre. Cet hiver, seuls Antonio Milic (20 ans, 500.000€) et Filip Bradaric (23 ans, 300.000€ à Rijeka) sont partis.

Mettons de côté le manque d’argent, le comportement des médias, extrêmement défavorable à l’Hajduk, et le système clientéliste du football croate. Ce n’est pas une nouvelle histoire sur les injustices et les dirigeants mafieux. Parti à l’assaut d’un nouveau modèle plein de zèle et d’enthousiasme, Igor Tudor aura perdu le fil de sa noble vision du début. L’Hajduk n’est pas encore prêt à retrouver une partie de sa beauté d’antan. Il faudra peut-être 20 ans de plus pour retrouver un nouvel Ajax-Hajduk. En quarts de finale de la Ligue des Champions, bien sûr…

Damien Goulagovitch

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.