Après un peu plus d’un quart de siècle d’indépendance, la petite Croatie a vu passer de nombreux exemples d’individus adulés jadis et rejetés aujourd’hui. Des héros de la vie de tous les jours, dont les noms étaient sur toutes les lèvres et sur tous les écrans pendant un moment, qui ont volé haut et sont tombés si bas.

Mais probablement personne n’était monté aussi haut dans le ciel et retombé aussi bas dans les abysses que Davor Šuker. L’ancienne star du pays, moquée et insultée dans un consensus national, est toujours président de la fédération mais ses jours sont comptés.

Une lutte d’influence perdue

Il y a un peu moins de deux mois, les médias croates venaient de sortir une nouvelle assez importante au sujet de la gouvernance du football national. Les membres du Comité Exécutif de la Fédération de Football Croate venaient de rejeter la proposition de Davor Šuker voulant renvoyer Nenad Gracan, coach des Espoirs, pour le remplacer par Goran Tomic, l’entraîneur du Lokomotiva Zagreb. Ce refus constitua un coup de massue terrible pour Šuker puisque les douze membres du Comité votèrent « non ». Selon ce qui est sorti de la réunion, Šuker n’avait consulté personne au préalable, et n’avait encore moins donné d’arguments valables en faveur du renvoi de Gracan.

Un style probablement copié sur celui de son mentor Zdravko Mamic. Cependant, la différence entre Zdravko Mamic et Davor Šuker est grande. Mamic a quelques qualités importantes : il a toujours été un énorme travailleur et connaissait parfaitement tout ce qu’il se passait dans le monde du football croate et ce qui le touchait de près ou de loin. Contrairement à Šuker, que peu de gens voient et entendent.

De plus, la façon de travailler de Mamic était beaucoup plus subtile. S’il décidait de renvoyer un Gracan, il préparait en amont le terrain au sein de la Fédération et s’assurait que sa proposition passe quitte à faire quelques concessions ici et là. Le problème de Šuker est qu’il n’a aucune confiance dans les membres de la Fédération et qu’il ne sait pas non plus comment préparer le terrain. Il ne s’y est en réalité jamais intéressé.

Davor Suker avec son ami Ante Cacic, réparateur de télévision et ex-coach de la sélection

Dans son combat, Šuker ne peut pas non plus compter sur le pouvoir politique actuel car il y est également indésirable. Et au comité exécutif de la Fédération siègent dix membres du HDZ (le parti politique au pouvoir) sur douze. Pour autant, le renvoi de Šuker n’est pas encore d’actualité, tant qu’il continuera à jouer son rôle de ministre du football en Europe et qu’il laissera les affaires intérieures et un pouvoir décisionnel réel entre les mains du bureau exécutif.

En plus de sa cote de popularité au niveau zéro parmi le peuple croate, Šuker a réussi à se mettre tout le gratin politique à dos.

La marque Šuker

Davor Šuker était sans aucun doute l’idole pour tous les enfants croates qui, particulièrement après la Coupe du Monde 1998, portaient son maillot et son fameux numéro 9 dans le dos. En plus de ses exploits en sélection, il a connu une incroyable carrière avec en point d’orgue ses 49 buts pour le Real Madrid. Le numéro 9 formé à Osijek avait un talent divin pour marquer des buts.

Cependant, avec sa popularité grandissante, il a commencé à montrer certaines facettes de sa personnalité, moins reluisantes que ses capacités devant le but.

Déjà, juste avant la Coupe du Monde en France, Šuker parlait de lui à la troisième personne lors d’une interview donnée au magazine « Nogomet ». A ce moment, Šuker n’avait pas beaucoup de temps de jeu au Real Madrid. Après avoir qualifié de « personnes envieuses et jalouses » les journalistes affirmant que l’équipe était formée de bonnes individualités mais sans collectif, Šuker a également parlé de la question de son statut et d’un possible changement de club :

« Oh, je m’en fiche. Il y aura toujours une offre. Tous les clubs dans lesquels j’ai joué jusqu’ici ne l’ont pas regretté. Šuker est une bonne opération pour les clubs dans lesquels il joue, puisque ces clubs brassent beaucoup d’argent lors de son transfert. »

On retrouvera ses déclarations à la troisième personne lors de son intronisation en tant que président de la fédération en 2010. « Davor Šuker est une marque », (une phrase qu’il répète souvent, ce qui lui vaut d’être ironiquement surnommé ‘La Marque’ par les Croates) d’une manière qui prête à confusion. Plus que lorsqu’il était joueur : à l’époque, ses « maladresses » de communication n’étaient vues que comme la conséquence du fait qu’il avait toujours négligé l’école.

Avec ce talent et ce pied magique qui ont bâti son image, personne ne lui demandait de trop réfléchir sauf au moment de tirer dans le but. Finalement, l’homme était plutôt discret. Peu de choses sortaient sur lui, mis à part ses courtes aventures avec des mannequins et son amour pour l’argent, qu’il a toujours placé en haut de sa liste des priorités. Lorsqu’un dirigeant de Séville l’approcha pendant la guerre à Ljubljana, voulant l’emmener à Séville en lui garantissant quatre millions de marks, Šuker refusa en en demandant cinq à une époque où le plus brillant des joueurs aurait sauté sur l’opportunité.

L’homme a toujours su se trouver en compagnie de ceux qui savaient comment gagner de l’argent. Il n’était pas étonnant de voir qu’il fréquentait les influents et les « noms » du Zagreb d’après-guerre, avec qui il est venu se recueillir sur la tombe d’Ante Pavelic, fondateur du parti fasciste croate oustachi allié à l’Allemagne nazie. Une photo ressortie lorsqu’il était candidat pour la présidence de la fédération, ne manquant pas de faire polémique.

Tout le monde sait pour quoi Davor Šuker se bat. Et je me suis toujours battu pour la Croatie. J’étais sur la tombe comme n’importe quel autre citoyen croate, j’ai pris une photo mais je ne l’ai pas gardée. Je sais que ce passé nous a pris quelque chose, mais j’étais jeune. Je suis allé là-bas comme d’autres vont à Berlin ou à Auschwitz.

Réponse de Davor Šuker à la polémique

Il n’était pas non plus surprenant de le voir figurer sur la liste du HDZ (le parti de droite de Tudjman) briguant un siège à la mairie de Zagreb. Pas étonnant enfin qu’il soit lié à l’économie souterraine touchant les paris sportifs, lui qui est notamment proche des infâmes frères Sapina. Sur la base des dossiers en possession de la cellule d’enquête du département sport de la chaîne de télévision allemande ARD, de nombreux contacts entre Ante Sapina et Davor Šuker seraient liés à des paris truqués sur des matches.

Selon l’ancien enquêteur, Davor Šuker aurait servi de prête-nom à Ante Sapina pour placer des paris.

Communiqué de la chaîne publique allemande ARD

La marionnette Šuker

Šuker était assez intelligent pour savoir que son talent avait une durée de vie limitée. Par le biais de sa célébrité, il savait aussi trouver les personnes qui pouvaient lui servir. En s’associant à Mamic, Šuker a trouvé la puissance suprême. Mamic et son clan avaient besoin de quelqu’un d’aussi confiant, sans scrupule et aussi obsédé qu’eux par l’argent et le statut. L’ancienne idole du pays était le candidat idéal à mettre en vitrine.

Pour y arriver, Mamic devait tout de même se débarrasser d’Igor Stimac qui était en concurrence avec Šuker pour le poste. Il attribue alors le poste de sélectionneur de l’équipe nationale à Stimac comme un lot de consolation. Ce dernier s’avère si incompétent et impopulaire qu’il est licencié avant la fin de la campagne de qualification pour la Coupe du Monde 2014. À la veille de son dernier match, qui s’est soldé par une défaite en Écosse, un sondage en ligne massivement partagé montrait que 97% des votants désiraient la destitution immédiate du coach. Šuker est alors bien en place, et plus personne n’entendra parler de Stimac. Une double victoire pour Mamic.

Grâce à l’ancienne star et son aura, le clan Mamic a eu la possibilité de se servir d’une idole de la nation comme paratonnerre afin de faire passer discrètement ses fantasmes sans scrupule. Toujours grâce à son pedigree, ils l’ont poussé vers le Bureau exécutif de l’UEFA. Inlassablement, Šuker sortait avec son sourire aimable, levant le pouce devant les appareils photos.

Credit : SOPTA/CROPIX/SIPA

Šuker n’a jamais trouvé problématique que son nom soit associé aux manœuvres douteuses de la fédération. Comme profiter de l’argent alloué par l’UEFA (afin de moderniser les infrastructures) pour faire des séminaires, pour déménager les locaux de la fédération dans le luxueux gratte-ciel Hilton, ou pour que l’équipe nationale dispute des matchs amicaux dans d’obscures contrées du monde plutôt qu’à domicile. Tandis que même les joueurs protestaient contre ces voyages fatigants, une clique d’accompagnateurs profitait d’un voyage gratuit en couple. Šuker lui disparaissait régulièrement ou était vu dans des casinos.

Son absence lors de moments clés était d’ailleurs souvent au centre des discussions. En novembre 2014, alors que 30 000 personnes manifestaient à Split pour protester contre la fédération et ses leaders, Šuker était en « déplacement professionnel ». En fait, il s’est avéré plus tard qu’il était à une soirée d’anniversaire de son ami Worawi Makudi, président de la Fédération thaïlandaise…

Après avoir épuisé sa dernière goutte de popularité acquise en tant que joueur, le pantin Šuker se retrouve poussé vers la sortie et laissé à lui-même. Grâce à sa marque, il poursuivra son chemin à l’UEFA. Mais en Croatie, Šuker a totalement épuisé son crédit. Il l’a gaspillé, préférant se prostituer à bas prix. Du statut d’idole, il est devenu la personnalité la plus ridicule et méprisée du pays.

Quel avenir pour la Fédération ?

Lorsque la Croatie a accédé à l’indépendance et que la Fédération a fui Belgrade, le football croate était considéré comme une question d’intérêt national pour promouvoir le jeune État dans le monde. Dès le début, les politiques s’en sont emparés. La tâche des dirigeants consistait à concilier les intérêts particuliers pour satisfaire les dessins politiques. En s’emparant de la Fédération et du Dinamo Zagreb, les politiques achetaient influence, arbitres et trophées. Le culte de l’équipe nationale prospérait alors que tout le football croate était soumis à la corruption et au clientélisme.

Puis, une série de causes – centralisation, politiques économiques nationales catastrophiques, adhésion à l’UE, crise et récession mondiales, football européen à plusieurs vitesses – a inévitablement épuisé le financement de clubs qui n’avaient rien fait jusqu’alors pour s’adapter. Dans le marais, c’est le plus grand crocodile qui a émergé : Zdravko Mamic. Tout en maintenant un soutien politique aux niveau local et national, Mamic a progressivement assujetti l’ensemble du système à ses propres intérêts commerciaux. Le fait qu’il ait pu survivre si longtemps – malgré toutes ses frasques publiques et des violations répétées de la loi – est éloquent mais désormais, Mamic est une histoire ancienne.

Au moment de sa chute, la présidente Kolinda Grabar-Kitarovic recevait le président de l’UEFA Aleksandr Ceferin (sans inviter Šuker) pour parler de la dépolitisation du football national et du manque de respect des lois, alors que le premier ministre Andrej Plenkovic déclarait : « Le football croate doit être nettoyé et tous ceux qui ne comprennent pas peuvent quitter le HDZ » .

C’en est trop pour Davor Šuker. Après avoir demandé pendant des mois et des années d’énormes fonds pour des projets tels que la construction d’un camp d’entraînement national et d’un stade national, citant (souvent) la Hongrie et son ami Viktor Orban, Šuker vit cette période comme une attaque personnelle et décide de partir quelques temps en Amérique. Une source de la fédération déclare en février 2017 : « Personne n’a vu Davor depuis Noël. Mais vraiment personne. On a l’impression qu’il a été blessé dans son ego et qu’il veut se retirer avant qu’il ne soit jeté à la porte. »

Désormais, la situation au sein de la Fédération est assez chaotique. Les membres aimeraient un retour à la situation d’avant la privatisation du football croate par Mamic et recréer une illusion d’unité nationale, tout en conservant leur place dans les listes du HDZ, en le rattachant à ses fondements. D’un autre côté, sous l’impulsion de l’UEFA, du gouvernement et de l’opinion publique, des élections et un semblant de démocratie devraient surgir.

Šuker, Mamic, Vrbanovic et consorts vont progressivement devenir les symboles d’une époque sombre et révolue. Mais ils ont tellement abîmé l’image du football croate (malgré les bons résultats) que le public ne se satisfera pas d’un simple retour en arrière. Les fans rêvent d’une réforme interne en profondeur et d’une disparition des politiques et de la mafia du football croate. Mais ce ne sera pas si simple…


Damien F

2 Comments

  1. Anonyme 11 octobre 2019 at 14 h 22 min

    Excellent article sur la chute de l’icône post indépendance.Un petit bémol cependant sur cette partie… »désormais, Mamic est une histoire ancienne » .Loin de là ,puisque ce criminel continue de diriger les choses en sous main depuis son exil bosnien .Bosnie dont il possède la nationalité et qui ne peut l’extrader en Croatie pour qu’il y purge sa peine .La preuve ? Son frère Zoran, condamné à 4 ans de prison dans le même dossier est revenu à Zagreb et occupe le poste de directeur sportif du Dinamo au lieu de moisir en prison .Les liens politiques des Mamic sont forts et plus que jamais d’actualité.Encore bravo pour l’article .

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    1. Damien F 11 octobre 2019 at 16 h 44 min

      Merci pour ton commentaire !

      Tu as bien fait de modérer ce que j’ai écrit sur Mamic, je n’étais pas au courant de ça ! Cela fera peut-être l’objet d’un futur article

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