Enfin, pas tout à fait… Laurențiu Ungureanu est journaliste pour le quotidien roumain Adevărul (La Vérité). Voilà un peu plus d’un an, il a eu la chance de pouvoir interviewer le grand et très rare Emerich Ienei. Un dialogue fleuve où l’entraîneur de la grande équipe de 1986 se livre comme il ne l’a peut-être jamais fait auparavant dans les médias. Sur sa jeunesse, ses origines, sa carrière et les avantages qu’elle lui a apportés, ses idées sur la gestion d’une équipe, sa nostalgie de la discipline, et surtout son attachement à la Roumanie.
C’est avec l’aimable autorisation de Laurențiu Ungureanu, que nous remercions vivement, que nous retranscrivons cette interview du roumain au français. Toute la traduction a été assurée par Pierre-Julien Pera pour Footballski.
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Vous avez grandi en Slovaquie.
Effectivement, dans l’ancienne Hongrie en fait. Mais l’endroit où nous étions est devenu l’actuelle Slovaquie après la Seconde Guerre mondiale.
Le problème est que mon père, qui avait fui l’armée roumaine, est entré dans l’armée hongroise. Il a été pris et ils l’ont emmené. Je n’ai plus eu de nouvelles de lui jusqu’en 1946.
Vous êtes pourtant né en Roumanie. Pourquoi ce départ ? Était-ce une chose normale à l’époque ?
Pendant la guerre, mon père a fui pour ne pas entrer dans l’Armée en Roumanie. Toute la famille s’est enfuie en Hongrie. J’avais quatre ans. Nous nous sommes installés à Lucenec, qui se trouve aujourd’hui en Slovaquie. Mon père a trouvé du travail dans une usine de la ville et nous restés là-bas jusqu’à la fin de la guerre. Le problème est que mon père, qui avait fui l’armée roumaine, est entré dans l’armée hongroise. Il a été pris et ils l’ont emmené. Je n’ai plus eu de nouvelles de lui jusqu’en 1946.
Que s’est-il passé?
Il avait combattu sur le front en Allemagne et fut emprisonné par les Russes en Autriche. Il a été libéré par les Anglais. Il est rentré à pied, en train et en charrette. La guerre était terminée, je n’avais aucune nouvelle de lui. Et un matin, il était à la maison quand on s’est réveillé. J’étais dans le jardin, dans un cerisier, quand un homme est apparu. Je le regardais mais je ne le reconnaissais pas, il était si maigre. Je ne l’ai reconnu qu’à sa voix, quand il m’a appelé.
Je jouais avec un ballon fait de chiffons et de vieux bas de ma mère.
Comment votre père vous appelait-il ?
Imi. Mais, pour revenir sur cette histoire, après que mon père est revenu, nous sommes allés à Arad, où mon grand-père habitait. J’ai poursuivi l’école, parce que j’étais déjà en CP. C’est là que j’ai découvert le football. Il y avait un terrain vague juste à côté d’une église catholique. J’y passais toutes mes journées, je jouais avec des enfants de mon âge, 7-8 ans. Mon père a vu que j’aimais beaucoup le football, alors il m’a acheté mon premier ballon. Je jouais avec un ballon fait de chiffons et de vieux bas de ma mère. Rendez-vous compte de l’événement que ça a été pour moi quand j’ai vu mon premier vrai ballon ! J’étais tellement fier ! Et quand le jeu prenait une tournure qui ne me plaisait pas, je prenais mon ballon et je rentrais chez moi.
C’était une autre discipline, une autre éducation. C’est ce que je reproche aux joueurs d’aujourd’hui.
Vous étiez colérique? Susceptible ?
Ça pouvait arriver (rires) ! Quand j’avais neuf ans, des scouts sont venus. Enfin, si on peut dire, parce qu’on ne les appelait pas comme ça à l’époque. Ils ont pris trois gamins du terrain vague, dont moi, et ils nous ont amenés à l’UTA (ndt : l’UTA Arad, l’un des clubs majeurs de l’histoire du football roumain). Pardon, ça s’appelait Flamura Roșie à cette époque.
Comment c’était pour un enfant d’être « institutionnalisé » de la sorte ? Ce n’était pas trop dur d’être obligé de respecter les règles, d’être ponctuel aux entraînements ?
Pas du tout. C’était une autre discipline, une autre éducation. C’est ce que je reproche aux joueurs d’aujourd’hui, même si la Roumanie est pleine d’enfants talentueux. Ils ne réussissent pas à mûrir. Ils ne font que se tirer vers le bas, eux comme les équipes pour lesquelles ils jouent. Et ça, ça arrive parce que dans les centres de formation, les entraîneurs se satisfont de la partie sportive, sans se soucier de l’éducation.
Revenons à l’époque où vous vous êtes mis au football. C’était une période très complexe d’un point de vue politique. Le nouveau régime communiste venait à peine de prendre le pouvoir. Vous avez des souvenirs de ce que disaient les parents des enfants autour de vous ? La politique était-elle un sujet de discussion ?
Non. Ou alors je ne m’en souviens pas. Au contraire, tout le monde était ravi que la guerre soit terminée et espérait une vie meilleure. Ca ne s’est pas passé ainsi… Quoi qu’il en soit, je n’étais pour ma part pas vraiment exposé aux difficultés du quotidien en tant que jeune footballeur. Nous avions par exemple un repas gratuit à midi, qui était mis à disposition par le club.
Ca ressemblait aux menus spéciaux que mangent les sportifs d’aujourd’hui ?
Non, non. Aujourd’hui, il y a des nutritionnistes, des personnes engagées uniquement pour calculer et vérifier la quantité de calories pour que chaque joueur puisse fournir l’effort nécessaire. Nous, nous mangions de tout à l’époque. Je n’y faisais pas très attention. Pour moi, l’important était de m’entraîner et de jouer. Petit à petit, j’ai déménagé vers le centre-ville, parce que j’habitais jusque-là en périphérie d’Arad, et je suis passé junior. Je venais en tramway, je descendais au stade, je m’entraînais, je prenais le tramway et j’allais à l’école.
A quel âge êtes-vous passé en équipe première ?
A seize ans et demi. Je suis arrivé parmi de grands noms : József Pecsovszky, Dumitrescu III, Mercea. J’ai joué mon premier match à Timişoara, contre le CFR (ndt : le CFR Timişoara, à ne pas confondre avec le CFR Cluj). On a fait 1-1. J’ai été convoqué en équipe nationale junior. J’ai terminé le lycée et je voulais devenir avocat. Bon, je ne savais pas trop ce que ça donnait, mais, sur ce que j’en avais entendu, c’était ce que je voulais faire.
De ce que vous en aviez entendu ?
Oui, mais bon, ça ne s’est pas fait. Entre temps, on m’a voulu à Timişoara. Il y avait des conditions incroyables là-bas, comme peu d’équipes en avaient en Roumanie, à part peut-être les deux grandes de Bucarest, qui étaient toutes deux soutenues par des ministères. Et finalement le CCA (ndt : l’ancêtre du Steaua Bucarest) est arrivé. Un vrai recrutement ! Le Dinamo aussi a voulu me prendre, mais un accord existait entre le Dinamo et le Steaua à cette époque : lorsque des jeunes sportifs étaient recrutés, ils étaient répartis entre les deux clubs. Et le Steaua avait la priorité sur les footballeurs cette année-là.
Ils vous ont quasiment séquestré…
On peut dire ça oui. Au départ, je suis allé discuter avec le Dinamo. Je suis rentré chez moi, à Arad, convaincu que j’allais partir au Dinamo, et ils m’ont appelé au Recrutement (ndt : l’équivalent du service militaire). J’ai été envoyé dans une unité militaire de Craiova, où il y avait d’autres sportifs d’autres disciplines – boxe, lutte… – recrutés la même année.
Avez-vous eu une véritable formation militaire ?
Ne m’en parlez pas. C’était horrible. Deux mois intenses, avec une vraie formation, avec masque à gaz… Je voulais me laver les dents, et le temps que je mette le dentifrice sur la brosse et que je me penche au-dessus du lavabo, le tube avait disparu. Mais la discipline militaire m’a appris quelque chose d’essentiel. Quand je suis arrivé au final à Bucarest, j’avais une sacoche, pas une valise. Et quand je voyais un officier, je jetais tout par terre et je saluais. J’avais une telle peur de l’armée…
Comment pouvait se sentir un footballeur encore adolescent directement « téléporté » dans la grande équipe du CCA ?
Il y avait des joueurs terribles là-bas. J’étais un adolescent, c’est vrai. C’était difficile au début, il faut s’accommoder à leur manière de faire. J’ai eu la chance que plusieurs d’entre eux m’ont vu comme un gamin isolé, venu de province, et qu’ils m’ont bien aimé. Je les ai remerciés par ma discipline, ma correction, même si ce n’était pas mon objectif. Je n’essayais de n’aider que moi-même, pour devenir titulaire.
Et c’est arrivé quand ?
Oh, j’ai joué les six premiers mois avec la réserve. Puis j’ai eu une chance fantastique. Je suis allé en stage de préparation et Ştefan Onisie s’est blessé. L’entraîneur Ilie Savu m’a appelé. Et j’ai joué mon tout premier match en tant que titulaire contre Arad, mon ancienne équipe.
Je leur disais : « Passez-leur dessus comme les tanks soviétiques sont passés sur la Roumanie. »
Comment les supporters vous ont-ils accueilli?
Les supporters d’Arad m’aimaient beaucoup, peut-être parce que je jouais déjà en équipe première à seize ans. Ils m’ont applaudi au début, mais m’ont aussi sifflé pendant le match. Normal. On a fait 1-1. Mais dans ce match, Tiberiu Bone a fait une très grosse faute. L’arbitre ne l’a pas expulsé mais il a été suspendu. Ce qui fait que même si Onisie est revenu, je suis resté titulaire, à la place de Bone. Une chance incroyable !
Il existe aujourd’hui des films de motivation, que les entraîneurs montrent aux joueurs dans les vestiaires. En tant qu’entraîneur, avez-vous utilisé de telles méthodes, disons inhabituelles ?
Non. Je connais un paquet d’entraîneurs qui se servaient de dizaines de cassettes, avec le jeu de chaque joueur disséqué, pour que leurs joueurs sachent tout sur leurs adversaires. Moi j’abordais les choses d’une autre manière. Les joueurs de football ont une mémoire d’éléphant. Demandez à un joueur ce qu’il s’est passé à la 28e minute de je ne sais quel match, il vous répondra. C’est pour ça que je ne leur donnais que le strict nécessaire, sans les surcharger. On ne peut pas parler pendant deux heures, ce n’est pas bon. Il faut préparer le match toute la semaine. Quand je leur parlais, je leur disais : « Ne pensez pas que vous jouez pour le club ou l’équipe nationale, » même si c’est évidemment très important. « Essayez de bien jouer pour vous et vos familles. D’être au top. » J’ai suivi cet exemple : si tu joues contre Barcelone, qu’est-ce qu’il peut bien t’arriver de pire que d’être battu ? L’objectif de chaque joueur doit être d’oublier la peur et d’essayer de jouer à son meilleur niveau, au maximum de ses capacités.
Donnez-nous quelques exemples d’indications tactiques que vous avez utilisées au fil du temps.
Je leur disais de presser dès la première minute. Je leur disais : « Passez-leur dessus comme les tanks soviétiques sont passés sur la Roumanie » (rires). C’était un fantastique moyen de les mobiliser. Les jeunes d’aujourd’hui ne savent pas ce que c’est. Mais à cette époque, quand j’entraînais le Steaua, on sortait dans les couloirs de Ghencea avant le match, et il y avait déjà 2-0 pour nous. Il faut profiter de ces moyens de motivation, mais sans exagérer.
A propos de tanks soviétiques… Vous étiez sportif de haut niveau, vous n’aviez théoriquement pas de contact direct avec l’autre Roumanie, celle des prisons, des procès politiques… Vous en saviez quelque chose ?
Non, pas grand-chose. On en parlait peu, et de ce qu’il se disait, peu arrivait jusqu’à moi. Même durant ma jeunesse, à l’époque des procès de type staliniens. En revanche, j’ai vu quelque chose qui m’a impressionné. En 1958, en RDA, j’ai vu des villes en ruines, complètement détruites. Et quand je suis revenu à Dresde il y a peu, j’ai vu une merveille de ville, entièrement reconstruite. Les gens travaillaient gratuitement pour reconstruire leur propre ville.
Je sais que vous êtes allé à Tokyo en 1964. Ça a été un choc culturel ?
Oui, bien sûr ! Les Japonais viennent d’un autre monde. Nous, nous restions au village olympique, d’où nous ne sortions que pour nous entraîner, en bus.
Mais je suis citoyen roumain moi. D’ethnie hongroise certes, mais je suis un citoyen roumain et j’en suis fier.
Vous n’avez pas pensé à rester là-bas, à Tokyo, pour jouer au football ?
Non, les joueurs ne pensaient pas comme ça à l’époque. De la génération qui a suivi la mienne, le premier à partir à l’étranger a été Marcel Răducanu, que j’ai eu comme joueur. On a dit qu’il avait vendu un match, et le ministre de l’époque a dit qu’il allait avoir des soucis. Il a eu peur et est resté en Allemagne. Il y a eu Viorel Năstase aussi, qui est parti de chez nous, du Steaua, en Italie.
Mais vous, même si vous voyagiez, vous n’avez jamais pensé à rester à l’étranger ?
Non. Je tenais trop à ma famille et j’étais aussi peut-être trop sentimental envers mes amis. Je suis parti bien sûr, en Turquie en 1969, quand j’étais plus âgé. J’ai été aussi en Grèce et en Hongrie, normal, en tant que sélectionneur. Quelqu’un m’a demandé, de manière tendancieuse je pense, un 1er décembre (ndt : jour de fête nationale en Roumanie) : « Le 1er décembre, vous le fêtez comment ? » Je lui ai dit : « Comme tous les citoyens roumains. » Le journaliste qui m’avait posé la question a insisté : « Mais vous n’êtes pas… ? » Mais je suis citoyen roumain moi. D’ethnie hongroise certes, mais je suis un citoyen roumain et j’en suis fier. J’aimerais vivre bien ici, chez moi, dans mon pays. Je ne veux pas partir à l’étranger, je veux que les choses s’améliorent ici, mais je ne vois que peu de chances que ça arrive, malheureusement.
Vous parliez hongrois en famille?
Oui.
« Si vous me parlez en particulier, je vous parlerai en hongrois, mais officiellement, je fais partie d’une équipe roumaine, donc je ne vous parlerai pas en hongrois. »
Et quand avez-vous appris le roumain?
A peu près en même temps. J’ai appris le hongrois puis le roumain. J’ai fait l’université en roumain, mais le lycée en hongrois.
Et vous ne les mélangiez jamais?
Ca arrive, mais pas souvent. J’ai une histoire intéressante à ce sujet. Quand je suis parti jouer avec le Steaua face au Honved Budapest en Coupe d’Europe des Clubs champions, les Hongrois savaient évidemment que j’étais magyare et à la descente de l’avion, tous les journalistes ont commencé à me parler en hongrois. Je leur ai dit : « Si vous me parlez en particulier, je vous parlerai en hongrois, mais officiellement, je fais partie d’une équipe roumaine, donc je ne vous parlerai pas en hongrois. » Quand la conférence de presse est terminée oui, mais en conférence de presse, je ne parle pas en hongrois. J’avais donc un traducteur en conférence de presse. Il est même arrivé qu’il se trompe et que je le corrige !
Comment avez-vous réussi à partir en Turquie en 1969 ? Vous n’avez pas eu de problème avec le régime ?
Une porte s’est entrouverte et le camarade Ceauşescu a donné son accord. Les frères Nunweiller ont été les premiers à partir, eux aussi en Turquie. Gheorghe Constantin est ensuite parti avec moi, puis Ion Pârcălab et Florea Voinea sont partis en France (ndt : au Nîmes Olympique). Ils sont partis plus facilement que nous. Les clubs laissaient partir les joueurs plus âgés. C’est-à-dire ceux qui voulaient s’échapper. (rires)
Vous vous êtes adapté en Turquie ? Vous aviez une prime de victoire de 100 dollars. Ça représentait beaucoup d’argent à l’époque ?
Bien sûr, c’était très bien. On pouvait s’acheter deux-trois vêtements en cuir. Et moi, je suis revenu au pays avec une voiture. Une Fiat 125. Je l’avais commandée en Italie par l’intermédiaire de notre ambassade en Turquie.
Vous deviez en faire tourner des têtes à Bucarest avec une telle voiture à cette époque.
Oui, oui, c’est vrai. Vous pouvez le dire.
Lorsque vous êtes revenu de Turquie en 1971, vous êtes devenu entraîneur de l’équipe junior du Steaua.
Oui, peut-être que j’ai cru que j’allais avoir du succès comme entraîneur. Le regretté Gică Popescu était l’entraîneur et le directeur technique du Steaua. C’est lui qui m’a proposé un groupe de juniors, où jouaient Marcel Răducanu, Vasile Aelenei et beaucoup d’autres qui ont eu de belles carrières. Ensuite, Titi Teaşcă est devenu entraîneur principal et il m’a demandé d’être son adjoint. J’ai été son second pendant un an, mais il s’est brouillé avec la direction et on m’a promu entraîneur de l’équipe première.
Comment se sont passés vos départs du Steaua ? Vous avez quitté le poste deux fois…
Oui, j’ai quitté le poste parce qu’on avait perdu le championnat à la différence de buts. On m’a libéré de mes fonctions, et comme j’étais officier… Ca a été un calvaire, parce que Gheorghe Constantin et moi avions fait l’armée ensemble et nous n’avions pas voulu être faits officiers, nous étions restés civils. Nous avions dit que nous resterions au Steaua, mais comme engagés civils. Et un an après, en parlant avec lui, nous nous sommes aperçus que nos réservistes, des capitaines, gagnaient le double de notre salaire. Nous sommes alors allés voir nos dirigeants, qui nous ont faits officiers.
« Pourquoi a-t-il fallu que vous les battiez en 120 minutes et pas en 90, ça aurait été moins fatigant ! » – Ceauşescu à Ienei
Il y a eu des règlements de compte?
Non, c’était simple : « Tu es remplacé. » Quand j’ai entraîné le CS Târgovişte, le premier secrétaire local a évidemment parlé avec le ministre et m’a demandé de m’installer en Dâmboviţa. Mais j’étais officier et payé par l’Armée. Et la seconde fois que j’ai quitté le Steaua, je suis parti à Oradea entraîner le FC Bihor. Et j’y suis resté. Comme je suis d’Arad et ma femme de Cluj, nous avons choisi Oradea pour être à peu près au milieu.
On raconte que quand vous êtes revenu d’Espagne en 1986, Ceauşescu vous a reproché de ne n’avoir gagné qu’après les prolongations.
Non. Nous avons gagné le match le 7 mai, et le 12 nous étions invités au Palais Royal, où Ceauşescu et tous les ministres étaient présents pour nous récompenser. Il nous a donné un diplôme de Héros du Travail socialiste ou quelque chose comme ça, je l’ai à la maison, puis on a ouvert quelques bouteilles de champagne. Et Ceauşescu me dit : « Camarade Ienei, félicitations, et l’an prochain, vous gagnez le championnat, la Coupe de Roumanie et la Coupe d’Europe des Clubs champions. » Je lui dis « Nous allons essayer. » Il répond : « Mais je dois vous faire une remarque. » « Dites-moi. » « Pourquoi a-t-il fallu que vous les battiez en 120 minutes et pas en 90, ça aurait été moins fatigant ! » (rires)
Était-ce la première fois que vous le rencontriez ?
Nous nous étions déjà rencontrés quand j’étais joueur, au Steaua. Nous étions en stage à Săftica, et lui passait par là et était venu nous voir. Nous avons tous été présentés, et il y en avait un dans l’équipe qui bégayait un peu. Ceauşescu bégayait un peu aussi vous savez. Quand il est arrivé en face de lui, le gars lui dit : « Euhhhhh, li-eu-te-nant. » Ceauşescu l’a regardé et est parti immédiatement.
Il a cru qu’il se moquait de lui.
Oui (rires). Le gars était lieutenant, mais il était aussi ému. Je l’ai vu une autre fois, quand il nous a invités à un repas à Băneasa, avec toute l’équipe. J’étais joueur là aussi. Nous avions gagné le championnat et lui était avec sa dame. J’étais encore un jeune moi, je venais à peine d’arriver. Il y avait aussi Ilie Ceauşescu (ndt : le frère de Nicolae), qui s’est ensuite longtemps occupé de l’équipe et qui était un homme très… il vaut mieux que je ne le dise pas…
Il était si mauvais ?
J’ai eu une discussion avec lui. On venait de faire match nul à Iaşi mais nous étions déjà titrés champions. Il nous a appelés : « Comment a été le match ? » « Bon, on pouvait gagner mais on aurait pu perdre aussi. » Piţurcă avait raté un penalty en tirant sur le poteau. Et il dit : « Oui, Monsieur Ienei, vous lui avez appris à tirer sur le poteau à Piţurcă. » J’ai souri et je lui ai dit : « Vous n’avez rien d’autre à faire que nous mettre dehors Iordănescu et moi ? » « Tu n’as pas honte ? » m’a-t-il répondu. Puis il m’a dit de tout. Plus tard, le Ministre Olteanu, avec qui j’avais une très bonne relation, m’a appelé et m’a dit : « Ne t’engueule plus avec lui. » Une fois, nous avons joué et perdu 3-2 à Bacău après avoir mené 0-2. Balint a même raté un penalty. Nous avons fait l’aller-retour avec un avion de l’Armée, et le lendemain il nous a tous appelés : entraîneurs, secrétaire du Parti, chef du club et Ion Alecsandrescu, qui était le directeur de l’équipe. « Qu’est-ce que vous m’avez fait ! » nous a-t-il dit. « J’aurais préféré que l’avion tombe avec vous, que je n’aie plus à vous voir ! » Nous étions cinq et il a ajouté : « Vous deux, je vous envoie à la mine, vous deux à l’irrigation, et toi, Alecsandrescu, je te fous en… » (rires) C’était comme ça.
J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas reçu de médaille lors de la cérémonie en 1986.
Parce que les joueurs se sont dépêchés, puis les masseurs, et quand je suis arrivé il n’en restait plus. Je ne pouvais pas la prendre à un masseur. J’ai dit : « Ce n’est pas grave. » Mais quand on a fêté les 20 ans de la victoire, les journalistes de ProSport ont fait quelque chose d’extraordinaire. Ils ont demandé sa médaille à Balint, ont fait faire une copie et m’ont invité pour me l’offrir. Je les en remercie profondément, de tout mon cœur.
C’était dur d’être un sportif sous le communisme. C’est plus facile aujourd’hui, c’est mieux, mais la discipline d’autrefois me manque.
Qu’avez-vous fait lors de la Révolution ?
Le dernier avion qui a décollé de Bucarest le 21 décembre 1989 était un Bucarest-Oradea. J’étais dedans. La folie a débuté juste après. Je suis arrivé à Oradea et je suis allé en ville avec des amis. Nous sommes allés chez l’un d’eux, nous avons bu un verre de vin et quand nous sommes sortis, trois camions ont déboulé. On a eu peur, on s’est jeté sur le ventre et on est resté comme ça.
Mais vous avez cru en cette Révolution de 1989 ?
D’un point de vue sportif, c’est peut-être mieux comme ça. Mais, et c’est un point de vue purement personnel, je crois que les sportifs n’ont plus le même désir fou de performance. Ils gagnent de l’argent et sortent plus facilement maintenant. De mon temps, sous le communisme, on ne pouvait pas sortir du pays, il fallait tout faire pour voir d’autres pays. C’était dur d’être un sportif sous le communisme. C’est plus facile aujourd’hui, c’est mieux, mais la discipline d’autrefois me manque.
Avez-vous senti un quelconque changement dans l’autorité du sélectionneur d’une équipe nationale entre votre mandat du début des années 1990 et celui de la décennie suivante ?
Cela ne dépend plus du sélectionneur. Ca dépend de l’homme. Pour réussir, un entraîneur doit savoir comment parler aux joueurs. L’entraîneur et les joueurs ont un même but : la victoire. Ce qu’il faut faire, c’est montrer à chaque joueur comment y parvenir. Les sportifs ne doivent pas faire d’excès, même lors des jours de repos, ne rien faire qui puisse nuire à leur préparation. Et dans la génération 86, j’ai eu des joueurs « forts. » Mais, contrairement à ceux d’aujourd’hui, quand ils entraient sur le terrain, ils mettaient la tête sous les crampons de leurs adversaires s’ils pensaient qu’il fallait le faire. Je pouvais voir à leur pâleur qu’ils avaient fait quelque chose la veille. Je les envoyais au sauna et au massage. Ils me disaient : « Imi, regardez, je suis allé avec ces deux-là et ils ont bu beaucoup plus que moi. » « Oui, mais ils transpirent à l’entraînement, pas comme toi. » Il faut connaître ses joueurs, savoir quand quelque chose ne va pas. Si tu sais être proche d’eux, suffisamment proche mais suffisamment distant, tu peux obtenir des résultats. Il faut savoir écouter leurs arguments, se rendre compte quand l’un ou l’autre a raison. Quand j’étais à table avec les joueurs, je me mettais de manière à pouvoir tous les regarder dans les yeux. Et quand ils me demandaient pourquoi je faisais ça, je leur répondais seulement : « Pour que tu croies en ma folie. »
Traduit par Pierre-Julien Pera, avec un grand merci à Laurențiu Ungureanu.
Image à la Une: © ProSport
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Article 3 : Semaine Spéciale Steaua 86 : La naissance d’une équipe de légende (Partie 2)
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