Avant une double rencontre européenne face à l’OGC Nice dans le cadre de cette merveilleuse compétition qu’est la Ligue Europa, nous vous proposons une semaine spéciale sur le Lokomotiv Moscou, qui, comme son nom le laisse deviner, le Lokomotiv Moscou entretient des relations très étroites avec les RJD, l’équivalent russe de la SNCF. Pour ce premier numéro, retour sur un partenariat qui, aujourd’hui encore, revêt une importance majeure pour le club moscovite.


Le 6 août 2017, à l’occasion de la journée des cheminots, le stade du Lokomotiv Moscou était rebaptisé « RJD Arena », en hommage au sponsor et propriétaire du club, les Rossiïskie Jeleznye Dorogui (RJD, « Chemins de fer russe »). Le président du club, Ilia Gerkous, en profitait pour rappeler les relations qui unissent les deux structures depuis l’époque de l’URSS :

« Nous voulons souligner le lien unique et indissoluble qui existe entre la SA « RJD » et le club de football « Lokomotiv ». Tandis que le club fête ses 95 ans, nous nous souvenons que ce sont les cheminots qui sont à l’origine de cette équipe. Nous reconnaissons leur contribution aux glorieuses victoires du « Lokomotiv ». Enfin, nous les remercions pour le stade, car cette réussite est aussi la leur. »

Habile discours de politique, qui veut voir un « lien indissoluble » dans un partenariat critiqué jusque dans les hautes sphères de l’État russe, et qui fait passer pour un simple geste de reconnaissance une entourloupe au fair-play financier. Quand les représentants de l’UEFA viendront poser des questions sur la généreuse enveloppe annuelle allouée par les RJD au Lokomotiv, Ilia Gerkous, tout sourire, pourra utiliser le naming du stade pour se justifier. Tout est bon pour conserver la poule aux œufs d’or, car sans son puissant sponsor, une anomalie comme le Lokomotiv aurait bien du mal à survivre dans le football d’aujourd’hui.

La naissance d’un partenariat

Depuis peu, la date de naissance du Lokomotiv a été reculée jusqu’en 1922, année où les cheminots du tronçon Moscou-Kazan se sont réunis pour jouer au football dans le championnat de Moscou. En réalité, l’association omnisport « Lokomotiv », elle, n’a été créée qu’en 1936, avec l’appui du commissariat du peuple aux Voies de communication (NKPS). A la tête de ce ministère des Transports avant l’heure se trouvait un proche de Staline, Lazar Kaganovitch, qui n’hésitait pas à peser de tout son poids dans les luttes d’influence qui agitaient le sport soviétique. Un seul exemple : lors de la première édition de la Coupe d’URSS, le Lokomotiv remporte la finale contre le Dinamo Tbilissi, mais la Fédération annonce que la véritable finale se jouera contre le Dinamo Moscou, qui n’avait pas pu participer aux premiers stades de la compétition en raison d’une tournée à l’étranger. Kaganovich s’engage alors dans un bras de fer avec Iejov, le redouté commissaire du peuple aux Affaires intérieures (NKVD), afin que ses protégés conservent leur titre. La Fédération finit par lui donner raison, et le trophée revient aux cheminots.

Dans les années 30, le Lokomotiv fait son entrée sous les portraits de Kaganovitch et Staline – ©lokomotiv.info

Une péripétie très banale, en somme, dans le monde du sport soviétique. L’association « Lokomotiv » est organisée de la même manière que les autres : « Dinamo », « Krylia Sovetov », « Torpedo », « SKA »… Placée sous l’égide d’un commissariat du peuple, puis d’un ministère, elle couvre tous les sports admis en Union soviétique, dans une multitude de villes. Les sportifs sont de faux amateurs : des contrats de complaisance dans les entreprises du NKPS leur permettent de se consacrer à la compétition et de bénéficier d’avantages en nature inaccessibles au citoyen lambda. Les moyens de l’association sportive dépendent totalement du prestige de sa structure de tutelle, qui dépend à son tour de l’influence de son chef dans les premiers cercles du pouvoir. Ainsi, la chute de Kaganovitch en 1957 ne fait pas vraiment les affaires du Lokomotiv, d’autant que depuis 1948, c’est Boris Bechtchev qui est à la tête du ministère des Voies de communication (MPS). Pure technocrate, il ne fait pas partie des politiques de premier plan en URSS, et se concentre logiquement sur la reconstruction du réseau ferré sinistré après la guerre. C’est une constante dans l’histoire du Lokomotiv : quand le ministère des Transports ou son équivalent décide de se consacrer à sa mission première, le club de football en pâtit.

La chute de l’URSS : catastrophe ou aubaine pour le Lokomotiv ?

Bechtchev reste ministre des Transports jusqu’en 1977, et ses successeurs jusqu’en 1991 ne font pas non plus preuve d’un enthousiasme débordant pour le Lokomotiv. Le club fait l’ascenseur entre l’élite et la deuxième division, sans parvenir à remporter de nouveaux trophées, ce qui lui vaut le surnom de « cinquième roue du carrosse moscovite ». Quand survient la chute de l’URSS, la mort du Lokomotiv paraît inéluctable : qui, à l’heure de l’économie de marché triomphante, voudra financer ce club moribond ? Le ministère des Voies de communication a certainement d’autres chats à fouetter. La survie du Loko repose désormais sur le tandem Filatov-Syomin, respectivement président et entraîneur des cheminots. Filatov se démène pour obtenir des financements du nouveau ministre, Guennadi Fadeïev, qui les lui octroie au compte-goutte. Cela ne suffit pas, il faut désormais obtenir le soutien de sponsors privés.

Le duo Filatov – Syomin – © sport-express.ru

Ces nouveaux mécènes ne sont pas toujours irréprochables. Le stade se trouve à quelques encablures du marché Tcherkizovski, où les nouveaux entrepreneurs vendent toute sortes de babioles sans trop se soucier de la loi. Les bandes ont infiltré la place, et rognent progressivement sur le territoire du stade. La direction du club doit composer avec les nouveaux venus, en retire parfois quelques financements, mais surtout beaucoup d’ennuis. Dans son livre Le Lokomotiv que nous avons perdu, le journaliste Igor Rabiner cite cette anecdote de Vyatcheslav Koloskov, ancien président de la Fédération : « Une fois, le Dynamo jouait à domicile contre les cheminots. L’un des « mécènes » du Loko, mécontent de l’arbitrage, s’est introduit à la pause dans le vestiaire des arbitres, a sorti son pistolet sans trop s’inquiéter et a commencé à dire aux arbitres pour qui ils devaient siffler en seconde période. » Le problème, c’est que les dirigeants du Dynamo, eux, n’avaient pas perdu leur bonne relation avec la police, et ont fait en sorte que l’individu en question soit éloigné des terrains de football pour un bon moment.

Parfois, l’argent se fait tellement rare que Filatov et Syomin mettent eux-mêmes la main à la poche pour payer les salaires et les frais de fonctionnement. La situation s’améliore progressivement au fil des années 1990, à mesure que le ministère encaisse le choc de la transition économique. En 1997, le vent tourne de nouveau en faveur du Lokomotiv. Un proche de Boris Eltsine, Nikolaï Aksionenko, est nommé à la tête des Chemins de fer, et peu à peu, il commence à s’intéresser au club. Le centre d’entraînement est rénové, Filatov obtient un budget transfert et un projet de reconstruction du stade est lancé.

Nikolaï Aksionenko, un ministre dispendieux – © academ.info

Aksionenko se prend vite au jeu. Dans les couloirs du ministère, on se renseigne sur les résultats du Loko, car on sait qu’en cas de défaite, le chef se déchaîne le lundi matin en réunion. Comme à l’époque de Kaganovitch, le club sert de vitrine aux ambitions d’un homme politique. En 1999, Aksionenko est à deux doigts de devenir Premier ministre, mais on le renvoie finalement dans son ministère. C’est Vladimir Poutine qui finit par accéder au poste, puis qui devient président à la mort d’Eltsine.

L’ère Yakounine

Le nouveau chef de l’État, dès le lendemain de l’élection, s’attache à consolider son pouvoir, et Aksionenko est l’un des premiers dans la ligne de mire. En 2001, le procureur général commence à s’intéresser de très près aux finances du ministère des Voies de communication, et la Cour des comptes critique durement sa gestion. On parle de 400 millions d’euros de pertes. Aksionenko, tombé en disgrâce, démissionne en janvier 2002. Du même coup, le Lokomotiv Moscou perd son principal soutien au sommet de l’État, et la construction de son nouveau stade se trouve compromise. La direction du club parvient néanmoins à mener le chantier à terme, et la nouvelle enceinte est inaugurée en 2002 après deux ans de travaux.

Parallèlement, un vent de changement souffle au ministère. En 2003, la société anonyme « Rossiïskie Jeleznye Dorogui » (RJD) est créée, avec l’État pour unique actionnaire. Le ministère des Voies de communication, renommé ministère des Transports, n’a plus qu’un rôle de coordinateur. Tous ses actifs sont transmis aux RJD, y compris les clubs de sport. En 2005, Vladimir Yakounine, un proche de Poutine, devient président de la compagnie. Les changements se répercutent dans le quotidien du Lokomotiv : Filatov, le président historique du club, est poussé vers la sortie malgré ses bons résultats : deux titres de champions de Russie en 2002 et 2004. Sergueï Lipatov, un homme de confiance de Yakounine, prend les manettes du conseil de direction, et l’argent commence à couler à flots… sans grands résultats sportifs.

Nombreux alors sont ceux qui s’interrogent sur les investissements des RJD dans le Lokomotiv. Sur le web russe, la même réflexion surgit à chaque fois que les Cheminots dépensent des millions sur un joueur de football : « Le prix des billets de train va encore augmenter ! ». Les communicants de la compagnie de chemins de fer ont beau multiplier les prouesses rhétoriques pour prouver le contraire, le citoyen lambda en ressort avec l’impression de se faire rouler dans la farine. Imaginez un seul instant que la SNCF rogne sur ses investissement stratégiques pour financer un club de Ligue 1 avec l’argent du contribuable !

C’est encore Vladimir Yakounine, qui, en 2010, confie les rênes du club à Olga Smorodskaïa. Dès son arrivée, elle entre en conflit avec Yuri Syomin, qui en est à son troisième passage sur le banc du club. L’entraîneur historique est bien vite limogé, et avec lui une bonne partie des collaborateurs qui ont fait le succès du club au début des années 2000. Pour ne rien arranger, les supporters prennent en grippe la nouvelle présidente, qui répond par des déclarations belliqueuses et maladroites dans la presse russe. Les résultats, là encore, ne suivent pas. Les investissements sont pourtant de taille, notamment à l’été 2013, où Marek Boussoufa et Lassana Diarra sont recrutés pour 27 millions d’euros. L’affaire tourne au fiasco, puisque les deux joueurs sont écartés du onze après seulement une saison au club.

Nouvelle révolution de palais à l’été 2015

Une fois de plus, il faut attendre que le vent tourne au sommet pour que la gabegie cesse au sein du club. En août 2015, Vladimir Yakounine cède son poste à la tête des RJD, de sa propre volonté disent certains, mis à la porte pour faire place nette murmurent d’autres. Le jeu de dominos peut commencer : Beloziorov est nommé à la tête de l’entreprise d’État, puis un an plus tard, à l’été 2016, Olga Smorodskaïa est remplacée par Ilia Gerkous à la présidence du Lokomotiv Moscou et enfin Yuri Syomin fait son retour sur le banc au détriment de son ex-protégé Igor Tcherevtchenko. En l’espace d’un été, c’est toute la structure dirigeante du club de foot qui est chamboulée pour refléter le changement à la tête des RJD…

Dans le même temps, le club fait parler de lui dans les coulisses de l’État. Le Service fédéral anti-monopole fait savoir aux RJD qu’il serait temps de se séparer de leurs actifs non-stratégiques, au premier rang desquels leurs multiples clubs de sport professionnels. Le premier ministre, Dimitri Medvedev, tape lui aussi du poing sur la table. En plus du Lokomotiv, les Chemins de fer russes possèdent un club de hockey (Lokomotiv Iaroslavl), un club de basket (Lokomotiv-Kuban), un club de volley (Lokomotiv Novossibirsk), une chaîne de télévision (RJD-TV), des salles de concerts, et bien d’autres choses encore !

Beaucoup de bruit pour rien, comme souvent. Les cadres de l’entreprise ferroviaire laissent l’orage passer, et le club de foot continue de mener son train-train quotidien. La nouvelle équipe semble faire preuve de plus de sagesse que la précédente, avec un recrutement plus modeste et plus efficace. Pour 2018, le Lokomotiv Moscou devrait bénéficier d’un budget de l’ordre de 80 millions d’euros, dont 65 millions directement sortis de la poche des RJD. Cela laisse imaginer l’ampleur de la débâcle si l’entreprise venait à retirer ses billes. Une menace qui n’est qu’hypothétique pour l’heure, car le financement du sport par les monopoles d’État est l’une des caractéristiques immuables du système poutinien.

Adrien Morvan


Image à la une : © fclm.ru

1 Comment

  1. Anonyme 10 février 2018 at 16 h 50 min

    Je pense pas que le loko soit menacé. Il y a eu à lusieur reprises des hommes d’affaires intéressé !

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