C’est une étonnante affaire que relate le journaliste Costin Ștucan sur le site du quotidien ProSport. Une affaire qui lie une nouvelle fois le football des divisions inférieures à des soupçons de matchs truqués. Des liens courants en Roumanie, où de nombreux joueurs ayant du mal à gagner convenablement leur vie, voire à être tout simplement rémunérés, ont abandonné leur carrière pour un « vrai » métier, le plus souvent à l’étranger. Un terrain de choix pour les organisations mafieuses désireuses de truquer des matchs, face à des joueurs démunis. Mais si l’affaire contée par Costin Ștucan mérite que l’on s’y attarde, c’est que l’enquête dont elle a été sujet a duré plusieurs années, et a connu un rebondissement inhabituel.

1er septembre 2016

-Allo, Adrian Ganea?

– Oui, Qui êtes-vous?

Ainsi démarre un dialogue entre le reporter du journal ProSport et Adrian Ganea (28 ans), un joueur formé au Poli Timişoara et passé par le CSM Râmnicu Vâlcea, le FC Voluntari, le FC Snagov et l’équipe réserve du Dinamo Bucarest durant sa carrière. « Un garçon super talentueux mais pas sérieux du tout », selon la description de certains de ses anciens entraîneurs ou coéquipiers qui ont tenu à garder l’anonymat. Une retenue justifiée. La page Facebook de Ganea est ainsi illustrée de centaines de photos prises dans des boites de nuit, où le jeune footballeur est souvent accompagné d’hommes aux regards effrayants. Sur des dizaines d’autres poses, Ganea apparaît en compagnie de deux joueurs se trouvant à ce moment-là en stage avec l’équipe nationale pour le match contre le Monténégro. En se référant au langage corporel, les trois hommes semblent très amis. Des trois, Ganea est le seul à avoir arrêté le football. Alors qu’il jouait dans l’une de ses équipes, il a purement et simplement disparu du stage durant une semaine, téléphone éteint.

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Adrian Ganea sous le maillot du Steaua. | © Facebook personnel du joueur

18 août 2013

– Allo, Marco Muscă?

– Oui. C’est qui?

Le dialogue qui s’en est suivi a été écouté en partie par un autre jeune, vêtu d’un survêtement du FC Voluntari, qui est entré dans la chambre où l’équipe est en stage. A la fin, il demande qui était au téléphone. « Une amoureuse » répond son collègue de chambrée timişorean en raccrochant.

Le numéro de téléphone mobile n’est différent que d’un seul chiffre par rapport à celui composé le 1er septembre 2016 : un 1 au lieu du 2. Une journaliste avait appelé le numéro mentionné quelque part dans les 800 pages rédigées au printemps 2013 par les procureurs de la Direction d’Investigation des Infractions du Crime Organisé et du Terrorisme (DIICOT) sur des faits imputés au suspect Sorin Udrea, de Timişoara. Parmi les centaines de pages documentant diverses infractions –chantage, contrebande, banditisme, tentative de meurtre, infractions en bande organisée, incitation à outrage, dommages corporels graves – se trouvent également des pages reprenant des discussions tenues par Udrea et un joueur de football, à qui il demande d’utiliser ses amis dans le football pour savoir quels matchs sont susceptibles d’être truqués en Liga 2. Personne dans la presse ne connaît l’identité du joueur, seulement son numéro contenant le chiffre 1.

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Adrian Ganea, Sorin Udrea et Marco Muscă. | © Facebook personnel du joueur

Après une première discussion entre les journalistes et le possesseur non-identifié du numéro, qui n’a pas dévoilé son identité, et après quelques coups de téléphone à des sources au sein du football roumain, l’étau se resserre autour d’un « Timişorean faisant partie de l’équipe du FC Voluntari, » club qui entretient alors des liens étroits avec le FC Viitorul. Un profil qui correspond parfaitement à Marco Muscă, talentueux joueur de 18 ans prêté à Voluntari par l’Académie Hagi (qui regroupe les équipes de jeunes du FC Viitorul – ndt), qui est le seul joueur originaire de Timişoara dans l’équipe présentée sur le site du club.

Vient ensuite le deuxième appel et l’aveu rappelé ci-dessus. « Oui, c’est Marco Muscă. Ecrivez ce que vous voulez, ça ne m’intéresse pas ! Je connais Udrea depuis longtemps, on habitait dans le même quartier à Timişoara. » Interrogé sur le dialogue qu’il a eu avec Udrea au sujet de possibles matchs truqués, le joueur est embarrassé : « Je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne m’en souviens plus. »

Le lendemain de la publication des déclarations ci-dessus, la famille de Marco Muscă envoie un droit de réponse au nom de son fils dans lequel il nie toute implication dans le dossier Sorin Udrea.

Depuis lors, et jusqu’au mercredi 31 août 2016, le silence s’est fait trois années durant sur ce dossier d’un joueur ayant reconnu avoir discuté avec une personne issue du monde interlope de Timişoara. Les procureurs ont perdu en Justice, et Udrea a été remis en liberté en octobre 2013 après quatre mois de prison. Le 10 mars dernier, il est condamné à six ans et huit mois ferme, mais ne se présente pas à la prison. Recherché sur tout le territoire, le leader de la bande organisée est arrêté une semaine plus tard en Italie, près de Brescia, et extradé en Roumanie. Il est aujourd’hui incarcéré.

Durant ces trois années, la famille de Marco Muscă n’a entamé aucune démarche publique pour prouver l’innocence de son fils, qui a entre-temps eu des contrats avec de modestes équipes : FC Caransebeş, CS Afumaţi, Nova Mama Mia et Metalul Reşiţa.

Les reporters de ProSport ont, eux, archivé le dossier, qu’ils ont ressorti le 1er septembre dernier, date où ils apprennent, par hasard, que le Marco Muscă du téléphone… n’était pas le vrai Marco Muscă.

Son collègue de chambre lui vole son identité

Une enquête menée avec fébrilité conduit au bout d’une journée à la réelle identité de celui qui s’est caché trois années durant derrière un mensonge prononcé le 18 août 2013. Il s’agit d’Adrian Ganea, lui aussi originaire de Timişoara et collègue de chambrée de Marco durant les mises au vert du FC Voluntari. L’ami de Muscă est celui qui apparaît sur Facebook aux côtés de Sorin Udrea, le condamné pour tentative de meurtre qui lui demandait voilà cinq ans, sur un ton des plus naturels, de demander à d’autres joueurs quels matchs étaient truqués.

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Sorin Udrea et Adrian Ganea sur une photo postée sur le compte de l’ancien joueur, après l’arrestation du premier nommé

Ganea est le joueur dont le numéro de téléphone figure dans les dossiers des procureurs. Le septième chiffre de son numéro de portable est alors le 1. Le numéro est aujourd’hui le même, mais le septième chiffre est le 2. L’ancien joueur a voulu se soustraire à son passé, mais pas totalement.

Le 18 août 2013, l’enquête des reporters de ProSport était bonne, mais – par un étonnant concours de circonstance – le Timişorean Adrian Ganea ne figurait pas à ce moment-là dans les actes officiels du FC Voluntari. Bien qu’il soit collègue de chambrée de Marco Muscă et qu’il porte déjà l’équipement de l’équipe de Voluntari, Ganea n’est encore qu’à l’essai à ce moment. Il n’a signé son contrat qu’ultérieurement.

Le seul joueur originaire de Timişoara dans l’effectif officiel de l’équipe était ainsi Marco Muscă. A la demande du reporter de savoir s’il parlait bien avec Marco Muscă au téléphone, Adrian Ganea a répondu d’un convaincant « oui, » assumant là son usurpation d’identité.

De la Roumanie à Londres

Trois ans après cet épisode, le 1er septembre 2016, Ganea se trouve à Londres. Il est ainsi beaucoup apparu ces dernières années dans les tabloïds pour des scandales mondains.

Reporter: Te reproches-tu ta vie extra-sportive ?

Ganea: Je ne suis apparu que quelques fois. J’ai fait des erreurs moi aussi, tu sais.

A l’une de ces occasions, en 2014, il n’est pas reconnu par les journalistes bien qu’il soit pris en photo au bout d’une nuit agitée, jetant un verre vers un paparazzo. Le personnage principal est alors un autre joueur, international, qui se jette vers l’appareil photo en jetant des mottes de terre.

Au départ, Ganea nie avec véhémence avoir volé l’identité de Marco Muscă. Puis il commence à raconter : « J’étais dans la chambre avec Marco et on riait. Je ne savais pas de quoi il s’agissait. Un premier reporter m’a appelé pour me demander dans quelle équipe je jouais, puis un autre m’a demandé si j’étais Marco Muscă. J’ai cru que c’était une blague. Quand une fille t’appelle au téléphone, tu te fais passer pour l’autre. J’ai voulu dire ensuite que ce n’était pas Marco, d’autant plus que j’ai eu des discussions animées à ce sujet avec lui, mais Iencsi (Adrian Iencsi, alors entraîneur de Voluntari – ndr) nous a dit de ne plus parler à la presse pour faire cesser les rumeurs.  En plus, je n’ai jamais pensé que Marco puisse avoir des problèmes avec la Justice (aucune poursuite pénale n’a été lancée contre lui – ndr). »

Ganea affirme qu’il a grandi dans le quartier où habitait Udrea, mais nie avoir truqué un match pour des paris à la demande du suspect : « Le problème ne se pose pas. Et même s’il me l’avait proposé, qu’est-ce que j’aurais pu faire tout seul ? Sorin aimait beaucoup le football et nous avons parfois joué ensemble, à Timişoara. C’est comme ça que Marco l’a connu aussi, après cet épisode. »

Bien qu’il soit clair dans les sténogrammes que vous pouvez lire ci-dessous qu’il s’agit d’une tentative avortée de trucage d’un match de son équipe – « Bien sûr oui. Soi-disant il aurait appelé, j’en aurais appelé un pour qu’il en contacte quatre ou cinq, mais ils ne sont pas d’accords eux. » – Ganea donne une tout autre explication à son dialogue avec Udrea : « Nous parlions nous aussi de football. Tu sais, un joueur parle avec ses amis des matchs, de ce qu’il se passe. »

Sur les photos postées sur Facebook , l’ami du bandit Udrea apparaît devant une agence de bookmaker Mozzart. Ganea affirme cependant n’avoir « jamais parié en tant que joueur. Je m’y suis mis quand j’ai arrêté de jouer. Le dernier pari, je l’ai fait hier pour Norvège-Biélorussie et j’ai perdu. »

Une leçon pour les journalistes, pas pour la Justice ?

Actuellement en Angleterre, Ganea affirme qu’il travaille, mais ne veut pas parler de son métier. Une chose reste louche. L’ancien joueur n’a jamais eu à s’expliquer face aux procureurs bien que son numéro de téléphone apparaît dans leur dossier, dans des conversations téléphoniques pour la transcription desquelles un employé du DIICOT a travaillé des heures entières. « Personne ne m’a jamais interrogé. Ne m’auraient-ils pas interrogé si j’avais fait quelque chose ? » demande l’ancien joueur.

Des sources judiciaires de Timişoara soutiennent que, malgré les indices consistants inclus au dossier, les procureurs n’ont à aucun moment envisagé d’étendre les recherches pour un autre potentiel chef d’accusation.

En conclusion de cette enquête, Costin Ștucan dresse un bilan en deux parties. D’un côté, on peut légitimement se demander pourquoi, en Roumanie en 2016, un dossier liant le monde interlope au football par le biais de matchs truqués ne débouche pas sur une enquête. De l’autre, le caractère singulier et les coïncidences de cette histoire sont une leçon dont les journalistes doivent apprendre. Un cas d’usurpation d’identité qui est toutefois une première en 19 ans d’existence pour le journal ProSport. La famille Muscă n’a, elle, pas pu être contactée.

Article de Costin Ștucan, traduit et adapté par Pierre-Julien Pera avec l’aimable autorisation de son auteur

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