Ce n’est pas un hasard si, trois décennies après la chute du mur de Berlin, aucune trace d’identité communiste ne subsiste dans le football polonais. Et pourtant, celui-ci a été profondément influencé par l’occupation soviétique. Une domination tant politique que sportive, que vient pourtant ébranler la sélection polonaise, un beau jour d’automne 1957.

20 octobre 1957, midi à Chorzów. Qualifications pour le Mondial 1958. L’équipe nationale polonaise s’apprête à vivre un moment historique de son histoire. Dans le même groupe que l’Union Soviétique, qui occupe le pays depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les Białe Orły (« Aigles blancs») ont été sèchement défaits à Moscou (3-0), lors du match aller. La dernière confrontation verra la Pologne s’imposer 2-1 au stade Slaski, à Chorzów, et par la même occasion recoller à la tête du groupe … à égalité avec l’URSS. Pour comprendre l’importance de cette victoire, davantage symbolique que sportive, il convient de procéder à un retour en arrière.

Les prémices

Après la mort de Staline en 1953, un certain vent de liberté souffle dans plusieurs pays d’Europe de l’Est. Pas en Pologne, où la répression soviétique se fait plus féroce. Ce n’est qu’en 1956 que les premiers soubresauts de la révolte apparaissent. A Poznań tout d’abord, où une grève de travailleurs se transforme en affrontements avec l’armée, avant de s’étendre dans le pays et d’annoncer l’Octobre polonais. L’arrivée au pouvoir de Władysław Gomułka, armé de sa critique du stalinisme et de ses promesses démocratiques, crée une brèche dans la toute puissance soviétique. Bien que le contrôle soit vite reprit par Moscou, ces événements permettent au peuple polonais de garder espoir. Comme l’Argentine de Maradona face aux Anglais en 1986, le football polonais va suivre le mouvement et s’ériger en poing levé face à l’oppression. Et pourtant, la tâche ne s’annonce pas aisée.

«  »Nous exigeons du pain

L’occupation soviétique de la Pologne dès 1944 est synonyme de bouleversements majeurs dans le football polonais. Certains clubs, comme le Legia et le Guardia Varsovie, sont soutenus par le régime stalinien tandis que d’autres sont victimisés. Prenons l’exemple des Czarne koszule (« Maillots noirs ») du Polonia Warszawa, plus vieux club de la capitale réputé pour ses tendances patriotiques. L’équipe sera reléguée en seconde division en 1952. En cause, l’infiltration du club par les services secrets soviétiques et l’imposition en sponsor d’une marque de chemins de fer, un secteur peu rentable, tandis que le Legia est sponsorisé par l’armée. À cause de l’ingérence soviétique, le Polonia végétera plus de quarante ans dans les championnats inférieurs.

Les joueurs pro’, ces capitalistes

A cette mainmise sur les clubs s’ajoute la difficulté pour les joueurs polonais d’être reconnus en tant que professionnels, le statut étant perçu comme bourgeois par les dictâtes communistes. On parle alors de shamateurisme (de l’anglais shame = la honte). Bien qu’ayant certains privilèges en réalité, dont la perception de salaires au sein d’entreprises dans lesquels ils ne travaillent pas, ces joueurs “amateurs” n’ont pas de contrat, ce qui empêche tout transfert vers l’Europe.

Les Soviets, maîtres du ballon rond ?

Outre cette mainmise sur le championnat polonais, l’Union Soviétique se rêve en dominatrice du football mondial. L’objectif des soviétiques est clair: remporter la Coupe du Monde 1958. Et ce n’est pas le petit voisin qui va les en empêcher. Les soviétiques arrivent en favoris, confiants après avoir disposé des Polonais (3-0) à l’aller, puis écrasé la Finlande 10 à 0. Emmenés par l’emblématique Lev Yashin, les soviétiques alignent une équipe composée de joueurs du Spartak et du Dinamo Moscou, le club du KGB. Côté polonais, c’est le collectif qui prime, même si le capitaine Gerhard Cieslik inquiète les soviétiques

« Affiche de propagande de l’URSS »

“La peur dans les yeux des Russes”

93 000 supporters sont présents au stade Slaski qui, selon la légende, aurait pu être rempli quatre fois tant la demande de billets était importante. Les polonais veulent voir leur équipe se dresser face à l’oppresseur. Un sentiment partagé par certains joueurs, dont Edmund Zientara, forcé d’utiliser un faux nom pour ne pas être persécuté, et Edward Szymkowiak, dont le père a été tué lors du massacre de Katyń. Dans le couloir qui mène à la pelouse, la tension est à son paroxysme. Stefan Florenski, défenseur polonais, affirmera plus tard avoir perçu “de la peur dans les yeux des Soviétiques”, paralysés par le vacarme qui résonne dans les travées du stade. Lorsque retentit le Mazurek Dąbrowskiego, l’hymne national polonais, c’est tout un peuple qui vibre à l’unisson.

« La sélection polonaise, avant les premières notes du Mazurek Dąbrowskiego. »

Cieslik, l’aigle royal

Dès le coup d’envoi, ce sont les Polonais, vêtus de blanc, qui attaquent en premiers. Lev Yashin, coiffé de son traditionnel béret, est immédiatement mis à l’épreuve sur un centre de Cieslik. Les hostilités sont lancées. Les visiteurs, fébriles, repoussent tant bien que mal les offensives blanches et rouges. C’est juste avant la mi-temps que les Polonais trouvent la faille. Ginter Gawlik, Lucjan Brychczy et Henryk Kempny combinent astucieusement sur le côté droit avant de centrer pour Cieslik, qui ouvre le score d’une puissante reprise de volée. Incapables de développer leur jeu, les Soviétiques rentrent au vestiaires abattus. Après le match, le journal russe Sovyetski Sport déplorera leur style “trop académique”.

« L’entrée des joueurs dans le stade Śląski. »

Les visiteurs reviennent sur le terrain revanchards, arborant leur maillot frappé du marteau et de la faucille. Pourtant, cinq minutes après la pause, ce sont eux qui se font couper l’herbe sous le pied, puis assommer par l’inévitable Cieslik. Sur un centre de Brychczy, le capitaine polonais crucifie Lev Yashin d’une tête imparable. Cieslik: 2, Yashin: 0. Le stade est en transe, le petit satellite polonais est en train de donner une lecon à son envahisseur. Le reste du match n’est qu’une formalité pour les biało-czerwoni (« Blanc et rouge »), qui dominent outrageusement leur adversaire. Dix minutes avant le terme, un but de Valentin Ivanov permet aux soviétiques de sauver l’honneur.

David contre Goliath

Les deux équipes termineront cette phase de groupe à égalité de points. Un dernier match sur terrain neutre est donc organisé pour déterminer qui ira au Mondial. Les Polonais proposent de jouer le match à Vienne ou à Belgrade, mais l’URSS refuse et suggère Leipzig, en Allemagne de l’Est, où sont regroupés plusieurs milliers de soldats soviétiques. Étrangement, le gouvernement polonais approuve de suite, sans concertation avec la PZPN, fédération polonaise de football. Les Russes s’imposeront 2 à 0, mettant fin au rêve polonais.

Mais l’important n’est pas la. Le 20 octobre 1957, le petit satellite polonais a prouvé qu’il était capable de tenir tête à l’envahisseur. La ferveur dans le stade, les joueurs qui quittent le terrain sur les épaules de leurs supporters, l’union d’un peuple opprimé, ce match est avant tout un symbole de résistance face à l’asservissement. Une petite victoire, un grand pas pour l’émancipation.

Leo Aguesse

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