Tout commence un soir de février. Le PAOK fait la course en tête du championnat, et une envie irrésistible m’envahit alors de retourner sur la terre de mes ancêtres pour assister au derby du « Dikefalo » face à l’AEK un mois plus tard, le choc face à l’Olympiakos, quinze jours auparavant et interrompu suite à l’affaire du rouleau de PQ, étant déjà hors d’atteinte logistiquement. Billets d’avion en poche, nous planifions alors notre séjour, centré sur cet événement crucial de notre championnat, la tête remplie d’espoirs et de futures anecdotes à raconter.
Je prends contact avec le club afin d’obtenir une accréditation, précieux sésame permettant de pénétrer dans l’arène en cas d’affluence massive. Celle-ci est longue à obtenir, et comporte quelques règles farfelues dont l’interdiction de prendre des photos ou de filmer le terrain (en raison de problèmes de droits TV) dès l’instant où les joueurs sont sur la pelouse. Les tribunes étant, elles, visiblement libres de toute capture ou reproduction…
Passé l’achat des billets d’avion et les réservations sur AirBnb, surgit alors l’impensable, la catastrophe, l’inextricable. La Ligue, consécutivement aux incidents survenus lors du match face à l’Olympiakos, annonce le retrait de trois points au PAOK, le match perdu sur tapis vert et, bien plus dramatique, deux matchs à huis-clos dont celui face à l’AEK Athènes auquel nous devions assister. Pis, je reçois dans la nuit un e-mail du service communication du club m’indiquant que les accréditations étaient révoquées en attendant l’appel.
Malgré l’abattement et la terrible déception nous envahissant, nous décidons malgré cela de nous rendre sur place après nous être concertés avec mon ami et camarade d’infortune. Puis, dans un premier temps, de réorienter le reportage sur l’environnement et les supporters (qui fera l’objet d’un autre papier). Une sorte de repli tactique dont parlait Thémistocle durant la bataille de Salamine, nous permettant de trouver quelque réconfort et sécuriser nos positions, avant d’espérer une issue beaucoup plus positive.
Arrivés à Thessalonique, après un court trajet en taxi depuis l’aéroport, nous nous dirigeons ensuite vers nos appartements respectifs. Le temps de reprendre contact pour moi avec l’un des « endroits parmi les plus merveilleux de l’Orient éternel » selon Chateaubriand.
Nous passons deux jours à flâner dans la Cité deux fois millénaire, et une première chose apparaît alors à nos yeux intrigués : la ville entière respire le PAOK. Le club a l’aigle bicéphale de l’Empire byzantin est partout. Fondé en 1926 par des réfugiés grecs ayant survécu à la Grande Catastrophe, il représente, selon Stelios, un supporter rencontré au hasard de nos pérégrinations à travers les rues, « l’âme damnée des Grecs venus d’Orient », principalement du Pont et d’Anatolie. Plus qu’un simple club, il symbolise à la fois le cosmopolitisme et la « lutte pour l’indépendance éternelle », décrite par Benjamin Constant. Des petites tavernes de quartier aux graffitis sur les murs de presque chaque demeure, en passant par les nombreuses boutiques plus ou moins officielles. Une ferveur n’ayant pas quitté la région depuis deux millénaires. Un retour éperdu à des siècles lointains qui jamais n’auraient dû finir.
Deux jours après, je suis réveillé en pleine nuit par deux sons venant de mon téléphone. Le miracle se produit ! L’on m’informe alors que l’appel a abouti. Que le match du lendemain ne sera pas à huis-clos. Que les billets seront en vente à partir de 8h. Que les Jeux du Cirque auront donc lieu. J’informe aussitôt mon ami du retournement improbable de situation. Nous convenons de nous retrouver près du stade à 7h, afin d’être certains de pouvoir obtenir un billet pour le soir même, notre passeport vers l’autre dimension sans avoir à franchir un Trou de Ver. Rendez-vous fut pris. Comme attendu, l’annonce ayant fait l’effet d’une bombe qui provoqua des cris de joies nocturnes dans les artères et venelles de la dernière Constantinopolitaine , une longue file d’attente allait nous faire passer deux heures à la fois si courtes et interminables. Nous sentons alors l’enthousiasme et l’impatience de la foule de quidams devenant de plus en plus compacte à mesure que l’heure avançait. Une euphorie collective dont même la barrière de la langue ne saurait nous séparer.
Le précieux Graal enfin obtenu, nous nous dirigeons alors vers la statue d’Alexandre. Passage quasi-obligé pour demander à l’âme du Roi des Rois de veiller sur « son club, celui qui le représente le mieux », dixit Apostolos, venu spécialement de Larisa pour l’occasion en pleine nuit. « Je suis convaincu qu’on gagnera ce soir, on l’attend depuis trop longtemps ! », nous explique-t-il.
« Et puis, on va montrer que la Macédoine doit dominer la Grèce, » dit Apostolos en rigolant.
Grâce à l’hôte de mon camarade, elle aussi fervente supportrice, nous passons l’après-midi d’avant-match avec un groupe fort sympathique du noyau dur de la Gate 4, l’une des tribunes les plus chaudes, sonores et lumineuses d’Europe. Nous y reviendrons plus tard. Il est désormais temps de nous diriger vers l’Arène avec nos nouveaux compagnons de route. N’étant pas logés à la même tribune, nous convenons de nous retrouver devant la boutique après la fin du match.
Il nous faut presque trente minutes pour gagner le stade, tout le quartier étant bloqué par les forces de l’ordre protégeant l’arrivée des joueurs. Après moult détours et quelques dizaines de minutes de marche, nous arrivons enfin au Colisée. Passés les portes de sécurité puis la double fouille à laquelle nous avons été soumis, on nous fait clairement comprendre qu’aucun dérapage ne sera toléré. En effet, la police anti-émeute, venue en nombre ce soir là, est présente jusqu’aux couloirs menant aux gradins. Nous nous installons alors à notre siège attribué la matinée précédente. Les tribunes clairsemées commencent à se remplir. À chaque instant qui s’écoule, la tension entourant cette rencontre décisive ne cesse de croitre. Les gens parlent fort, discutent, mais peu chantent alors. Interloqué par cette pesante atmosphère, j’engage alors la conversation avec Thanasis, mon voisin de siège, la cinquantaine et parfaitement francophone. Celui-ci me dit : « On vient avec une boule au ventre ce soir tu sais ! Mais t’en fais pas, ils vont arriver, ça va se remplir doucement et on sera gonflés à bloc au coup d’envoi ! » Et en effet, les tribunes se remplissent au fil des quelques minutes restantes avant le début du coup d’envoi. La foule s’épaissit. Arrivent ensuite les premiers applaudissement lors de l’échauffement des joueurs, puis les sifflets à l’encontre des Athéniens, et enfin les chants venus de la Gate 4, destinés à entraîner tout un stade dans la folie commune procurée par l’espoir de récolter enfin le fruit de leur patience démarrée il y a 33 ans. Les joueurs entrent enfin sur la pelouse. La légendaire atmosphère du Toumba résonne alors tel un triomphe offert par la populace aux 22 gladiateurs venus mourir symboliquement pour l’honneur sur le champ de bataille moderne.
Soudain, un tonnerre d’acclamation encore plus impressionnant retentit. Le président Savvidis est en haut de la tribune et salue son public chaleureusement. Nous pensons alors que Justinien n’avait pas changé d’identité, qu’il vivait en Savvidis allant s’asseoir sur son trône situé dans les loges VIP entouré par sa garde impériale. Une parfaite illustration que l’histoire se répète éternellement.
Le coup d’envoi est enfin donné ! Peu de choses à signaler lors des premières minutes de cette véritable bataille rangée où chaque équipe semble hésiter au point de transformer le combat de gladiateurs tant attendu en une indécise partie d’échecs. Le ton est donné, avec un premier tacle assassin de Bakasetas sur Leo Matos, répondant à une gifle donnée par ce dernier sur Livaja quelques instants plus tôt. S’ensuivent un retourné acrobatique dévissé d’Araujo puis une frappe contrée de Canas rasant le poteau. C’est tout pour cette première période. Nous profitons de la mi-temps pour aller nous désaltérer. « C’est tendu, me dit alors mon camarade, on sent que personne veut prendre de risque. » Thanasis surenchérit en s’invitant dans notre conversation : « Si on joue comme ça en seconde période, on va terminer avec un nul et on va dire adieu au titre ! Qu’ils se bougent, merde ! » Le spectacle sur le terrain n’est en effet guère réjouissant. Mais il est ailleurs, dans ces tribunes où la nuée de supporters venus de toute la Grèce ne cesse de donner toujours plus de voix.
Les 22 acteurs reviennent sur la pelouse, sous un mélange de d’encouragements et de huées. La seconde période est plus animée. Un tir contré in-extremis de Djalma Campos suivi d’une frappe de Prijovic stoppée par le gardien athénien, puis d’une autre du buteur serbe passant juste au dessus de la barre laisse entrevoir un second acte plus animé. Les joueurs du PAOK offrent hélas par la suite un piètre spectacle, donnant l’impression à tout un peuple d’être paralysés par l’événement. Incapables de développer le jeu léché et tactiquement irréprochable mis au point par le talentueux Razvan Lucescu. La citadelle athénienne semble imprenable. Pire, l’AEK paraissait même être, à un moment, en mesure de l’emporter à deux reprises par l’intermédiaire de Bakasetas. Un tir frôlant le poteau gauche de Paschalakis, puis une reprise détournée à nouveau par ce dernier quelques minutes plus tard. « On ne va pas y arriver, merde, » me dit Thanasis, visiblement plus écœuré qu’en colère. En effet, les Athéniens bien en place et solides ne donnent alors pas le moindre signe de faiblesse tactique pouvant laisser entrevoir une fin davantage en adéquation avec nos espérances.
Et soudain, le tournant du match ! Un Miracle, un cadeau des Dieux tombant du ciel de Byzance ! Sur un corner tiré de la droite par Biseswar, Varela, parvenu à se défaire du marquage, catapulte victorieusement de la tête un ballon qui fait chavirer tout un peuple. Une ambiance indescriptible s’ensuit alors. Plus qu’une joie, une liesse ou même une allégresse, ce but fait basculer les 26 000 âmes de l’Arène dans une hystérie jamais connue depuis plusieurs années. Une explosion semi-métaphysique. Un spectacle digne d’une orgie à en faire rougir Cléopâtre et Marc-Antoine. Thanasis me saute dessus pour m’enlacer et nous crions ensemble notre exultation. Un instant qui doit marquer l’Histoire. Le titre, confisqué depuis trois décennies par les divers clubs Athéniens, allait enfin revenir en Macédoine.
Hélas, tout bascule. Brusquement, la foule frénétique se tait. Puis une énorme confusion s’installe. L’arbitre, tout comme son juge de touche, ayant pourtant accordé le but quelques secondes plus tôt. Le stade gronde, les insultes à l’encontre de l’homme en noir fusent de part et d’autre des tribunes, coupable selon elles, d’avoir cédé à la pression des Athéniens venus contester. Il est, en toute honnêteté, même avec un ralenti difficile, de savoir si le but était ou non valable. Mais cette piteuse gestion arbitrale va déclencher une scène surréaliste qui fera, quelques instants plus tard, le tour du Monde.
C’est alors que commence le psychodrame. Lubos Michel, l’ancien arbitre international devenu bras droit d’Ivan Savvidis, entre sur la pelouse et agresse verbalement l’arbitre. La chienlit arrive. Et elle n’est pas liée aux spectateurs. Michel, tel Publicola* voulant impressionner Marc-Antoine durant la bataille d’Actium (et causant la défaite), se précipite sur l’arbitre pour le bousculer et lui proférer diverses insanités. Et puis, Ivan Savvidis vient aussi s’en mêler. Il pénétre armé sur la pelouse, entouré de ses gardes du corps, pour aller lui aussi s’en prendre au Sifflet du match. Une cacophonie s’installe irrémédiablement. Savvidis continue d’invectiver les officiels tandis que le public assiste, impuissant, à la scène. Un supporter tente de pénétrer sur la pelouse. Il est copieusement hué par le reste du stade. L’arbitre rentre aux vestiaires, suivi des joueurs athéniens. Les joueurs du PAOK, quant à eux, restent sur la pelouse. De longues minutes s’écoulent sous les yeux consternés des fans. Puis Savvidis revient dans les tribunes. Applaudi et scandé par certains, hué par quelques autres. Je demande alors à Thanasis, le regard vissé à son téléphone, s’il dispose d’autres informations. « Non, rien, mais c’est foutu cette fois, me répond-t-il. On va encore perdre sur tapis vert, ça sert à rien, je m’en vais. Tu devrais faire pareil. » Le temps d’un selfie pour immortaliser notre rencontre et d’échanger nos coordonnées, Thanasis quitte le stade. Comme beaucoup d’autres. Des milliers d’autres. L’apathie générale semble être à la hauteur de l’immense enjeu qu’avait suscitée la rencontre. La vue de l’Arène se vidant fait apparaître un paysage lunaire, une toile impressionniste de Claude Monet, l’atmosphère générale donnant elle la sensation de se trouver à l’intérieur de La Bataille de l’Argonne de René Magritte. Ou encore d’une dystopie Dantesque.
Nous nous résignons à quitter le stade pour rejoindre nos nouveaux camarades devant le Megastore, comme convenu. Sur le chemin, nous rencontrons une immense masse silencieuse, ni agressive, ni même hostile. Comme si un canon invisible avait vaporisé d’anxiolytiques le dernier des bataillons hoplites macédoniens. « On ne va pas s’abaisser à ça ! » me dit Giannis, un autre membre de la Gate 4. « C’est exactement ce que veut la Ligue pour nous casser définitivement, ils nous haïssent. » Je l’interroge alors sur l’attitude de Michel et de son président. « Il y a tellement à dire, » soupire-t-il avant de poursuivre : « On soutient Savvidis, mais Michel, on n’en peut plus, il dépense n’importe comment l’argent du club en amenant des tas de joueurs pourris. Et ce soir, il s’est encore comporté comme une merde, alors que nous, on a tout fait pour éviter les débordements. C’est lamentable ! » Un autre supporter, Pantelis, abonde dans le même sens «Qu’il se casse, nous dit-il. Ce soir j’ai quand même honte. Ca fera le tour du web, et on va encore en prendre plein la face. C’est lui l’élément déclencheur ! Nous, on a rien fait du tout ce soir ! »
Nous retrouvons alors nos camarades de l’après-midi. Même abattement chez eux. Pour autant, nous ressentons beaucoup de dignité, et aucun discours victimaire. « Ce soir, on se flingue tout seul », affirme Alekos. Même s’il admet être animé de ressentiment envers la capitale. « Un peu comme chez vous avec Paris et la province. » Nous parlons toutefois à peine du match, et allons partager quelques bières rue Karolidou, à quelques centaines de mètres du stade. Nous passons un moment très agréable, où nous discutons de tout, sauf de football, pas davantage du PAOK. En dehors de ce curieux intermède où la télévision nous annonce que…l’arbitre a accordé la victoire au PAOK au motif que les joueurs de l’AEK ont refusé de revenir sur le terrain. Il faudrait être d’une grande naïveté pour imaginer qu’il s’agirait là du résultat définitif. Et ce soir là, par la faute d’un dirigeant « misérable » (dixit Giannis), le club se retrouve en danger de mort. Nous changons alors à nouveau de sujet de conversation, et, la vie ne se limitant pas à cela, nous terminons la soirée fort joyeusement. Il n’y avait de toutes manières désormais plus rien à dire. Ni quiconque à blâmer. Et quelles que seront les conséquences, elles ne seront désormais plus que du ressort de la Justice. Ou d’autres éléments qui nous échappent. Au fond, peu nous importait désormais. Nous venions malgré tout de vivre un moment historique. Et rien ni personne ne pourrait nous enlever la certitude d’avoir assisté, bien malgré nous certes, à un évènement légendaire qui fera date dans l’anthologie déjà si mouvementée du football grec. L’histoire jugera, avec le recul nécessaire, qui furent les coupables du fiasco.
Dommage, toutefois, que les Jeux du Cirque furent gâchés, non par la populace bigarrée assoiffée de sang (décrite par l’AFP), mais par un petit Commode de Sous-préfecture, coléreux et caricatural, là où l’on attendait, à défaut d’Alexandre, un Philippe discret et calculateur, réagissant dans l’ombre pour le bien de son club. « On s’en fiche maintenant, » nous glisse Giannis en soupirant. «Le PAOK, c’est comme ce qu’aurait voulu votre Robespierre, la Révolution éternelle, et jusqu’à notre mort, et même au delà, on soutiendra toujours le club, quoi qu’il arrive. »
Le PAOK pour l’éternité donc. Et pour l’Histoire, il nous restera toujours Alexandre…
Les notes Footballski
Standing du stade 5/5 :
Disponibilité des billets 2/5 :
Après un huis-clos annoncé, on m’informe en pleine nuit d’avant-match que celui-ci est annulé par la justice et que les billets seront en vente exclusivement sur place. Pas de vente en ligne donc. Et d’une façon générale, les billets ne sont vendus que 5 jours avant la date du match, y compris sur internet. Ce qui nécessite donc une organisation qui peut s’avérer hasardeuse.
Tarifs 5/5 :
40 euros pour une place en tribune présidentielle, située juste sous les loges VIP. On peut difficilement faire mieux. Les prix pour les autres tribunes varient entre 10 et 30 euros.
Ambiance 5/5 :
Le derby du Dikefalo a tenu toutes ses promesses, et le stade du PAOK était littéralement en feu ce soir là. Une ambiance extraordinaire !
Risques 5/5 :
Tout le quartier était bouclé avant le match, la police omniprésente pendant et après celui-ci aux abords et à l’intérieur même du stade. À noter également la présence de filets derrière le banc de touche adverse pour éviter tout jet de projectile. L’ambiance d’après match étant à l’abattement, aucun débordement n’a été signalé.
Accessibilité et transport 5/5 :
En ce qui nous concerne, nous étions à quelques centaines de mètres du stade, dans le quartier du Toumba. Il nous suffisait de marcher 400 mètres sur l’avenue Kleanthous pour y accéder.
Quartier 5/5 :
Le Toumba est un quartier très animé qui respire le PAOK par tous les pores. Il est également très simple de trouver de bonnes adresses pour s’y restaurer et faire des achats, le tout à des prix très raisonnables par rapport à nos standards français.
En dehors des jours de matchs, les rues sont très calmes et l’on peut s’y promener sans risque, même en pleine nuit.
Alain Anastasakis
Image à la une : © Alain Anastasakis / Footballski