Des Jefferson, il y en a eu beaucoup dans le football mondial. Pourtant, celui avec qui nous avons eu la chance de discuter durant de longues heures est un cas un peu particulier. Loin des strass et des paillettes, notre Jefferson à nous a connu une carrière bien longue et mouvementée. De ses débuts dans les petites divisions brésiliennes jusqu’à un transfert vers la Macédoine qui changera sa vie au point d’en faire son second pays, retour sur la carrière de l’un des premiers joueurs brésiliens à avoir posé le pied en terre macédonienne. Une terre que, 20 ans plus tard, Jefferson n’a toujours pas quittée.
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Quels souvenirs gardes-tu de ta carrière ?
Il y a beaucoup de choses que je n’oublierais jamais. Des moments positifs, mais aussi des histoires tragiques et tristes. L’un de ces premiers moments, c’était lors d’un match contre les Corinthians. Mon club préféré. Tu as l’impression de jouer contre toi-même. J’étais sur la pelouse, contre tous ces joueurs portant le maillot de Corinthians, et tu vois tous ces supporters soutenant ces couleurs et ces joueurs. C’était une atmosphère formidable. Un autre de ces matchs, c’était lors du derby entre le Vardar et Pelister, en 1997. Le stade était plein, on a joué à guichets fermés ; je pense même qu’il y avait plus de personnes que de places dans le stade. Ce jour-là, tu comprends la beauté du football. 15.000 supporters, des chorégraphies inoubliables préparées par les ultras des deux clubs, les Komiti et Chkembari. C’était grand.
J’ai aussi eu des moments plus difficiles. Je pense que quitter la Macédoine pour rejoindre la Slovénie et son championnat est l’une de mes pires décisions dans ma vie. Je regrette toujours cette époque, ce moment. J’ai quitté une sacrée équipe à cet instant. Et puis, j’ai aussi eu d’autres problèmes, notamment avec un agent qui n’hésitait pas à ponctionner une grosse partie de mon transfert. Mais c’est aussi ça, le football…
As-tu déjà dû faire face à des situations de corruption ou de matchs arrangés ?
Non. Pas à mon époque. Il n’y avait pas autant d’argent qu’aujourd’hui. Les joueurs jouaient pour l’amour d’un club ou du football, c’est ce qui faisait qu’il y avait, selon moi, plus de joueurs de qualité. Aujourd’hui, le football est devenu un business et la qualité et les valeurs de ce sport sont passées au second rang. Il suffit de voir les scandales autour de la campagne et l’élection du nouveau président de la FIFA. Tu comprends le visage du football d’aujourd’hui.
Tu as connu la guerre, la fin de la Yougoslavie, les tensions entre Macédoniens et Albanais. Comment as-tu vu le football macédonien évoluer à travers l’histoire de ce pays ?
Dans le football, comme dans tous les autres sports, tu as des années fastes où des pépites arrivent et viennent remplacer les vieux briscards. De nouvelles pépites qui font progresser le sport et le pays. En Macédoine, et dans toute la Yougoslavie, ces générations sont celles qui sont nées entre 1972 et 1985, des joueurs qui ont connu la Yougoslavie et qui sont nés avant sa dissolution. En fait, durant toute cette époque yougoslave, tous ces joueurs puaient le football, ils jouaient dans des stades pleins, à guichets fermés. Le football, à cette époque, était une véritable passion, un véritable amour. La Yougoslavie vivait pour ça, le jeu était beau et à la fois rugueux, avec de nombreux duels. Mais c’était un vecteur de cohésion entre passionnés.
Malheureusement, après 1991, les guerres civiles sont apparues sur le territoire yougoslave et toute cette tendance, cette vision du football, a disparu. Chaque pays indépendant a constitué son championnat national, les budgets ont été sévèrement coupés, les anciennes rivalités infra fédérales ont disparu, et le football n’a plus eu cette même importance. C’était la montée des violences, de la haine, du hooliganisme. Tout ce qui faisait la beauté du football en Yougoslavie a disparu. Faut comprendre qu’à cette époque, tu baignais dans la violence, la guerre, les morts. Le but principal de ta vie n’était pas d’aller soutenir ton club, mais plutôt de sauver ta vie, puis, par la suite, de travailler pour faire vivre ta famille. C’était difficile pour toutes ces personnes venant de l’ex-Yougoslavie d’avoir l’envie de regarder du football à cet instant précis de l’histoire. Selon moi, cette période, de 1986 à 1996, a été un énorme vide dans la progression du football macédonien et plus généralement dans tous les pays d’ex-Yougoslavie.
Une génération a pris la place de tous ces « joueurs yougoslaves ». J’ai été témoin de tous ces changements. Aujourd’hui, tu as la génération 1995 qui a donné un grand succès sportif au football macédonien. C’est une nouvelle époque, une nouvelle génération, ils n’ont pas connu l’ancien football, ils ont grandi avec cette vision du football glamour, du football de l’argent, pour l’argent. Malgré tout, on ne peut pas critiquer cette nouvelle génération. Il faut aujourd’hui aller de l’avant, ne plus regarder derrière, ressasser ce football yougoslave. On peut garder un devoir de mémoire, pour tous ces gens tombés, mais il faut avancer, que le football avance aussi. Et cette nouvelle génération fait progresser ce football macédonien. Nous sommes aujourd’hui témoins de tous ces succès. Après la qualification pour l’Euro U21, j’attends encore plus, notamment des futures générations U17 et U18. Aujourd’hui, la sélection A de Macédoine est portée par toute cette jeunesse née dans une période noire du football et de l’histoire du pays. Ils sont nés à un moment où des familles étaient décimées par la guerre. Ils sont nés à une période où le football n’était plus important, où les résultats étaient catastrophiques. Et aujourd’hui, c’est aussi à eux de faire en sorte de relever cette histoire sombre du football macédonien. À eux d’écrire une nouvelle page de ce football et de ce pays.
Plus généralement, penses-tu que la Macédoine est un pays de sport ? On peut notamment parler du handball qui a une place importante dans le monde sportif macédonien et fait directement concurrence avec le football.
Oui. La Macédoine est une nation sportive. Nous avons de bons résultats, que ce soit en handball, basketball ou encore en lutte. Ces succès se font certes avec de bons joueurs, de bons athlètes, mais aussi avec des entraîneurs, formateurs, managers. Aujourd’hui, nous en avons, et heureusement. Pour moi, c’est peut-être ça le pire dans l’histoire du sport. Tu as beau posséder un vivier de sportifs de qualité, si tu n’as personne pour les former et les guider, tu n’arriveras jamais à rien et eux n’auront jamais la carrière qu’ils auraient potentiellement pu avoir. Aujourd’hui, je suis optimiste. Je sais que nous pouvons avoir de grands moments sportifs dans notre si petit pays. Il faut être patient et continuer le travail de tous les jours. La Macédoine est aujourd’hui sur le bon chemin.
Est-ce que tu peux nous parler de cette formation, justement. Comme tu l’as dit, la Macédoine a connu un grand succès dernièrement grâce à ses jeunes durant les qualifications pour l’Euro U21.
La Fédération de Football macédonienne prépare un système sous quatre à cinq ans. Il y a quelques jours, on pouvait par exemple voir des tournois internationaux pour de nombreuses catégories, notamment U14, U15 et U16 ; il y avait également un autre tournoi international à Skopje pour des U16. Il y a donc cette volonté de construire et faire progresser cette jeunesse. Le succès pour l’Euro s’est construit avec la génération 95. Une génération qui a su tenir tête et passer devant des sélections comme la France ou la Pologne. Ce n’est pas rien pour nous, pour notre histoire et le travail que de nombreux éducateurs produisent tous les jours dans le pays. C’est un véritable bonheur pour nous. J’ai de nombreux amis proches de cette sélection, je connais les familles des joueurs, c’est un grand succès et une grande fierté pour nous tous.
Quel avenir vois-tu pour ce football macédonien et cette jeunesse macédonienne ?
Comme je te le disais, aujourd’hui, le football mondial fonctionne grâce à l’argent, aux budgets énormes et aux dépenses faites par les investisseurs et les sponsors. Cette situation est aussi présente en Macédoine, à l’échelle du pays évidemment. Nous, de notre côté, en Macédoine, on peut être reconnaissant envers l’investissement fait par le M. Samsoneko, l’investisseur du Vardar, ou encore de M. Destani, de Shkendija ; ainsi que tous ces hommes d’affaires qui commencent à voir une certaine opportunité dans le football macédonien. Tout repose sur cet argent, aujourd’hui. Ces investissements permettent de créer une atmosphère positive dans le milieu du sport et dans le championnat macédonien. On peut travailler plus facilement grâce à eux. Pour preuve, de nouveaux stades et centres de formation commencent à sortir de terre, ces personnes investissent dans l’avenir de notre football et c’est important pour nous. Notre jeunesse progresse grâce à cela, mais aussi grâce au travail fait par la Fédération. Les tournois internationaux permettent à nos jeunes de côtoyer de grands noms comme Rabiot, par exemple. Ce n’est pas rien.
De plus, on peut aussi souligner le travail réalisé par notre capitaine, Goran Pandev. Il s’investit dans l’avenir du pays et du football macédonien grâce à son académie et son club de football, « l’Académie Pandev », qui va jouer en Premier League macédonienne la saison prochaine. C’est important d’avoir des personnes comme Pandev aujourd’hui dans un pays comme le nôtre. Je suis certain que l’avenir est devant nous. Que cet avenir sera beau pour le football macédonien. Si la génération 95 a réussi un exploit, je peux te dire que les futures générations 98, 99, 2000 et 2001 ont, d’après moi, un talent énorme. Ils peuvent aller très loin.
De ton côté, comment as-tu géré ton après-carrière ? Il me semble que tu es aujourd’hui recruteur spécialisé dans le scouting au Brésil ?
Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la vie de footballeur n’est pas simple. On garde souvent cette image du footballeur milliardaire, mais cette situation est finalement rare et la vie d’un footballeur peut très vite tourner mal et être difficile. Il y a quelques cas de joueurs qui ont très vite réfléchi à l’après-carrière, qui n’ont pas hésité à obtenir un diplôme et à faire de hautes études. Quand tu es joueur, tu ne réfléchis pas forcément à tout cela, surtout quand tu es jeune. Tu es mineur et tu dois faire le choix de ta future vie, soit tu continues des études, soit tu t’investis à fond dans l’entraînement. Et comme beaucoup, j’ai dû passer cette étape, faire un choix. Je n’ai pas un seul diplôme universitaire, mais j’ai réussi à m’en sortir.
J’ai choisi de devenir footballeur professionnel, puis, à la fin de ma carrière, j’ai été embauché dans une société macédonienne et ai décidé de me reconvertir, d’apprendre comment fonctionne le monde de la finance et du commerce international. C’était en 2005. J’ai eu cet apprentissage jusqu’en 2014. J’ai passé beaucoup de temps, dépensé beaucoup d’énergie en apprenant tout un tas de choses. C’était important, mais finalement, au bout de tout cela, j’ai compris que je ne pouvais pas vivre éloigné du football. Et je me suis finalement lancé un nouveau défi. J’ai commencé une nouvelle vie après tout cela en retournant dans le football, en tant que scout et manager de joueurs. Étant donné que j’avais des contacts à la fois au Brésil et en Macédoine, j’avais déjà une bonne base pour travailler. Aujourd’hui, j’ai des contacts avec les grandes agences du Brésil et j’ai eu l’occasion de réaliser plusieurs transferts vers les Balkans. Je ne peux pas vraiment dire que je suis agent, je suis encore en train d’apprendre ce métier, son fonctionnement. Mais dans le futur, je serais prêt à l’être. Je pense être professionnel dans ce que j’entreprends. Je connais bien ce monde du football, je sais que tout n’est pas rose, que les joueurs peuvent avoir des moments difficiles et qu’ils ont donc besoin d’un soutien, d’une aide professionnelle. Un joueur peut vite se perdre dans le monde du football.
Tu as été l’un des premiers Brésiliens à fouler les pelouses macédoniennes, aujourd’hui on voit de plus en plus de tes compatriotes venir en Macédoine et plus globalement à l’Est. Comment juges-tu le marché brésilien et sa formation ?
Il y avait, il y a et il y aura toujours des joueurs brésiliens dans le football mondial. À chaque fois qu’un nouveau marché s’ouvre, les Brésiliens sont les premiers à y aller et à jouer dans ces pays. Actuellement, le football brésilien est dans une période difficile. On avait de grands joueurs il y a 20 ans, par exemple en 1994, 1998 et 2002. Et puis, nous avons sombré. Tu te souviens du match contre l’Allemagne chez nous ? C’est encore une blessure. Je ne peux pas l’oublier et ne l’oublierai jamais. Ce match, c’est l’exemple type que les choses se passent mal au Brésil, qu’il y a des erreurs qui sont faites dans la vision de notre football national. Qu’il y a un problème dans les investissements qui y sont faits, qu’il y a un problème quand on décide de supprimer certaines ligues amateurs. On aime se voiler la face. Pourtant, nous avons réellement des problèmes. Et il faut les regarder droit dans les yeux. Les investissements ne sont pas les mêmes en fonction des clubs de football, nous avons une centralisation du football au sud du pays. Et cela est en train de créer un cycle néfaste. Personnellement, je pense que nous allons avoir un déficit de joueurs dans les prochaines années. Il n’y a pas assez d’infrastructures dans le pays, ni de ligues compétitives.
Et dans le marché des transferts, comme cela se passe-t-il ?
Le calendrier du football brésilien n’est pas parfait. Tu as des périodes où tu te retrouves avec une très grande quantité de joueurs libres sur le marché. C’est une période de grand risque, tu te retrouves avec un réservoir de joueurs qui n’attendent que d’avoir un club, et ces derniers, face à la concurrence, doivent faire des efforts. De même, de l’autre côté, les clubs et les scouts doivent aussi se décarcasser pour réussir à trouver le joueur qu’il faut dans toute cette foule de joueurs libres. Personnellement, grâce à mon expérience du pays et mes contacts, j’arrive me dépatouiller pour trouver des joueurs qualitatifs qui sont prêts à franchir le pas vers la Macédoine et les Balkans. Mais le marché des transferts brésiliens est particulier.
Plus généralement, comment vois-tu le travail interne fait par les clubs macédoniens dans le recrutement ?
Le football macédonien est en croissance constante depuis quelques années. Les clubs sont plus stables qu’à mon époque, et les investissements permettent d’avoir des infrastructures de meilleure qualité. Les clubs ont compris la nécessité d’avoir des scouts, qu’il faut constituer des cellules de recrutement dans le but de trouver les nouveaux talents nationaux avant que la concurrence soit sur les dossiers.
Puis, quand il n’y a pas ce qu’il faut dans le football local, nous devons voir ailleurs, et donc dans le football brésilien. Pour l’instant, cette approche vers l’extérieur est toujours difficile, étant donné la visibilité du championnat macédonien qui est toujours en développement. Il faut continuer à investir pour passer les échelons supérieurs.
Pierre Vuillemot / Tous propos recueillis par P.V pour Footballski / Un grand merci à A. Kamchev pour son travail de traducteur.
Image à la une : © Archives personnelles de Jefferson
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