Footballski a eu le plaisir de pouvoir discuter avec Gjenis, un ulta de Trepca, originaire de Mitrovica et qui se rendra en France avec la ferme intention de mettre de l’ambiance dans les stades et les villes françaises. De Mitrovica, sa ville de naissance, à la Suisse jusqu’à cet Euro en France, rencontre avec un supporter qui n’a pas peur des kilomètres.
Est-ce que tu peux te présenter ?
Je m’appelle Gjenis, je suis fils d’immigrés en Suisse. Je suis né au Kosovo, à Mitrovica, dans le nord du pays, le 20 janvier 1991. Il y avait l’armée serbe qui surveillait, avec des heures de pointe où il ne fallait pas aller dehors, sinon ils tiraient sur les passants. Donc, à partir d’un certain moment, il ne fallait pas sortir de la maison. Je suis né dans ces heures-là, et le médecin était de l’autre côté de la route. Mes parents ont pris le risque de passer.
Je suis arrivé en Suisse à l’âge de 8 mois. À l’âge de 4 ans, j’ai commencé le foot dans un petit club de région, à Lausanne. Ce qui m’a donné l’envie, c’est que mon père était joueur à Trepca, dans les années 75, jusqu’en 1985 à peu près. Il a été, pour l’anecdote, dans la même équipe que le père à Valon Behrami, qui joue avec la Suisse actuellement.
Trepca était une grosse équipe dans les années 70, non ?
Exactement. C’est la première équipe dans la grande Albanie à avoir eu des ultras, en 1984. C’est une personne de Mitrovica qui était, avant, supporter de l’Hadjuk Split en Croatie. Quand il est revenu là-bas, il a décidé de créer un clan ultra. Il a fait la même chose que le Torcida, mais à Trepca. Ça a donné le Trepca Torcida en 1984. C’est de là que sont partis les ultras en Albanie et au Kosovo.
Tu as été happé par la passion du club du fait de ton père qui était joueur ?
Il m’a expliqué l’histoire du club, les origines. Par la suite, quand on habitait en Suisse, j’ai commencé à jouer dans un petit club. Tous les dimanches, mon père me ramenait pour regarder le FC Dardania, à Lausanne. C’est une équipe albanaise, le premier club de Lorik Cana par exemple. C’est un club amateur, où pas mal de joueurs qui jouent pour l’Albanie sont passés, comme Migjen Basha. Donc j’allais les voir tous les dimanches, entre mes 5 et mes 12 ans, et ça m’a encore plus donné l’envie de faire du foot. J’ai vu Cana, Basha dès leur début de carrière, ils étaient tout petits.
La ville est coupée en deux par un pont qui sépare les Serbes et les Albanais, avec un petit parc entre les deux. Il y a toujours une tension importante.
Tu es aussi ultra de Trepca ?
Quand je suis là-bas, pour les vacances, je suis toujours avec mes cousins qui sont ultras. Partout où je vais voir des matches, j’ai l’écharpe de Trepca. J’ai même des photos avec des joueurs comme Shaqiri, Xhaka, avec l’écharpe. Le drapeau de l’Albanie aussi, ou du Kosovo, ça dépend lequel je prends. Je vais voir l’Albanie partout où ils jouent. Basha, j’ai grandi dans la même ville que lui. J’étais dans la classe de son frère pendant quelques années. Je dormais chez lui. Je connais pas mal de joueurs qui jouent en Albanie. Frédéric Veseli, par exemple, je le connais très bien depuis tout petit. La Suisse, ce n’est pas grand, surtout Lausanne où j’habite, donc on se connaît un peu tous.
Tu peux nous parler de Mitrovica ? Les Français ont eu l’occasion d’en entendre parler avec le pont qui sépare la ville en deux ou avec les mines de la ville.
La ville est coupée en deux par un pont qui sépare les Serbes et les Albanais, avec un petit parc entre les deux. Il y a toujours une tension importante. Quand l’Albanie joue, il y a toujours quelques personnes qui viennent enquiquiner l’autre côté. Et inversement. Donc vers le pont, il y a une certaine tension et toute l’histoire se retrouve en un point central. Moi-même, quand j’étais petit, j’ai voulu passer le pont, mais on m’a rapidement stoppé.
À Mitrovica, on a aussi les mines d’or. Les Serbes ne voulaient pas les lâcher, et c’est à partir de là que la guerre a vraiment débuté. Pour nous, les mines d’or, c’était ce qu’on devait protéger. Au final, on en a tous un peu eu. On retrouve aussi ces tensions dans la vie quotidienne, avec les plaques d’immatriculation des voitures par exemple. Au Kosovo, à l’époque, tout le monde avait des plaques serbes. Cependant, avec le temps, les Kosovars albanais ont eu l’occasion de pouvoir les changer pour des plaques albanaises, tandis que les Serbes du Kosovo, eux, ont évidemment gardé les leurs. C’est une symbolique de cette fracture et de cette tension.
Après Pristina, Mitrovica est la seconde ville du Kosovo, mais avec cette séparation, c’est au final petit. La population arrive vivre normalement malgré tout.
Au niveau de tes déplacements, tu as vu des matches ou des histoires qui t’ont marqué avec Trepca ?
Il y a la rivalité Trepca – Pristina au Kosovo, qui est la plus grosse du pays. À chaque fois qu’il y a des matchs à Mitrovica, les ultras de Pristina ne se déplacent pas à cause de notre force de frappe et des bagarres qui éclatent parfois. Nous, quand on doit aller à Pristina, on y va. On est plus nombreux. Donc en grand match, le derby entre Trepca et Pristina.
Au Kosovo, il y a de nombreux ultras qui sont contre la sélection nationale kosovare. De notre côté, à Trepca, on est pour. Comme moi, on supporte l’équipe nationale du Kosovo, mais aussi de l’Albanie.
Du coup, toi qui connais bien les habitants du Kosovo, comment tu ressens la passion du football ?
La passion du football, au Kosovo et en Albanie, on ne l’a pas forcément trop vu en Europe avant les derniers événements de la sélection albanaise et la qualification de la sélection pour l’Euro. Là, on va pouvoir montrer la passion albanaise, et l’exporter jusqu’en France. De façon plus générale, oui, il y a de nombreux groupes ultras au Kosovo et en Albanie. Mais cet Euro va pouvoir changer l’idée des gens sur la scène au pays. Lors du dernier match face à l’Ukraine, Shevchenko a été impressionné par notre passion, le nombre de personnes et de l’ambiance autour et dans le stade. Idem face à l’Italie où il y avait plus d’Albanais que d’Italiens. Et même quand il y a eu l’hymne italien, comme il y a une grosse diaspora albanaise en Italie, ces derniers ont chanté l’hymne italien également. Donc cet Euro va montrer la passion qu’on a en Albanie et au Kosovo.
Avec les derniers événements pour le Kosovo qui va prendre une autre dimension, sur le plan des ultras et des supporters, est-ce que vous, vous allez plutôt rallier au Kosovo ou est-ce que vous continuerez de supporter l’Albanie plutôt ?
Alors, au Kosovo, il y a de nombreux ultras qui sont contre la sélection nationale kosovare. De notre côté, à Trepca, on est pour. Comme moi, on supporte l’équipe nationale du Kosovo, mais aussi de l’Albanie. J’ai de nombreux amis qui se disent contre ça, mais moi je pense ça apporte un grand bien au niveau économique et dans les infrastructures du pays. Et surtout, il n’y a pas que le football qui a été accepté dernièrement. On a le basket, le judo et d’autres sports qui vont suivre. Le sport est important au Kosovo et doit continuer de monter, c’est bénéfique au pays. Alors certes, ça sera deux équipes différentes pour le football, certains disent que le Kosovo va « piquer » des joueurs à l’Albanie, mais moi, je vois plutôt ça comme une chance et une équipe bis presque. Deux nations qui représentent une même communauté. C’est totalement unique.
Après, on aura peut-être un rapprochement ou une fusion entre les deux entités. Mais les choses bien viennent avec le temps. Le Kosovo a été reconnu comme pays indépendant il y a quelques années, les choses évoluent avec le temps, tout ne peut se faire directement. Derrière chaque tête, les Albanais pensent à un regroupement pour en faire la grande Albanie. Mais il faut reconstruire le pays déjà. Le football n’est pas forcément la priorité pour les habitants du Kosovo, mais pour la progression du football local, des infrastructures et du financement, c’est ce qu’il fallait. Ils discutent même de la construction d’un stade pour la sélection nationale. Donc ça va faire du bien au pays.
Mais au final, si ça doit poser des problèmes, ça sera peut être plus avec la Suisse qui a, ou va, former les joueurs pour qu’au final ils viennent porter le maillot du Kosovo. Je comprends bien que la Suisse ne soit pas forcément d’accord avec le fait de payer la formation et de le voir partir jouer pour le Kosovo. Mais ce sont des choix personnels. Beaucoup critiquent les Shaqiri ou Xhaka, car ils jouent avec la Suisse, mais, personnellement, je le comprends. Quand tu fais toutes tes écoles de football en Suisse, il n’y a rien de mal à porter le maillot de la Nati. Je pense qu’il faut se réjouir de voir qu’il y aura 30 Albanais qui vont participer à cet Euro, qu’ils portent le maillot de l’Albanie, de la Suisse ou autre. C’est historique. Comme j’habite en Suisse, je vais aussi supporter la Suisse, c’est normal. Mais d’abord l’Albanie.
Il faut aussi comprendre qu’il peut y avoir des problèmes de religion parfois. Dans l’équipe nationale albanaise, sur les 11 titulaires, il y a 8 joueurs qui viennent du Kosovo et qui, pour la plupart, sont musulmans. Par exemple, Mergim Mavraj avait célébré un but en faisant une prière. Et ça, ça avait fait polémique en Albanie. Pour certains extrémistes, être musulman revient à être un Turc. Et le sens inverse, certains au Kosovo disent que les Albanais sont des Grecs, car en Albanie, c’est assez catholique. Alors qu’au Kosovo, c’est une majorité musulmane. Avec la minorité des Serbes du Kosovo qui sont orthodoxes. On a encore eu une polémique dernièrement avec un sponsor de bière qu’un joueur n’a pas voulu porter.
J’espère que les supporters vont se montrer exemplaires, que ça soit contre la France, la Roumanie ou la Suisse. L’Europe va pouvoir connaitre la ferveur du peuple albanais, si ce n’est pas déjà fait.
À l’Euro, je pense qu’il y aura un grand nombre d’Albanais dans les tribunes, quel est ton avis ? Tu penses qu’il y aura moins de monde avec les risques terroristes ?
Il y a un très grand nombre de supporters albanais qui vont venir dans les stades. C’est compliqué de te donner un chiffre exact, étant donné que ça va venir de toute l’Europe. Nous on a la passion du pays et de sa sélection. Pour les risques terroristes, nous, ça ne va rien changer. Le football prime. On a déjà vécu ça de notre côté et dans notre pays, alors les risques terroristes ne nous font pas peur. La passion de l’aigle à deux têtes est plus importante. Après, évidemment, j’espère que la sécurité sera bonne et qu’il n’y aura rien. Même si ça surgit parfois dans la tête, notre passion pour le football reprend rapidement le dessus. Pour la sécurité, je pense qu’il faudra un rayon d’action important de la sécurité et de la police. On va venir avec des milliers de personnes, donc il ne faudra pas avoir un cordon de sécurité juste à côté du stade, mais bien en amont. Mais les terroristes ne vont pas nous faire peur.
Pour le peuple et la diaspora albanaise, j’imagine que c’est une grande fierté de voir l’Albanie ici ?
Exactement, ça permet de faire connaitre le pays et de le placer sur une carte. À travers l’équipe et ses supporters, ça va nous donner une exposition. J’espère que les supporters vont se montrer exemplaires, que ça soit contre la France, la Roumanie ou la Suisse. L’Europe va pouvoir connaitre la ferveur du peuple albanais, si ce n’est pas déjà fait.
Quel est ton meilleur déplacement, ou le match qui t’a marqué ?
Au niveau de l’ambiance, qu’importe la rencontre, la ferveur reste sensiblement identique. On a toujours cette passion du football. On est vraiment lié, même si on ne connait pas la personne à côté de toi, c’est presque comme si ça avait toujours été mon ami. Quand le peuple se réuni pour un match, on ne forme qu’un. C’est une grande fête pour nous. Après le match qui m’a marqué, c’est contre la Serbie. On sait tous ce qui s’est passé dans l’histoire et là, il y avait tout un stade contre nos joueurs. Mais à vrai dire, je n’avais aucune crainte de recevoir les points. D’ailleurs j’ai eu l’occasion de me rendre devant le tribunal du sport afin de continuer à supporter l’Albanie lors de la remise du jugement. Quand il y a eu les trois points pour l’Albanie, au final, j’étais l’un des premiers à le savoir.
Lorik c’est un monument albanais. C’est la source. C’est lui a créé cette équipe.
Ce match a été le déclic de la sélection albanaise pour la qualification ?
Il y a eu le match face au Portugal avant ça. Quand on gagne chez eux avec un but de Bekim Balaj. Depuis ce match, même nous, les supporters, on a vraiment cru à la qualification. Avant ça, honnêtement, j’avais du mal à y croire. C’est la suite logique de la venue de De Biasi sur le banc de touche. Il a su créer un groupe. On avait besoin d’un entraîneur qui reste dans le temps afin de construire une équipe pour se préparer à aller à l’Euro.
Quelle est l’importance d’un Lorik Cana pour toi ?
C’est le pilier. C’est lui qui a tenu le mur. À un moment donné, il n’y avait pas beaucoup de joueurs qui voulaient jouer avec la sélection albanaise. Lorik, lui, était là. C’est lui qui appelait les Albanais pour leur dire de venir jouer pour la sélection, pas le sélectionneur ou la fédération. C’est Lorik Cana. Il a aussi eu la chance d’avoir son père, Agim, qui l’a encadré et l’a emmené jusqu’à cette carrière. Mais Lorik c’est un monument albanais. C’est la source. C’est lui a créé cette équipe.
Sportivement, tu as un pronostic pour l’Albanie dans cet Euro ?
Alors pour le groupe, je pense qu’ils peuvent passer avec la troisième place qualificative. Après, tous ceux qui sont à l’Euro ne sont pas là pour rien. D’ailleurs, je ne vois pas forcément un vrai favori, et il pourrait y avoir une surprise. Je ne pense pas que ça sera la France, l’Allemagne ou l’Espagne qui va remporter cet Euro. Mais pour l’Albanie, le premier match face à la Suisse est jouable. Ils se sont affaiblis, n’ont connu qu’une victoire. Donc pour moi la Suisse est l’équipe la moins favorite du groupe. Il manque un leader et cette rage sur le terrain qu’on peut voir en Albanie. Le joueur le mieux payé en Albanie, c’est Gashi avec Colorado. Donc le financier ne prime pas pour les joueurs albanais, les joueurs savent se battre pour le maillot. C’est un peu l’inverse pour la Suisse, ils ont le financier, mais ils manquent cette rage de vaincre et les résultats. Même si j’habite en Suisse et que je suis aussi un peu pour eux, je pense que ce sont les plus faibles du groupe.
Pour la Roumanie, je pense que ça va être compliqué. C’est le dernier match, je pense que ça va être serré. On a un peu le même style de jeu, on cherche à bien défendre, on attend l’adversaire et on veut partir en contre. Le premier qui marque va gagner. Pour l’autre match, certes la France est favorite, mais on ne sait jamais. Je vois l’Albanie finir dans les meilleurs troisièmes. Ça serait déjà top.
Le premier objectif à l’Euro, ça sera déjà de marquer un but et avoir un point. Rien que ça, c’est historique. On est le petit poucet de la compétition. Mais si on arrive ne pas terminer dernier, ça serait déjà une satisfaction pour ce premier Euro. Je veux qu’ils aillent le plus loin, mais je reste objectif.
Au niveau des rivalités, tu penses qu’il pourrait y avoir des affrontements ? On connait par exemple la fraternité orthodoxe entre les Russes et les Serbes.
Je ne pense pas. Il y a toujours des petits voyous, entre guillemets. Dans les personnes qui vont se déplacer pour l’Albanie, une grande majorité des supporters vont venir de l’étranger, c’est une autre mentalité. Il y aura aussi des Tifozat Kuq e Zi, mais les ultras albanais ne vont pas chercher les affrontements, je pense. Même contre la Suisse, on va montrer l’exemple. Pas seulement sur le terrain, mais aussi en dehors. On s’entend aussi très bien avec les Croates ou les Turcs, mais on ne va pas chercher les affrontements. On va essayer de le montrer.
Ça représente quoi pour toi de pouvoir assister aux matchs de l’Albanie dans cet Euro ?
Moi je vais voir les matchs, certes je veux des buts si possible, mais le primordial c’est de pouvoir vivre ce moment historique dans les stades en supportant le pays. Quand je vais voir l’Albanie, c’est une ambiance de folie. Chanter et gueuler tous ensemble, ça va être magique à vivre.
Tu conseilles des joueurs à suivre ?
Il y a une polémique Djimsiti qui n’a pas été sélectionné, et préféré à mon ami Freddie Veseli qui a énormément joué cette année. Il y a Valdet Rama qui joue à Munich 1860 et qui était un bon buteur à l’époque. Malheureusement, avec les blessures, il n’a pas pu être sélectionné alors que ça aurait pu être l’homme de la situation.
Pierre Vuillemot / Tous propos recueillis par P.V
Image à la une : © Gjenis / Footballski