Professeur de science politique à l’Université catholique de Lille, Loïc Trégourès est l’auteur de l’ouvrage Le football et le chaos yougoslave (Non Lieu, 2019). L’occasion d’évoquer avec lui la grande complexité des liens entre football et politique dans les Balkans…
Bonjour Loïc ! Tout d’abord, peux-tu nous expliquer ce qui t’a conduit à t’intéresser à un tel sujet ?
J’ai eu la chance de réussir le concours pour entrer à Sciences Po Lille en 2003. Au cours de mon année Erasmus en Italie, j’ai fait la connaissance d’un intervenant qui avait travaillé dans des camps de réfugiés en Croatie dans les années 1990 et proposait chaque mois d’emmener, pendant une semaine, un groupe d’étudiants à Srebrenica, où il avait créé sa petite association, puis ailleurs en Bosnie. J’y suis allé avec des questions stupides, donc, j’ai voulu y retourner ensuite avec des questions mieux posées. J’ai passé l’été 2006 à Srebrenica. Ensuite, j’ai continué à m’intéresser à la zone pour mes mémoires universitaires, d’abord sur la Republika Srpska puis sur le Kosovo. Pour celui-ci, je vivais à Belgrade en 2008. C’était au moment de l’indépendance du Kosovo. Les circonstances ont fait que je me suis retrouvé devant l’ambassade américaine lorsque celle-ci fut prise d’assaut par des individus que dans la région on appelle « huligani » et qui sont effectivement régulièrement par ailleurs des supporters engagés de l’un des deux grands clubs de Belgrade. Comme cet acte était à mon sens organisé en coopération avec le pouvoir du Premier ministre Koštunica (il n’y avait aucune force de police alors que toute la rue était bouclée quatre jours plus tôt pour la manifestation du dimanche 17 février, NDLR), je me suis demandé d’abord ce que des supporters de football avaient à voir avec ça, et quelle était la nature de leurs relations avec le pouvoir. Des questions un peu naïves mais qui faisaient le pont avec ce qu’on savait de la période des années 1990, avec Arkan, etc. Voilà comment l’idée m’est venue.
Quels joueurs dans les Balkans t’ont le plus marqué ? Lesquels sont les plus politisés, et pourquoi ?
Je suis un peu trop jeune pour avoir vu jouer et pu apprécier les artistes comme Sušić, Savićević, tous les joueurs à la charnière des années 1980-1990. Alors, en tant que Parisien, je vais citer un joueur qui est loin d’être le meilleur mais qui m’a personnellement procuré un grand moment d’émotion un soir d’OM-PSG : Branko Bošković. Je suis aussi un très fidèle admirateur d’Edin Džeko, à la fois le buteur le plus sous-côté de ces 10 dernières années mais aussi, et surtout, un grand Monsieur. Et j’ajoute Coach Vahid, bien évidemment.
Pour le plus politisé, Vladan Lukić me vient tout de suite à l’esprit. Capitaine de Zvezda en 1992, il est allé sur le front pour soutenir les groupes paramilitaires, dont certains étaient composés de supporters autour d’Arkan. Puis, attaquant du FC Metz en 1998-1999, il a cassé son contrat au moment des bombardements de l’OTAN sur la Serbie pour rejoindre l’armée. Quoi qu’on en pense, voilà quelqu’un qui est allé jusqu’au bout de ses convictions politiques.
Tu évoques peu Obilić, qui semble pourtant être un exemple de football, d’influence et même de politique. Peux-tu nous parler de ce club sous Arkan et par la suite ?
J’en parle brièvement dans la partie consacrée à la criminalisation du football serbe. Arkan a cherché à mettre la main sur Zvezda, mais n’y est pas parvenu. Alors ,il a récupéré ce petit club qui végétait, et dont le nom, sur le plan symbolique lié au mythe du Kosovo médiéval, était très bien pour exalter la fibre patriotique. Evidemment, le club a enchaîné les succès, puis Arkan a dû démissionner parce que l’UEFA refusait que le club joue la coupe d’Europe avec, à sa tête, un criminel de guerre, sans même parler des crimes de droit commun commis en Europe avant la guerre. Il a donc transmis la présidence à sa femme, la superstar du turbofolk Ceca. Naturellement, dans la mesure où il s’agissait d’une création totalement artificielle dont le succès reposait sur la menace et l’extorsion, le club a périclité aussitôt qu’Arkan a été tué, en 2000. Les joueurs ont été vendus, Ceca a vraisemblablement empoché l’argent à titre privé, et le club a disparu des radars. Aujourd’hui, sur le mur du stade, reste une fresque en l’honneur d’Arkan, et c’est tout.
Tu évoques le match Zagreb – Zvezda disputé au Maksimir en mai 1990, en expliquant qu’il alimente les fantasmes. Peux-tu revenir dessus ?
Ce qui alimente les fantasmes, c’est que l’événement a dépassé les frontières de la Yougoslavie, pour incarner de façon raccourcie et facile le « coup d’envoi symbolique » de la guerre. On peut d’ailleurs dire que l’image de couverture du livre vient renforcer cette idée. Les autres événements sont moins connus mais en Yougoslavie, ils n’en furent pas moins essentiels. Quand la Yougoslavie joue à Zagreb et que le public prend fait et cause pour l’adversaire en sifflant l’hymne yougoslave, on sent bien que quelque chose est en train de se jouer. L’autre élément est la mémoire différenciée de Maksimir. Côté croate, on l’a intégré comme un élément fondateur du long combat vers l’indépendance. Le monument en l’honneur des supporters du Dinamo dit d’ailleurs clairement qu’on considère que la guerre a commencé à Maksimir. Arkan a dit la même chose, mais dans les deux cas, on fait des reconstructions historiques et identitaires qui s’écartent de l’Histoire réelle.
Aujourd’hui, on voit Grof (ndrl Miodrag Božović) adoubé par Vucić avant d’être nommé entraîneur, on voit Dacić encore proche du Partizan et les sponsors ne sont quasiment que des entreprises publiques. La situation semble avoir changé, mais le foot reste toujours très politisé, pourquoi ?
Les clubs sont toujours publics, donc le cordon n’est pas coupé entre les politiques, qui ont des représentants dans les conseils d’administration, les clubs, et les supporters, qui ont aussi des représentants dans ces conseils. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il ne faut jamais croire un responsable politique quand il dit qu’il ne connaît pas tel ou tel supporter important. Ils se connaissent, ils s’identifient. A côté de cela, il y a l’aspect gratifiant pour les responsables politiques d’être proches de ces monuments de la culture populaire serbe. On dit souvent qu’il faudrait privatiser ces clubs, mais qui les achèterait ? Le président Vucić dit souvent qu’on le déteste en tribune parce qu’il voudrait privatiser les clubs. Mais ses rapports avec les supporters sont bien moins conflictuels qu’il ne le dit. Il suffit de voir qui fait le service d’ordre, de façon totalement illégale, à ses meetings ou pendant les manifestations de l’opposition.
Quels liens existent encore entre football et pouvoir ? Le football est- il encore vecteur de contestation dans les Balkans ?
Tout dépend des pays dont on parle. Le cas croate montre que les supporters du Dinamo et du Hajduk se sont mobilisés pour défendre un modèle de gestion qui soit plus démocratique et moins corrompu. C’est une cause profondément politique qui dépasse le football. Le football revêt toujours une part de politique dans la mesure où il est une pratique sociale populaire qui suscite des émotions collectives. Le politique ne peut pas rester indifférent à cela. Il suffit d’observer comment certains responsables politiques cherchent à s’accaparer tel ou tel succès. KGK (Kolinda Grabar-Kitarović, la présidente croate, NDLR), par exemple, fait ça très bien. Grâce au Mondial 2018, son image dans le reste du monde est complètement différente de ce qu’elle est en réalité, c’est fascinant à observer.
Le Dinamo Zagreb et Crvena Zvezda (nom serbe de l’Etoile Rouge Belgrade) sont-ils les meilleurs frères ennemis ?
Frères, je ne suis pas sûr. Mais ce serait intéressant de voir comment serait traité un tel match, à la fois dans la région et ailleurs en Europe, un peu comme Serbie -Croatie en 2013 sur lequel j’avais travaillé pour ma thèse, tout comme mon collègue Ivan Djordjević de Belgrade. On aurait un excellent cas pratique sur les perceptions, les représentations, le vocabulaire. Nul doute que les joueurs, les supporters, les autorités politiques et sportives auraient un truc à dire. Tout le monde irait de son couplet sur « le coup d’envoi de la guerre », Boban refuserait de parler de tout ça. On peut parfaitement imaginer comment ça se passerait. La seule chose qui resterait à découvrir serait la vérité du terrain.
Le Dinamo est le symbole de la Croatie. La Bosnie n’a pas son équivalent, pourquoi ?
Parce que la Bosnie est divisée en tant que concept même, à cause de la guerre et de ses suites. Mais du temps de la Yougoslavie, l’esprit bosnien se retrouvait dans plusieurs clubs, le Zeljo, le Borac, le Velez. De nos jours, c’est plus difficile. Et c’est la même chose pour la sélection avec deux choses à voir dans le temps : qui joue pour la sélection, et qui soutient la sélection ?
Un petit mot sur le Kosovo ?
J’arrête la thèse en 2016, au moment de l’intégration du pays à l’UEFA et à la FIFA. J’ai travaillé sur le processus, ainsi que sur le football dans les années 1990 avec la mise en place d’un championnat parallèle. Donc, en 2016, il y a trois enjeux qui se posent. Le premier est de savoir qui va jouer pour le Kosovo. La sélection albanaise va-t-elle souffrir d’une hémorragie ? Les jeunes en Suisse et ailleurs sont aussi concernés, car il sera indispensable de puiser dans la diaspora. Le deuxième enjeu est de savoir qui va soutenir la sélection du Kosovo, et si ce soutien se fera au détriment ou en complément du soutien habituel à l’Albanie. C’est important dans le sens de la construction permanente d’une identité spécifique. Mais on voit bien ici qu’on parle des Albanais. Les autres communautés minoritaires sont-elles intégrées au processus ? Pas vraiment. On n’a jamais vu autant de drapeaux du Kosovo au Kosovo que depuis que la sélection de football a du succès. D’ailleurs, je pensais que ça mettrait plus de temps que ça. Le troisième enjeu porte sur la reconnaissance internationale par le sport, sur lequel le Kosovo a beaucoup misé. Aller à l’Euro 2020 serait un formidable accélérateur. Comme pour le titre olympique de Kelmendi à Rio, c’est dire : « nous jouons donc nous sommes », même s’il ne faut pas corréler ça avec le processus de reconnaissance politique qui est bloqué par ailleurs.
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Tous propos recueillis par Lazar Van Parijs pour Footballski.
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