Temps de lecture 8 minutesMiljan Miljanic, le parangon de l’approche scientifique dans le football yougoslave

Dans les années 1950 et 1960, Tito chercha à affirmer sa définition de la nation et de l’homme yougoslaves. Dans cette optique, la culture physique fut un instrument important pour caractériser un modèle de citoyen sportif. L’Etat yougoslave offrit des moyens substantiels au milieu sportif pour que cette politique ambitieuse bénéficie des avancées scientifiques et académiques de l’époque. L’entraîneur de l’Etoile Rouge de Belgrade puis du Real Madrid, Miljan Miljanic, fut l’émanation footballistique de ces décennies où le sport yougoslave était en avance sur de nombreux plans.

Alors que la France cherche son identité sportive, la Yougoslavie développe sa culture physique

Les Jeux Olympiques de 1960 sont restés dans les mémoires collectives en France pour ses résultats catastrophiques. En effet, sur les rives du Tibre, la délégation française ne remporte aucune médaille d’or. Cet échec cuisant met sur la sellette Maurice Herzog, Haut Commissaire à la Jeunesse et aux Sports, qui déclara à Cinq Colonnes à la Une : « Il est effectif que pour des raisons encore inexplicables – nous faisons une enquête maintenant, il y a une série de contre performances qui sont vraiment étonnantes. (…) J’espère pouvoir définir un certain nombre de raisons mais c’est évidemment très difficile. »

Le Haut Commissaire parviendra finalement à formuler une hypothèse en expliquant que « la raison n°1 de cet échec est le sous-équipement de la France en matière sportive. Nous avons vingt ans de retard en matière de stades, de gymnases, de piscines. » Mais cet entretien télévisé se termine par une fabuleuse question du journaliste Joseph Pasteur : « Comment expliquez-vous les excellents résultats obtenus par de petits pays, notamment par les démocraties populaires, la Hongrie, la Roumanie par exemple alors que ces pays ont un niveau démographique très inférieur au nôtre et peut-être aussi un niveau de vie inférieur ? » Herzog répondra en dévoilant que « dans les pays de l’Est, et dans les démocraties populaires en particulier, il n’y a ni amateurisme ni professionnalisme puisque tout le monde est au service de l’Etat. Il y est ainsi très facile si l’on veut d’entraîner de jeunes athlètes pour qu’ils aient des résultats très substantiels aux Jeux Olympiques. »

Pour Maurice Herzog, le retard pris par la France tient donc dans l’absence d’infrastructures sportives et le retard des athlètes français dans leur professionnalisation. Un diagnostic que l’histoire pourra qualifier de superficiel et qui surtout, en comparaison, ne rend pas justice au travail en profondeur entrepris par certains « pays de l’Est » où l’imbrication du sport dans des dynamiques plus générales est déjà d’actualité dans les années 1950. La Yougoslavie en est un superbe exemple. Dès les années 1950, le Maréchal Tito donne une importance certaine au sport et à l’éducation physique, en faisant un socle de sa politique à destination de la jeunesse. Cette dynamique a deux objectifs : développer une nation saine et pouvoir rayonner internationalement grâce aux exploits sportifs. Lors de cette décennie, deux instituts sont créés à Belgrade : celui des Sports mais aussi celui de l’Education Physique. En Yougoslavie, la science sera au service du sport.

Les deux décennies des années 1950 et 1960 permettent à la Yougoslavie de développer une conceptualisation et une programmation pluriannuelle concernant l’éducation physique (une étude sera entreprise sur 22000 adultes pour analyser le développement et les capacités physiques de la population yougoslave) tout en parvenant à systématiser l’apport des sciences dans le sport de haut niveau. Nebojsa Popovic, champion olympique de handball en 1972, expliquera ainsi dans une revue éditée par le Ministère de la Jeunesse et des Sports serbe à l’occasion des 60 ans de l’Institut des Sports et de la Médecine Sportive que « cet Institut avait 30 ans d’avance à l’époque. » Slavko Obadov, champion du monde de judo et médaillé olympique, offre plus de détails sur le travail effectué à Belgrade : « Dès les années 1960, j’effectuais des tests et des contrôles à l’Institut. Il y avait des examens médicaux et l’Institut développait un suivi concernant nos caractéristiques morphologiques. Avant les grandes compétitions, nous effectuions une batterie de tests concernant nos capacités moteurs et fonctionnelles ainsi que nos caractéristiques conatives et cognitives. Nos capacités psychologiques étaient également mises à l’épreuve. »

Si la Yougoslavie développe une politique de démocratisation du sport ayant compris l’importance de la pratique dès le plus jeune âge, elle se singularise particulièrement par sa propension à former des athlètes en utilisant les avancées des sciences. C’est dans cette dynamique qu’un jeune entraîneur apparait au sein du club de l’Etoile Rouge de Belgrade à la fin des années 1950.

Formateur puis entraîneur à succès à Belgrade

Miljan Miljanic quitta sa république de Macédoine natale à la fin des années 1940 pour poursuivre ses études. A Belgrade, le jeune homme se spécialise en sciences économiques et en psychologie. Certes, il dispose de quelques qualités balle au pied qui lui permettent de porter le maillot de l’Etoile Rouge de Belgrade mais sa carrière footballistique reste celle d’un second couteau. C’est surtout en tant que penseur du jeu que Miljanic se développe grâce à son appétit intellectuel et son approche multithématique.

Il débute sa carrière d’entraîneur avec les équipes de jeunes de l’Etoile Rouge où il peut affiner sa pensée et ses méthodes. Il synthétisera un jour sa vision du football en disant : « Dans le football, vous devez toujours penser au futur, anticiper ce qui va se passer. Le football, comme la vie, est en mouvement perpétuel. Ce qui avait cours il y a 30 ans est aujourd’hui obsolète. » Miljanic fait ainsi ses gammes avec les espoirs du grand club yougoslave tout en développant ses connaissances que ce soit d’un point de vue tactique ou scientifique. Il s’intéresse aux schémas mis en place par des entraîneurs du monde entier et aux avancées réalisées dans de nombreux domaines scientifiques, n’hésitant pas à rencontrer nombre d’experts et d’entraîneurs pour accroître sa compréhension.

Miljan Miljanic à gauche avec le gardien Vladimir Beara

En 1966, il devient l’entraîneur de l’équipe première de l’Etoile Rouge. Il le restera pendant huit ans. Avec des générations qu’il aura grandement contribué à former, Miljanic remporte quatre championnats de Yougoslavie et trois coupes nationales. Si ce palmarès le porte au panthéon des grands entraîneurs yougoslaves, l’homme laisse surtout une marque profonde sur ses joueurs et le club. Dragan Dzajic, le joyau de l’époque, déclara ainsi : « Miljanic était mon entraîneur et mon professeur.  Grâce à lui, j’ai appris le football. » Miljanic développe une approche holistique de l’entraînement. Il travaille l’aspect tactique – avec une vision très rigoriste de l’équipe où chacun a son rôle et son utilité dans une démarche collective – mais aussi l’aspect physique en utilisant de nombreux outils scientifiques. A l’époque, l’Etoile Rouge est l’équipe la mieux préparée physiquement et un partenariat avec l’Institut des Sports est mis en branle. Miljanic collabore ainsi avec les meilleurs scientifiques yougoslaves de l’époque pour imaginer sa programmation de l’entraînement et assurer le suivi individualisé de ses joueurs. A l’époque, il s’agit d’une vraie révolution.

L’entraîneur yougoslave parle d’ailleurs au pluriel quand il évoque son travail au sein du club belgradois : « Je dirais que des hommes de classe mondiale ont posé les fondations du travail professionnel et de la bonne organisation au sein de l’Etoile Rouge. J’ai eu la chance de grandir avec eux. J’ai gardé les notes de ces réunions avec des experts. Quand j’ai eu l’opportunité de devenir l’entraîneur de l’équipe première, je n’avais pas peur. Il était de mon ressort de synthétiser mes années d’apprentissage et de travailler avec des jeunes pour modeler un groupe qui réponde aux exigences de notre club. Cela a fonctionné. J’avais des collègues exceptionnels. Nous avons formé deux générations de champions qui ont défendu la réputation et l’honneur de l’Etoile Rouge avec succès. »

L’aura de l’entraîneur yougoslave dépasse vite les frontières des Balkans. En 1971, l’Etoile Rouge atteint les demi-finales de la Coupe d’Europe des Clubs Champions. Contre les Grecs du Panathinaikos, les Yougoslaves l’emportent 4-1 à Belgrade avant de perdre 3-0 à la surprise générale à Athènes. La finale fantasmée par l’Europe entière contre l’Ajax de Cruyff n’aura pas lieu mais Miljanic disposera d’une opportunité pour démontrer la pertinence de ses idées à l’échelle internationale. En 1974, le président du Real Madrid Santiago Bernabeu vient le rencontrer à Belgrade. L’homme tombe vite sous le charme du penseur yougoslave, les portes de l’Espagne s’ouvrent pour Miljanic.

La révolution au Real Madrid

Le Yougoslave arrive à Madrid à l’été 1974. Le club madrilène reste sur deux saisons sans titre de champion d’Espagne mais l’ombre du grand Miguel Munoz est pesante. L’Espagnol a gagné 10 Ligas, deux Copa del Rey et deux C1 en treize ans sur le banc madrilène. Pourtant à la mort de Miljanic, Vicente Del Bosque ; qui joua sous ses ordres dans la capitale espagnole, n’hésita pas à dire : « Il y eut un avant et un après Miljanic. » Butragueno va même plus loin en disant que Miljanic « a complètement changé le concept du football. Les gens l’ont adoré en Espagne. »

Avant de poser ses valises en Espagne, l’entraîneur n’a qu’une seule exigence : il souhaite faire venir son préparateur physique. La demande est incongrue pour Santiago Bernabeu, le concept de préparateur physique n’existe pas dans le football espagnol de l’époque mais il accepte que Miljanic émigre avec l’ancien coureur de 800 mètres Felix Radisic. Le joueur mythique Pirri se rappelle ainsi des débuts du tandem yougoslave : « Nous passions d’un entraînement par jour à trois. C’était fou. Mais cela reste de bons souvenirs. Avant cela, j’avais de nombreuses blessures musculaires puis elles ont stoppé. La préparation physique était bien meilleure, nous avons beaucoup appris pendant ces trois saisons. »

Miljanic avec Del Bosque.

Les stars madrilènes découvrent des exercices nouveaux : des séries de courses de 100, 200 ou 1500 mètres, des séries d’abdominaux. Les ballons médicinaux font également leur apparition. Del Bosque évoque la différence avec l’ère précédente : « Avant cela, l’entraîneur Munoz était responsable de tout. Miljanic a construit un staff, chacun était responsable d’une partie de l’entraînement. Il a changé le paradigme concernant l’entraînement en Espagne. »

Bien entendu, le technicien a besoin de résultats pour valider sa méthode. Ils arrivent dès la première saison où le Real Madrid remporte la Liga et la coupe du Roi. Le triomphe est évident en championnat où l’équipe finit avec douze points d’avance sur le Real Saragosse. Mais cette saison 1974/1975 est aussi marquée par la confrontation entre le Real Madrid et l’Etoile Rouge de Belgrade en Coupe d’Europe des Vainqueurs de Coupe. En quarts de finale, les deux clubs s’affrontent. Le Real Madrid l’emporte 2-0 en Espagne mais Miljan Miljanic ne mettra jamais les pieds à Belgrade. Avant le match retour, il annonce : « Je ne peux pas trahir mon cœur ». Il laissera son adjoint perdre 2-0 à Belgrade. Il a peut-être laissé filer sa seule chance de gagner une coupe d’Europe.

Miljan Miljanic enchaîne sur une deuxième saison et une nouvelle Liga glanée. La génération des Netzer, Del Bosque, Pirri, Camacho, Breitner et compagnie flambe sous la férule de l’entraîneur yougoslave. Son influence se ressent bien entendu au-delà de l’aspect physique comme le reconnaît Del Bosque : « Il connaissait très bien le football et bien plus. Il a apporté une vision plus tactique du football et des méthodes de travail modernes. Miljanic croyait à l’apprentissage par la répétition des gestes, choses irremplaçable au football bien qu’un peu ennuyeuse. Il avait une méthode. »

A l’automne 1977, après une troisième saison moyenne, le natif de Bitola quitte l’Espagne. Miljan Miljanic revêtira à plusieurs reprises le costume de sélectionneur de la Yougoslavie mais sans résultat. Cette absence de palmarès au plan international que ce soit en sélection ou en club fera dire à ses détracteurs que Miljanic avait une approche beaucoup trop rigoriste du football, laissant peu de place à la créativité des joueurs.

Malgré tout, la pertinence des idées du Yougoslave et son influence dans le temps ne peuvent être questionnées. Ainsi nombre de techniciens comme Del Bosque, Camacho, Blazevic ou Osim ont cité Miljan Miljanic comme un modèle dans les décennies qui ont suivi ses exploits en Yougoslavie et en Espagne. Miljanic n’était pas un simple technicien, il fut un penseur du football, sachant à l’époque agréger l’avance de la société yougoslave dans le domaine scientifique lié au sport pour faire évoluer les méthodes et les mentalités dans le milieu du football. Cinquante ans après, sa vision reste d’actualité : qui pourrait aujourd’hui envisager un staff d’équipe de football sans préparateurs physiques ou spécialistes de l’analyse scientifique ?

Tristan Trasca


Image à la une : © ALEXA STANKOVIC / AFP PHOTO

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