Temps de lecture 8 minutesMilicionar, la chute du Dinamo serbe

Le 5 octobre 2000, le régime de Slobodan Milošević était renversé par la révolution des bulldozers, précipitant dans sa chute le FK Milicionar. Moins connue que celle du FK Obilić d’Arkan, l’histoire du club de la police serbe raconte aussi les liens ténus entre football, politique et mafia dans la Yougoslavie interlope des années 1990.

Un pays communiste sans Dinamo est-il encore un pays communiste ? Dans la Yougoslavie du maréchal Tito, l’armée a son Partizan, le parti son Étoile rouge, mais les services secrets, rien. Il y existe, certes, plusieurs Dinamo, à commencer par celui de Zagreb [1], mais aucun d’entre eux n’est rattaché au ministère de l’Intérieur comme en Union soviétique, en Roumanie ou en Albanie. Dès 1945, la police de Zagreb tente bien d’occuper ce créneau vacant avec son FD Milicija [2], rebaptisé Milicioner puis Borac, mais celui-ci est absorbé dès 1952 par le NK Zagreb.

Dès lors, le Milicionar, fondé par la police de Belgrade en 1946, se retrouve comme seul représentant d’un club lié au ministère de l’Intérieur, du moins à sa branche serbe. Ses performances ne lui permettent toutefois pas de tirer profit de ce contexte favorable : durant la période communiste, la formation de Čukarica, un faubourg boisé de la capitale yougoslave en bord de Save, ne parvient jamais à accéder aux niveaux nationaux, demeurant une honnête équipe vouée à entretenir la condition physique des fonctionnaires du ministère. Le Milicionar tient plutôt sa renommée de ses sections de tir et de lutte.

Au début des années 1990, l’éclatement de la Yougoslavie socialiste bouleverse la situation. À mesure que les meilleurs clubs croates, slovènes, bosniens et macédoniens le quittent, le championnat de Yougoslavie se serbise pour n’être plus que serbo-monténégrin à partir de la saison 1992-93. Loin de sa réputation d’antan, il n’est désormais qu’un cloaque où les adversaires de l’Étoile rouge, championne d’Europe en 1991, ne s’appellent plus Partizan Belgrade, Dinamo Zagreb, Hajduk Split, Vardar Skopje ou Velež Mostar, mais OFK Bečej, Mladost Lučani, Hajduk Kula, Proleter Zrenjanin ou Rudar Pljevlja, autant d’équipes de gros villages propulsées sur le devant de la scène.

Un nouveau crocodile dans la mare

À ce jeu-là, Belgrade occupe une place prépondérante avec ses clubs de quartier qui s’entassent dans l’élite. [3] Avec la fin des guerres en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, tout ce que le pays compte de paramilitaires et de contrebandiers rentre du front. Le football, secteur d’activité propice au blanchiment de l’argent de trafics en tout genre et lucratif avec les transferts de joueurs, représente une opportunité pour cette pègre qui règle ses comptes dans les rues et les cafés de la capitale. Chaque clan mafieux contrôle un ou plusieurs clubs, tels que le FK Železnik, le FK Zemun ou encore le FK Zvezdara, de manière plus ou moins directe. Le plus célèbre d’entre eux, Željko Ražnatović dit « Arkan », prend la tête du FK Obilić en 1996. « Petite mare, beaucoup de crocodiles » [4], résumait Radoslav Trlajić, le président du FK Bežanija lui-même assassiné dans un attentat à la voiture piégée en 2000, quelques mois seulement après son prédécesseur…

Le Milicionar veut être de la fête. À la faveur d’une réorganisation du ministère de l’Intérieur en 1994, le club prend une nouvelle envergure et affiche ses ambitions. Il développe son complexe sportif avec un stade de 4 000 places, érigé près de la paisible promenade d’Ada Ciganlija, et commence à honnêtement rémunérer ses footballeurs. Les résultats ne se font pas attendre. En 1997, les Policiers montent en Division 2. Champions dès leur saison de promotion, ils accèdent à l’élite où l’Obilić d’Arkan vient de confisquer le titre à l’Étoile rouge et au Partizan. La fulgurante ascension du Milicionar étonne peu les suiveurs. En effet, il jouit d’un double parrainage, en l’occurrence d’une double protection assurée par des hommes influents du régime du président Slobodan Milošević : politique avec Vlajko Stojiljković et économique avec Ljubomir Mihajlović.

« Donnez votre argent au Milicionar, nous saurons en faire bon usage ! »

Président de la Chambre de commerce de Serbie, Vlajko Stojiljković est nommé ministre de l’Intérieur de Serbie le 15 avril 1997, quatre jours après l’assassinat de son prédécesseur dans un restaurant de Belgrade. L’ancien directeur général du combinat agro-industriel de Požarevac, intéressé par l’équipe de football de son ministère, est notamment resté fameux pour son mot adressé aux hommes d’affaires locaux : « Donnez votre argent au Milicionar, nous saurons en faire bon usage ! »

Le SD Milicionar, dont est membre la section de football, est présidé par le général Vlastimir Djordjević, par ailleurs directeur du département de la Sécurité publique. Le Milicionar rejoint la galaxie des clubs politiques, c’est-à-dire sous contrôle du SPS de Milošević. Dušan Matković, ministre de l’Industrie et directeur de l’usine Sartid, préside le club du même nom à Smederevo. Le député Živadin Mihajlović, l’un des fondateurs du SPS et directeur de la société Stankom, préside le FK Čukarički. Le Vojvodina Novi Sad et le Spartak Subotica gravitent également dans les sphères du pouvoir.

Si Vlajko Stojiljković se présente comme la caution politique du Milicionar, il revient à Ljubomir Mihajlović d’assurer le volet économique. Directeur de la Komercijalna Banka, ce banquier rusé et ambitieux a les faveurs du ministère de l’Intérieur. Son établissement possède des guichets jusque dans les halls d’entrée des postes et des commissariats de police et intervient dans quasiment tous les dossiers de privatisation. Sa fortune s’est bâtie astucieusement autour d’un circuit d’achat et de revente de marks allemands durant l’embargo international contre la Yougoslavie, une idée que lui auraient inspirée des trafiquants de devises albanais. Pour le Tout-Belgrade, Ljubomir Mihajlović, personnage usant de sa faconde et originaire du Kosovo, devient « Ljuba l’Albanais ».

L’actionnariat de la Komercijalna Banka est très éclaté et réparti entre de nombreux hommes d’affaires, permettant ainsi à son directeur de se constituer un solide réseau dans la Yougoslavie post-socialiste. Lorsque son ami Arkan prend la tête de l’Obilić, il ouvre un compte à la Komercijalna Banka. La banque a été, par ailleurs, partenaire de l’Étoile rouge en 1992 et 1993 et Ljubomir Mihajlović est lui-même membre du Partizan.

Si Ljuba l’Albanais ne détient aucune fonction officielle au sein du Milicionar, il met à son service un prestigieux pool de mécènes. Le club adopte alors une organisation reposant sur un attelage politico-financier original : son assemblée est composée à 50 % de membres du ministère de l’Intérieur et à 50 % de représentants d’entreprises partenaires. Les deux principaux donateurs sont Verano Motors, importateur et distributeur de la marque Peugeot en Yougoslavie, et le groupe immobilier MPC.

Des résultats mitigés…

Néanmoins, ce modèle hybride et l’entregent de ses parrains ne suffisent pas à rapprocher le Milicionar de l’Étoile rouge, du Partizan ou de l’Obilić : avec le départ des meilleurs joueurs yougoslaves à l’étranger, le marché des transferts est réduit et très concurrentiel. Au contraire, les Policiers se voient transformés en vassaux des cadors du championnat, tout juste bons à aguerrir des jeunes en devenir. Lors de sa première saison en Division 1, le Partizan lui cède ainsi Siniša Mulina et lui prête Milivoje Ćirković tandis que l’Étoile rouge fait de même avec Nenad Lalatović et, l’année suivante, Ivan Gvozdenović.

L’équipe est entraînée par Stanislav Karasi, ancien attaquant de l’Étoile rouge et de Lille dans les années 1970. En réalité, les techniciens de renom ne se bousculent pas pour rejoindre un club exposé à de multiples pressions. Au départ de Stanislav Karasi après la montée dans l’élite, le Milicionar est « dirigé » par le falot Slaviša Božičić, sans expérience et âgé seulement de trente-deux ans. Son successeur, Branko Smiljanić, a achevé sa carrière de joueur et débuté celle d’entraîneur à l’Obilić…

Malgré ses difficultés à attirer des joueurs confirmés, le club réussit à faire plutôt bonne figure. Sa première saison en Division 1 est interrompue après vingt-quatre journées par le déclenchement de la campagne de bombardements de l’OTAN en mars 1999 : le Milicionar est onzième lorsque les résultats sont gelés. En dépit d’une prometteuse quatrième place à la trêve hivernale après un dernier succès homérique (7-4) contre le Borac Čačak, sa deuxième saison s’avère plus délicate : il termine finalement quinzième d’un championnat à vingt-et-une formations, soit la première équipe sauvée. En revanche, il atteint les demi-finales de la coupe où il est sèchement éliminé par l’Étoile rouge.

… et douteux

À vrai dire, le Milicionar n’est guère le bienvenu sur les pelouses yougoslaves et récolte l’inimitié du public : comme club de la police, il est notamment associé à la sévère répression des manifestations contre le régime de l’hiver 1996-97. Par ailleurs, les Policiers sont soupçonnés de participer à des matches arrangés en recourant à la pratique du « trois pour trois », en vogue à cette époque : elle consiste à s’entendre avec son adversaire pour remporter la rencontre à domicile et perdre celle à l’extérieur afin de prendre trois points sur six et éviter ainsi deux matches nuls ou deux défaites aux deux équipes. Cette impunité agace certains clubs, pas dupes de la dimension très politique du Milicionar. Les supporters de l’OFK Belgrade marquent les esprits en déployant, un jour de match, la banderole « But contre le régime » après l’ouverture du score de leur équipe.

Les événements politiques vont précipiter le destin du Milicionar. À l’été 2000, Slobodan Milošević décide de modifier la constitution afin de pouvoir briguer un second mandat à la présidence du pays. L’opposition, réunie dans une large coalition, revendique la victoire de son candidat Vojislav Koštunica. Le président en exercice ne reconnaît pas sa défaite et exige un second tour. Le 5 octobre 2000, environ un million de manifestants, dont les ultras de l’Étoile rouge, se retrouvent dans le centre de Belgrade où l’Assemblée fédérale est prise d’assaut avec l’assentiment de la police. Le lendemain, l’homme fort de la Yougoslavie est contraint de quitter le pouvoir.

Pour le Milicionar, la « révolution des bulldozers » marque le début de son déclin. Vlajko Stojiljković n’est plus ministre [5]. Les généreux mécènes prennent le large et Ljuba l’Albanais trouve refuge en Bosnie-Herzégovine puis en Macédoine. À la Komercijalna Banka, la police met la main sur plus d’une demi-tonne de cocaïne qu’elle a elle-même entreposée là-bas, selon les dires de Ljubomir Mihajlović, avant les bombardements de 1999. Désargenté et abandonné par le nouveau gouvernement, le Milicionar n’échappe pas à la déroute et termine péniblement la saison à la dernière place du championnat. Relégué.

De la police à la justice

Son agonie ne s’arrête pas en Division 2 puisque le ministère de l’Intérieur décide de ne plus compter de club sportif professionnel en son sein. Le Milicionar n’en continue pas moins d’entretenir sa légende de « club du régime » et attise les appétits des nouveaux maîtres de Belgrade. En situation de faillite et incapable de s’aligner au deuxième échelon national, il est absorbé par le Radnički Obrenovac, club de la banlieue de Belgrade auquel il prêtait déjà des joueurs. Ceux qui ne sont pas partis à l’Étoile rouge, comme les deux gardiens Oliver Kovačević et Ivan Randjelović, restent dans un effectif appauvri.

Obrenovac n’est pas n’importe quelle ville en Yougoslavie : c’est le fief de l’avocat Vladan Batić, président d’un parti politique de la plate-forme d’opposition à Slobodan Milošević et désormais ministre de la Justice. Le club, dirigé par des membres de ce parti démocrate-chrétien qui le parent de ses couleurs bordeaux et jaune, accède à l’élite dès 2002. Il y passera deux saisons sans saveur. De son côté, le ministère de l’Intérieur garde un club de football utilisant les installations du Milicionar. Rebaptisé 13. Maj puis FK Policajac [6], il végète aujourd’hui dans l’amateurisme le plus complet. En entretenant la condition physique des policiers de Belgrade.

Guillaume Balout


[1] Réunissant plusieurs compagnies municipales, le Dinamo Zagreb est fondé en 1945 en hommage au Dinamo Moscou. D’autres clubs l’imiteront à Skopje, Pančevo, Vranje, Zaječar ou encore Vinkovci.

[2] Le mot « Milicija » signifie « Police » en serbo-croate. « Milicionar » et « Milicioner » sont les traductions de « Policier » dans les variantes serbe et croate.

[3] Les clubs de Belgrade représentent alors environ un tiers des membres de la Division 1. Ce taux atteint même 50 % lors des saisons 2000-01 et 2001-02.

[4] Célèbre formule extraite d’un documentaire, sorti en 1994, sur la mafia belgradoise à l’époque de l’embargo international (1992-1995).

[5] Inculpé par le tribunal international de La Haye pour crimes de guerre au Kosovo (1998-99), il se suicide sur les marches de l’Assemblée fédérale le 11 avril 2002.

[6] « 13. Maj » – « 13 mai » en serbe – se réfère à la journée nationale de la police à l’époque yougoslave tandis que « Policajac » est un synonyme de « Milicionar ».

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