La période suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale est une période de troubles pour de nombreux pays soviétiques, et notamment la Roumanie. Gheorghe Gheorghiu-Dej prend le pouvoir en Roumanie après avoir fait assassiner Ștefan Foriș en 1946 et fait arrêter Lucrețiu Pătrășcanu deux années plus tard, ses deux principaux opposants au sein du Parti. Fervent stalinien, il est à la base de la domination communiste en Roumanie. Il choisira plus tard de nommer dans son gouvernement deux personnalités qui joueront un rôle prédominant dans l’Histoire roumaine, mais aussi dans son football, à savoir Nicolae Ceaușescu et de Alexandru Drăghici.
Ceaușescu – Drăghici, frères ennemis
Afin de pouvoir cerner leurs implications respectives dans l’histoire du football roumain, il est important de revenir sur les origines politiques de ces deux personnalités. Si Ceaușescu est célèbre pour ses agissements lors de sa prise du pouvoir, celui-ci s’est montré influent bien plus tôt. En effet, à la prise du pouvoir par le Parti ouvrier roumain (ancien nom du PCR, qu’il mettra lui-même en place par la suite) Ceaușescu prend la tête du ministère de l’Agriculture pour un temps. De son côté, Drăghici est élu en 1950 premier secrétaire du Parti ouvrier roumain de Bucarest, un poste très prestigieux dans la hiérarchie communiste roumaine de l’époque.
Mais les véritables interactions qui nous intéressent commencent à prendre forme lorsque Ceaușescu prend la tête de la Direction supérieure politique de l’Armée, alors que Drăghici devient ministre de l’Intérieur. Si Drăghici entretient une relation privilégiée avec Gheorghiu-Dej par leurs actions politiques et leurs assassinats en tout genre, Ceaușescu voit son influence croître par ses soutiens et son ambition. La compétition naît alors entre les deux hommes et va se cristalliser à travers un prisme bien connu : celui du football.
Le CCA et le Dinamo, lutte féroce pour le pouvoir
Le sport fut dans l’idéologie soviétique un point extrêmement important. Pour le pouvoir roumain, le sport était « un moyen d’offrir une éducation communiste aux travailleurs qui bâtissent le socialisme. » Les cours d’éducation physique étaient considérés comme extrêmement importants au point d’offrir des exercices sportifs tous les matins aux internes des camps d’éducations. La période communiste fut une période de grandes constructions de stades pour permettre à la plupart des grandes villes de recevoir des confrontations sportives en tout genre entre les représentants de la Roumanie communiste et les «pays frères» soviétiques. C’est donc tout naturellement que la République populaire de Roumanie s’est dotée d’une équipe de football représentative de son armée. En 1947 naquit donc le CCA (Casa Centrală a Armatei, Maison Centrale de l’Armée en roumain), basé sur le modèle russe du TDKA (Ţentralnogo Doma Armii Krasnoy en langue russe, soit le Club de la Maison Centrale de l’Armée rouge). Afin de permettre à cette équipe de concourir, il fut décidé l’année suivante de la création du Dinamo, nom copié sur l’équipe déjà existante de Moscou et dépendant donc du ministère de l’Intérieur.
L’opposition politique entre Ceaușescu et Drăghici prend donc forme sous les couleurs rouge et bleues contre celles rouge et blanches. Dans les années 50, pratiquement tous les sports étaient représentés dans cette opposition CCA/Dinamo. Ainsi, les deux clubs omnisports se sont affrontés au football, mais aussi au volley-ball, au levé de poids, au tennis, à la boxe, à la nage, au cyclisme, au basket, au water-polo, au handball, à l’escrime et même aux échecs.
Au football, le CCA gagne son premier championnat roumain un an après la nomination de Ceaușescu à la tête des armées, soit en 1951. Et c’est bien ce sport qui est le plus représentatif du caractère éminemment politique du CCA et du Dinamo.
Lire aussi : Semaine Spéciale Steaua 86 : Valentin Ceausescu, l’homme de l’ombre
Ceaușescu livre une véritable passion au football. Il est impossible de dater le support de Ceaușescu à l’équipe du CCA, mais nous savons que son fils Valentin a assuré l’amour de son père pour le club depuis sa création en 1947 et le football depuis toujours. Il est pourtant plus probable que Ceaușescu se soit livré aux plaisirs d’arpenter les stades lors de son arrivée à la direction de l’armée. C’est néanmoins lui qui se montre le plus intéressé par les affaires du football. C’est en effet Ceaușescu qui, dans les années 50, participe de façon régulière aux matchs et aux banquets en compagnie des joueurs qui s’en suivent. C’est ainsi qu’il tisse des liens très forts avec l’idole rouge et bleue de l’époque, Gheorghe Constantin dit « le professeur ».
Mais Drăghici n’est pas en reste et suit de très près son équipe, assistant aux matchs, jouant de ce parallèle entre sportif et politique, plaçant derrière chaque victoire de son équipe un pas encourageant vers la succession à la tête du Parti communiste roumain.
Si les deux hommes ne peuvent publiquement se montrer opposés en tant que «camarades», il n’en est pas de même pour leurs femmes. Elena Ceaușescu et Marta Drăghici se font le miroir de leurs maris, permettant ainsi de franchir la barrière protocolaire qui oppose les deux hommes. Ainsi, lors d’un match opposant le Dinamo et le CCA, les deux femmes se tiennent l’une à côté de l’autre en tribune officielle. S’en suit une violente dispute ayant pour prétexte le match ; dispute qui déclenche l’hilarité générale du stade Ștefan Cel Mare. Suite à ce désagrément public, Gheorghiu-Dej, lui-même, prit les choses en main et interdit tout bonnement aux deux femmes d’assister aux matchs. Cette anecdote démontre bien la lutte acharnée pour le pouvoir menée à cette époque. Une lutte qui a forgé la rivalité Steaua/Dinamo et qui perdure presque soixante-dix ans plus tard.
Lire aussi : Steaua-Dinamo, histoire du grand derby de Roumanie
Concernant les joueurs, ces derniers jouent un rôle actif dans la politique interne roumaine à cette époque. En plus de devoir se conformer à des lectures de textes officiels, ces derniers doivent rencontrer des membres du parti ou des «travailleurs» et participer à de nombreuses réunions politiques en plus de leur travail de joueur de football. Aucun ne peut y échapper et la manipulation de joueurs réputés pour séduire l’opinion est pratique courante. Néanmoins, c’est sous l’égide communiste que le football roumain prit la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.
Ceaușescu – Drăghici, finalité et ouverture
En 1955, en tant que membre du Bureau politique, Ceaușescu se retrouve en charge des problématiques sportives. Ainsi, il devient très rapidement le conseiller numéro un sur le football auprès de Gheorghiu-Dej. Au décès de ce dernier, Ceaușescu obtient le soutien du Bureau politique, mettant son principal adversaire Drăghici en minorité, considéré comme trop soumis à l’Union soviétique. Après l’avoir brièvement pris dans son gouvernement, Ceaușescu cherche à se débarrasser de lui en faisant ressortir des preuves de l’implication de Drăghici dans le meurtre de Pătrășcanun, un opposant gênant au sein du parti. Drăghici perd alors tous ses privilèges, mais n’est pas emprisonné, sûrement à cause du nombre important d’informations sensibles dont il dispose. Ainsi, le Steaua l’emporte sur le Dinamo. Mais la rivalité créée par cette ingérence politique demeure intacte et il n’est pas rare de voir les supporters du Dinamo taxer ceux du Steaua de communistes encore aujourd’hui.
Hadrian Stoian
Image à la une : © National Archives