On a eu l’énorme chance de recevoir ce récit d’un supporter croate de l’Hajduk, qui a vécu la grande manifestation du 29 novembre dernier à Split. Plongeon au sein d’une révolte citoyenne.
La révolte des bandits romantiques
Game over !
Le 22 novembre dernier, environ 3000 fans de Hajduk se rendent à Zagreb pour assister au derby contre le Dinamo. Arrivés dans la capitale, la police empêche la plupart d’entre eux de se rendre au stade, et en arrête d’autres au motif qu’ils figurent sur une liste noire, établie par la direction du Dinamo.
Cet énième abus, absolument arbitraire et hors cadre légal, touchant le club de Split est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. En soutien de ses supporters la direction de Hajduk décide de ne pas jouer le match; et effectivement, au moment du coup d’envoi, seuls les joueurs du Dinamo et le corps arbitral foulent la pelouse du stade Maksimir .
Le soir même, 10 000 supporters organisent un accueil délirant aux joueurs de Hajduk dans leur stade à Split. La symbiose du club et de ses fans frappe une fois de plus tous les esprits.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
En effet, dès les jours suivants des appels à manifester sont lancés par les ultras de la Torcida (qui, je le rappelle au passage, est officiellement le plus ancien groupe de supporters d’Europe fondé en 1950) qui revendiquent que le ménage soit fait dans le football croate, gangrené depuis trop longtemps par la corruption et les affaires, qui rendent impossible la tenue d’un championnat dans des conditions normales.
Leur proclamation est relayée par les médias, et les murs de la ville se couvrent d’affiches invitant tout le monde à un rassemblement pour le samedi 29.
Crise économique interminable, chômage élevé, faibles revenus, baisse du niveau de vie, manque de confiance des citoyens dans les institutions, corruption quasi généralisée sont des maux que la Croatie n’est malheureusement pas la seule à partager. Les Croates cependant subissent tout cela avec une résignation apparente, et il n’y a pas ici de mouvements sociaux ou de protestations organisées comme il est possible d’en voir ailleurs. Pourtant l’ampleur et la fréquence des affaires mettant en cause l’élite politico-économique, les montants astronomiques qui disparaissent, portent en soi les germes d’une révolte qui ne serait rien d’autre que légitime .
On dit souvent que le football est le miroir de la société et si tel est le cas, le football croate illustre à merveille l’état de décrépitude avancé dans lequel se trouve ce système. C’est contre cela que l’appel à se mobiliser est lancé par les fans.
Lorsqu’arrive le samedi je décide de me rendre sur la riva, l’artère principale de la ville de Split qui longe le front de mer et le palais très romain de Dioclétien, classé au patrimoine mondial par l’Unesco. La manifestation est prévue pour commencer à 14 heures, mais dès le matin la riva est noire de monde. La lecture des fanions et des drapeaux déployés un peu partout indique la provenance des groupes qui arrivent et apparemment ils sont venus de toute la Dalmatie. Vers midi les ruelles qui débouchent sur la riva sont pleines à craquer et il devient difficile de se déplacer. Je me fraie un chemin et m’approche de l’estrade dressée au bout de la promenade. La sono diffuse des airs populaires, un stand recueille les adhésions pour le compte de l’association «Notre Hajduk » qui comptabilise 12000 membres et fait partie du directoire du club. Autour de moi, je vois des pères de familles avec leurs enfants sur les épaules et le maillot de Hajduk sur le dos, deux bonnes sœurs remportent un franc succès, car tout le monde veut se photographier avec elles; plus loin des retraités ont sorti leurs châles rouge et bleu et chantent en cœur. L’ambiance est festive et chacun semble surpris de voir autant de monde réuni. Ultras, familles, citoyens lambda, jeunes ou vieux, tous ont répondu présents pour défendre leur club.
A partir de 14 heures défilent sur l’estrade le président du club Marin Brbic, le secrétaire général de la Torcida Stipe Lekic, l’ancien joueur Ivo Bego, devenu la coqueluche des fans depuis sa bagarre avec Zdravko Mamic l’année dernière lors du derby contre le Dinamo ou encore Goran Vucevic, membre actuel du staff technique .
Leurs discours sont entrecoupés par la foule qui chante «Dalmatinac sam » et fait craquer des centaines de fumigènes dont la fumée obscurcit le ciel, pendant qu’un drone survole le cortège en faisant planer un grand drapeau sudiste.
Les revendications sont surtout tournées envers la fédération, qui cristallise en son sein tout ce qui ne va pas dans la société croate, mais aussi envers la classe politique en général. Les appels à la démission adressés à Suker, et Mamic, le sont aussi à l’exécutif. Si rien est fait promet Stipe Lekic, nous monterons tous à Zagreb car il n’y a plus de marche arrière et la contestation ira en s’amplifiant. Les vivats et les acclamations vont se répéter longtemps jusqu’à prendre fin, petit à petit, et vers 16 heures la manifestation se disperse sans qu’aucun incident ne soit venu la ternir.
Le succès de cette journée se mesure dès le lendemain lorsque les médias s’emparent de l’affaire et établissent que près de 40 000 personnes se sont déplacés. Énorme chiffre à l’échelle du pays, et surtout la révélation qu’une initiative entamée par une frange de supporters mécontents a été capable de fédérer un si grand nombre de citoyens. Le caractère et la teneur de la manifestation débordant largement le cadre sportif, c’est une véritable avalanche qu’a déclenché l’appel de la Torcida et l’avenir nous dira si cet élan parviendra à faire bouger les lignes.
Je terminerai par cette citation d’Albert Einstein qui prend tout son sens, du moins pour moi, au regard de cet événement: «Le monde est dangereux à vivre, non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. »
Darko Šimunac