La troisième journée du championnat de Biélorussie s’est terminée dimanche dernier après huit nouveaux matchs. La question d’arrêter ou non la Vysshaya Liga a alimenté les débats au sein des médias biélorusses pendant une semaine supplémentaire. La fédération campe sur ses positions. La Biélorussie est-elle allée trop loin, au point de ne plus pouvoir revenir en arrière ?
« Le dernier championnat professionnel en activité sur le continent européen. » A n’en pas douter, cette phrase fait rêver Vladimir Bazanov, le président de l’ABFF, la fédération biélorusse de football, l’entité qui organise la Vysshaya Liga. Et cela fait désormais quatre semaines que ça dure, soit depuis que le championnat a démarré, le 19 mars dernier. Depuis, la crise sanitaire liée au coronavirus s’est aggravée, y compris en Biélorussie. Le bilan s’élève désormais à 1 486 cas pour treize décès (au 10 avril). Officiellement, du moins, car la Biélorussie ne compte que les personnes hospitalisées (1 331), guéries (139) et décédées (16). Une augmentation drastique ces derniers jours puisque seulement 151 personnes avaient été recensées porteuses du virus le 30 mars et 51 lors de l’ouverture du championnat. Juste avant le début de celui-ci, trois joueurs étaient hospitalisés, suspectés d’avoir été contaminés. Ce n’était pas le cas. Que ce serait-il passé si les tests s’étaient avérés positifs ?
Un exécutif en retard, voire négligent
Sur les seize personnes tragiquement décédées, sept d’entre eux viennent de la région de Vitebsk, l’autre épicentre de l’épidémie avec la capitale, Minsk. Dimanche dernier, le FK Vitebsk devait recevoir Smolevichi dans son stade. Il a été déplacé deux jours avant et s’est finalement joué à Borisov. Officiellement, la pelouse était impraticable à Vitebsk après des chutes de neige et des températures négatives les derniers jours avant la rencontre. Mais une photo prise par le site internet spécialisé tribuna.by montre une pelouse correcte, du moins de loin, et il était prévu une température agréable de 8 degrés à Vitebsk pour la rencontre. Finalement, Vitebsk s’est imposé 1-0 devant moins de 50 personnes à Borisov.
Après ce dernier épisode qui en appelle certainement d’autres, la question vient tout naturellement : la fédération biélorusse tient-elle à conserver ce statut de dernier championnat professionnel européen en activité à tout prix, même celui de la santé publique ? Vladimir Bazanov a ouvert la porte, la semaine dernière, à un arrêt. Mais il faudrait pour cela « une situation critique » : « Personne ne nous met de pression, que ce soit l’UEFA ou qui que ce soit. Nous prenons les décisions. Je ne dis pas que nous jouerons la totalité du championnat. S’il y a une situation critique, nous arrêterons le championnat de Biélorussie ». Bazanov était parmi la cinquantaine de personnes présente à Borisov pour Vitebsk – Smolevichi ce dimanche. Il était à Brest pour Dynamo Brest – Smolevichi et à Slutsk pour Slutsk – Slavia Mozyr lors de la première journée. Bazanov a 62 ans. A trois années près, le gouvernement l’aurait invité à rester chez lui, comme c’est le cas à Minsk.
Qu’attendre d’autre d’un député de la Chambre des Représentants, d’un politique n’ayant que deux ans et demi d’expérience dans le football (en tant que président du Dynamo Brest entre 2010 et 2012) quand le président de la République, Aleksandr Lukachenko lui-même, minimise l’importance du coronavirus. Le dernier championnat professionnel européen en activité dans le pays considéré comme la dernière dictature d’Europe… peut-être pas un hasard tant il est difficile de savoir si le moustachu rigole ou pas en donnant l’ordonnance : « 50 millilitres d’alcool pur par jour tue le virus, mais il ne faut pas boire au travail ! C’est agréable de regarder la télévision, les gens travaillent sur leurs tracteurs, personne ne parle du virus. Le tracteur guérira tout le monde. Le champ guérit tout le monde, » tout en n’oubliant pas d’aller au sauna « deux à trois fois par semaine ».
Alors que la finale du championnat de hockey sur glace se déroulait elle aussi avec des supporters, le Batka s’est lui aussi donné à son sport favori il y a dix jours. Les sports collectifs sont « le médicament le plus naturel ». D’autant que la vie continue à côté avec les entreprises, les écoles, les centres commerciaux toujours ouverts. Quoi de plus logique alors que le football continue, surtout s’il peut être le remède à la crise.
Pourtant, la liste des mesures prises pour contrer le virus s’allonge au fil des jours dans le pays. Les malades chroniques et personnes âgées doivent rester chez elles alors que le reste doit éviter les lieux prisés. Une distance d’1,50 mètre doit être respectée entre les clients au supermarché. L’emploi du temps des transports publics a été modifié pour fluidifier la circulation des masses de travailleurs et d’étudiants. Les concerts, festivals et compétitions sportives dans lesquels participaient des étrangers ont été annulées. Plus de mariage, de commémoration. Rien ne concerne le stade, qui ne semble pas être un lieu de grand rassemblement. Ou alors il faut essayer de les remplir au maximum pour donner une bonne image, pendant que l’on peut encore le faire.
Des sources d’argent inespérées
Le football est le seul sport à avoir une telle amplitude mondiale. Alors, quand la Biélorussie est le meilleur championnat encore en activité, tout le monde parle du pays et de son football. De quoi peut-être booster l’ego d’un despote qui possède certainement sa part de narcissisme inhérente à son titre. Le New York Times, l’Equipe ou la BBC n’auraient jamais parlé de la Biélorussie si la situation n’avait pas été exceptionnelle. Une opinion que partage Thomas Brdaric, ancien directeur sportif du Dinamo Minsk en 2011, à la SID : « Une des raisons est toute l’attention que le pays reçoit. La Biélorussie n’est jamais le centre du football d’habitude. » Mieux, pour la première fois de son histoire, l’ABFF a réussi à vendre son produit à l’étranger.
Ainsi, Match TV, la grosse chaîne privée de sport russe, a acheté les droits de la Vysshaya Liga pour environ 210 000 dollars, selon Betting Insider. Un contrat qui pourrait s’arrêter si le championnat est interrompu ou si les meilleurs championnats européens reprennent. Depuis, Sport 1 en Ukraine, Sport Klub 1 dans les Balkans et une chaîne indienne ont aussi acheté les droits et retransmis tous les matchs de la troisième journée. En tout, la Vysshaya Liga est retransmise dans 12 pays. Une source de revenus inespérée qui donne certainement envie à la fédération de continuer le championnat, coûte que coûte.
Tous les clubs ont vu des comptes de supporters étrangers fleurir sur les réseaux sociaux. Le plus important est celui autour du FK Slutsk, lié à sa ressemblance alphabétique avec le mot anglais « slut » (salope, en français). Plus de 3 600 personnes ont rejoint FK Slutsk Worldwide, créé par des Australiens… dont l’attaquant du club, Artem Serdyuk. Si la bonne ambiance règne et que les gens ne se prennent pas au sérieux – avec même un hymne créé -, une certaine émulation est née et beaucoup de personnes ont posté des photos d’eux en train de regarder le match face à Isloch, dimanche, remporté par leurs nouveaux protégés. Une opportunité également pour un FK Slutsk au bord de la faillite depuis que son sponsor principal, la raffinerie de sucre, a stoppé son mécénat. Le groupe a créé un crowdfunding qui a déjà généré plus de 2 000 dollars en trois jours.
Celui de l’Energetik-BGU (qui n’a d’ailleurs pas de compte russe officiel) a reçu un message de remerciement de David Tweh. Les autres clubs se prennent au jeu et tweetent davantage en anglais. Le Neman Grodno fait appel au soutien des autres clubs jouant en jaune et vert, Vitebsk a gagné beaucoup de followers, notamment supporters d’Ipswich Town, et le Dinamo Minsk tweete désormais en russe et en anglais. Bref, les clubs surfent abondamment sur cette vague d’attention.
Les clubs silencieux, les joueurs moins
Dans un pays où tout est lié plus de près que de loin à l’Etat, le football ne fait pas exception. L’écrasante majorité des clubs touche des subventions qui, dans un microcosme où des clubs tombent tous les ans en faillite, sont non négligeables de la part du ministère des Sports. Le FK Krumkachy était le seul à ne pas le faire et a été relégué administrativement dans une affaire douteuse, remplacé par le Torpedo Minsk à quelques jours du début du championnat il y a deux ans. Cela n’encourage pas les dirigeants à monter au créneau pour demander la suspension du championnat. La majorité des entraîneurs reste pragmatique quand on lui pose la question, insiste que la décision appartient à la fédération. Cette même fédération qui a ordonné le report du début du championnat féminin de Biélorussie et la suspension des compétitions de jeunes. « Le ministère des Sports nous a encouragés à ne pas faire jouer les compétitions des jeunes de 18 ans ou moins. De plus, les parents avaient peur pour leurs enfants et ne les laissaient pas partir » explique le secrétaire général de l’ABFF, Sergey Zhardetskiy.
Les joueurs, eux, sont un peu moins politiquement corrects dans leurs paroles et le contraste entre les déclarations des étrangers et des Biélorusses est net. Trois joueurs que nous avons essayés de contacter n’ont pas le droit de parler du sujet. Le Belgo-Brésilien du Dinamo Minsk, Danilo, à Globo par exemple : « Tout le monde s’est arrêté. Tous les gros championnats sont arrêtés, pourquoi pas nous ? On devient un peu nerveux, on a peur. On ne sait pas ce qui peut se passer demain. Ça fait deux semaines qu’ils disent qu’ils vont arrêter le championnat mais ils ne le font pas. » Ou encore le Brésilien William, du Rukh Brest : « J’ai peur. Après chaque match, j’ai l’impression que je suis infecté. »
« C’est totalement fou que nous soyons les derniers à jouer, explique Ognjen Rolovic, du FK Minsk. Ils font comme si ce n’était pas grand-chose, expliquant que nous ne devons pas nous inquiéter. Il y a une étrange mentalité qui fait que si tu as peur de la situation, tu n’es pas un homme. Si on faisait un sondage, je pense que 90% des joueurs seraient pour arrêter le championnat. » « On dit qu’il n’y a plus que les fous qui vont au stade. Ce sont les mêmes qui partagent les idées de Lukachenko, » embraye Nikola Antic, le Serbe du Shakhtyor Soligorsk. En face, son coéquipier Aleksandr Gutor ne voit pas de problème, d’ailleurs moqué dans les commentaires du site internet : « Tout va bien dans notre pays. L’Etat et les médecins s’en sortent. » Même son de cloche pour Sergey Kislyak : « Je ne crois pas à ce virus. Tout est contrôlé en Biélorussie. S’il y avait le moindre doute, le championnat aurait été arrêté. »
Plusieurs joueurs racontent leur quotidien qui se résume à faire le chemin aller-retour entre le centre d’entraînement et la maison. Une routine que le Torpedo-BelAZ a obligé ses joueurs à suivre, comme confirmé par son médecin : « Moins le joueur est à l’extérieur, mieux c’est. Il est nécessaire d’éviter les cafés, le cinéma, le centre commercial ou même des séances de sports individuelles. Rien n’arrivera de grave si tu ne vas pas chez le coiffeur pendant un mois ». Et, pour certains, c’est peut-être l’occasion de se montrer alors que les yeux des recruteurs n’ont rien d’autre à regarder. « On ressent de l’énergie positive, explique Zoran Marusic du Neman Grodno. Tout le monde veut montrer ce qu’il est capable de faire, que ce soit individuellement ou collectivement. »
Les groupes de supporters en première ligne
Si les instances ne prennent pas le problème à bras-le-corps, il est rassurant de voir que les groupes de supporters ont, eux, compris l’ampleur du danger. Ainsi, les ultras du Neman Grodno ont été les premiers à monter au créneau pour expliquer qu’ils ne soutiendraient plus leur équipe tant que la crise ne serait pas passée. Ils ont encouragé les autres personnes se rendant au stade à faire de même et, surtout, ont appelé la fédération à suspendre le championnat avec effet immédiat. « Cette décision n’a pas été facile à prendre car nous allons laisser notre équipe sans soutien, mais l’important pour nous est la santé des citoyens. Nous demandons à l’ABFF d’avoir le courage d’arrêter le championnat comme cela a été fait partout dans le monde. »
Ils ont reçu le support de l’entraîneur du club, Igor Kovalevich. « Je soutiens leur décision. Nous jouons pour une audience. Il y a autre chose derrière le football, la vie privée, la famille. […] La fédération interdit de serrer les mains mais continue à jouer. Il y a deux poids, deux mesures et cela doit cesser. » Les groupes de supporters du Shakhtyor Soligorsk, Dinamo Minsk, Dynamo Brest, FK Slutsk, Belshina Bobruïsk, BATE Borisov, Torpedo-BelAZ et de Vitebsk ont joint le mouvement et ce ne sont ainsi neuf clubs de Vysshaya Liga qui évoluent dans des stades silencieux… et presque vides. D’autres (Energetik-BGU, FK Minsk, Isloch, Rukh Brest) n’ont de toute façon pas de groupe de supporters à proprement parler.
Paradoxalement, la fédération tient compte de la présence du coronavirus dans le pays et a mis en place des règles pour les spectateurs qui viennent toujours dans les stades. Celles-ci sont plus ou moins respectées, à l’image de la distance de sécurité entre les places assises. Chaque spectateur doit laisser au moins une place vide entre lui et son voisin depuis la deuxième journée du championnat. Une mesure que l’on peut voir très rarement respectée, notamment dans les petits stades. La température de chaque spectateur est prise avant la rencontre et s’il y a un problème, le spectateur en question ne rentre pas dans l’enceinte.
Les fan-zones, plutôt populaires autour des stades en Biélorusses, ont été interdites ainsi que les food-trucks et autres services rendus par un tiers. 500 litres de solution hydro-alcoolique ont été commandés et livrés dans l’ensemble des stades du pays. On peut voir de plus en plus de personnes venir au stade avec un masque, comme on peut aussi en voir sur les bancs de touche de certaines équipes. Certains clubs font aussi très attention à leur force de travail. Elis Bakaj a déclaré à MARCA que le Shakhtyor Soligorsk prenait la température de ses joueurs tous les deux jours. « Avant chaque match, on doit aussi passer quelques tests au coronavirus. »
Car si les groupes de supporters ne viennent plus, bon nombre de spectateurs ont aussi pris leurs dispositions. La moyenne d’affluence est en chute libre depuis le début de saison. Il y avait 3 270 personnes de moyenne dans les stades lors de la troisième journée la saison dernière. Cette saison, il y en avait 327. C’est tout simplement 10 fois moins. Pire, la fréquentation entre la première et la troisième journée a diminué de 75%, de 1 309 à 327 personnes. La corrélation entre l’augmentation du nombre de cas de coronavirus et la diminution de l’affluence moyenne dans les stades biélorusses est nette.
Il y a encore quelques irréductibles, notamment à Mozyr comme on a pu le voir en milieu de semaine pour la réception du BATE, mais d’une manière générale, les Biélorusses ont compris la gravité de la situation plus vite que leurs dirigeants. Une situation qui arrange peut-être la fédération : elle doit se soucier de la sécurité de moins de personnes et peut ainsi continuer son championnat sans recevoir les critiques de ceux qui pointeraient du doigt le football comme propagateur du virus. « Avec tout le respect que j’ai pour les Biélorusses, je n’arrive pas à penser que le monde entier est stupide et que nous sommes les plus intelligents, » conclut Vitali Kutuzov, ancien international qui vit désormais en Italie. L’ABFF joue avec le feu mais peut continuer à toucher son argent, plus que jamais le nerf de la guerre.
Quentin Guéguen
Image à la Une : © svaboda.org (RFE/RL)
Merci pour cet article très intéressant sur la situation actuelle !
Merci
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