Nous remercions vivement Gergely Marosi de nous avoir permis de traduire cet article, écrit en anglais pour le site Hungarian Football et publié sous le titre suivant : « Jozsef Stadler: The Man Who Filed A Tax Return For The Last Supper ».


J’ai le regret de décevoir tout le monde : le titre fait seulement référence à une légende urbaine. Mais cette légende urbaine en dit long au sujet de József Stadler, l’un des plus iconiques propriétaires de club hongrois. Cet homme a grandi dans une ferme isolée, a travaillé comme berger, a baigné dans de multiples magouilles, a mis sur pied son propre club de football, l’a guidé en première division, a fait construire un stade d’une capacité de 12 000 places dans un village de 3 000 habitants. Il a terminé sa vie en prison, le club de football a cessé d’exister, le stade est dans un état de délabrement avancé. L’histoire de Stadler suinte la Hongrie des années 1990.

 

« Ah, je me souviens quand nous transportions dans une brouette de l’argent destiné à M. Stadler ! Nous avions conclu un accord avantageux, qui consistait à importer des produits d’Ukraine et à les emmener en Allemagne. Nous n’avions pas les infrastructures nécessaires, donc M. Stadler nous a offert son aide et ses camions. En échange, nous devions contribuer au financement de son stade. C’était un type honnête. Et il a toujours été correct avec nous en affaires. »

Voilà, József Stadler a été résumé en un paragraphe. J’ai entendu cela au cours d’une discussion lors d’une soirée et – comme d’habitude pour les anecdotes le concernant – il peut tout aussi bien s’agir de faits réels que d’une légende urbaine. Des légendes urbaines, il y en a pléthore à son sujet. Remplir une déclaration d’impôts pour La Cène, la célèbre peinture de Leonardo de Vinci ? Refouler le jeune Andriy Schevchenko après l’avoir poursuivi en justice ? Organiser des fêtes après les matchs, avec de nombreuses filles peu farouches et beaucoup d’alcool ? Se faire peindre le portrait en compagnie d’une bombe ukrainienne, de trente ans sa cadette ? Inviter le village tout entier à une soirée ?

Tout cela existe. Certains éléments pourraient être vrais. Certains le sont réellement. Les anecdotes sur La Cène et sur Andriy Shevchenko ne le sont malheureusement pas, mais montrent quel genre d’homme József Stadler était aux yeux du public. Le propriétaire iconique du désormais défunt Stadler FC a passé l’arme à gauche en novembre dernier, à l’âge de 66 ans. Son histoire est, au fond, un reflet de celle de la Hongrie des années 1990.

« J’ai même gagné de l’argent avec de la merde »

József Stadler naît en 1951, dans le village d’Akasztó. Vous n’avez certainement jamais entendu parler d’Akasztó et, pour être franc, l’immense majorité des Hongrois n’auraient pas la moindre idée de l’endroit où cela se trouve si Stadler n’en avait pas fait son quartier général. Ce village (dont le nom qui apparaît en 1278, « Akazthow », évoque le fait de pendre quelqu’un ou de tendre un guet-apens) est au milieu de nulle part. Sur le plan footballistique, c’est une terre en friches. Avant 1994, le comitat de Bács-Kiskun n’a d’ailleurs jamais eu la moindre équipe en première division hongroise.

József Stadler grandit donc dans une « tanya » – un exemple typique de ferme isolée, comme il y en avait beaucoup dans le grand Alföld – et travaille avec des animaux dès l’âge de cinq ans.

« A cinq ans, je faisais déjà des courses et diverses tâches au sein de la ferme. Un an plus tard, je surveillais les chevaux de la ferme voisine. J’ai commencé à gagner de l’argent très tôt et mes parents ne me l’ont jamais pris, c’était à moi et je ressentais un réel plaisir à accumuler toute cette monnaie. A huit ans, j’étais à l’école primaire et je voulais devenir maçon, tout en restant berger. A l’âge de quatorze ans, je gagnais autant d’argent que l’équivalent de trois adultes au sein du village. J’ai commencé à acheter la peau des moutons décédés et à la vendre dans le village voisin de Solt, car je connaissais quelqu’un prêt à payer généreusement pour des produits de qualité. J’ai donc débuté en réalisant de petites affaires avec les bergers locaux. J’avais mon propre mouton, je récupérais le fumier et le vendais aux vignerons locaux. C’est comme ça que j’ai gagné de l’argent avec de la merde, » a écrit Stadler dans son autobiographie, composée de cinq tomes.

Autrement dit, c’est un businessman né, avec un certain recul vis-à-vis des impôts et des affaires douteuses. Les années 1990 sont une véritable mine d’or pour de tels businessmen en Hongrie. Vif d’esprit et doté d’un excellent odorat pour sentir la bonne affaire, Stadler fonde sa propre société en 1988. Il traite de tout et avec tout le monde, avec une préférence pour l’Ukraine et la Russie. Beaucoup d’hommes d’affaires ont laissé ces pays à l’écart après la chute de l’URSS. Pas Stadler. Il se bâtit un empire et une fortune.

Ah, au fait, il s’achète aussi une équipe de football.

Un berger monte en NB I

Kiskőrös est une ville de 15 000 habitants située dans le comitat de Bács-Kiskun. Tout le monde la connaît de nom parce qu’un des plus célèbres poètes de l’histoire hongroise, Sándor Petőfi, y est né en 1823. Comme une évidence, l’équipe de football locale porte le nom de Kiskőrösi Petőfi. Cette formation évolue tranquillement (si l’on excepte quelques passages à tabac d’arbitres) pendant des décennies au sein des divisions inférieures du football hongrois. Le club commence à gravir les échelons à la fin des années 1980 et trace sa route jusqu’en NB II, la deuxième division. L’équipe est en pleine ascension, mais les dépenses augmentent tout autant et les dirigeants se mettent en quête de sponsors. Comme Akasztó est à quelques kilomètres seulement de Kiskőrös, József Stadler est inévitablement sollicité.

Stadler accepte d’investir une partie de sa richesse dans le football et devient très vite l’actionnaire majoritaire. L’homme d’affaires impose sa loi et se montre clair : soit l’équipe remporte le championnat de deuxième division, soit il s’en va. Il prend l’habitude de s’asseoir sur le banc pendant les matchs (« je n’avais qu’une influence minime dans le choix des remplacements mais, bon sang, ils étaient bons, » s’est-il exclamé), renomme le club (en faisant référence à lui, bien sûr, puisque Kiskőrösi Petőfi devient Kiskőrös-Stadler et, plus tard, Stadler FC) et recrute quelques joueurs de bon standing. Des doutes existent. Fascinés par cette ascension fulgurante, les habitants de Kiskőrös craignent en effet que tout ne s’écroule en cas de départ de Stadler. L’argent coule néanmoins à flots, pour le moment du moins.

« Le football est mon hobby. Avez-vous regardé tout autour de la pelouse ? Avez-vous vu les supporters ? Ce sport est amour ici, et les gens en ont marre de la médiocrité, » a-t-il affirmé à Nemzeti Sport à l’automne 1993.

József Stadler veut construire un stade à Kiskőrös, mais après un long conflit avec les autorités locales, il décide finalement d’utiliser l’un de ses propres terrains dans son village natal d’Akasztó. Les travaux débutent, l’équipe est à la lutte pour la montée et Stadler, lui, se bat pour sa liberté. Littéralement, parce qu’il a été kidnappé par la mafia tchétchène en avril 1994. Il est relâché sain et sauf (moyennant une rançon de cent millions de forints) et tout continue comme si de rien n’était. Sur sa lancée de victoires, l’équipe décroche sa promotion en NB I, devenant ainsi le premier club du comitat de Bács-Kiskun à accomplir une telle performance.

« Beaucoup de personnes ont émis des réserves, mais j’ai toujours su que nous pouvions y arriver. Nous allons de l’avant. Nous aurons un stade de qualité comparable à ceux d’Europe de l’Ouest, nous aurons une bonne équipe. Les supporters de Kiskőrös vont se joindre à nous, » a déclaré Stadler après l’officialisation de la montée.

Un rêve bleu et blanc

La mairie de Kiskőrös cesse d’aider financièrement le club, qui entame donc la toute première saison de son histoire en NB I sous le nom de Stadler FC. Hors des terrains, József Stadler se lance quant à lui dans une bataille au long cours contre le fisc. Le richissime homme d’affaires menace même de retirer son équipe du championnat si les autorités refusent de signer ses demandes de retour d’impôts, dont le montant est estimé à un milliard de forints.
La saison commence avec un match reporté (Videoton, qui s’appelle alors Parmalat FC, est en tournée). Un mal pour un bien, car tout semble sur le point de s’effondrer. József Stadler annonce finalement, avant une rencontre de coupe face à Siófok, que le club va bien participer au championnat. Le stade n’étant pas encore prêt, le Stadler FC doit disputer treize de ses quinze premiers matchs à l’extérieur ! Les deux autres ont lieu sur le vieux terrain de Kiskőrös.

Sans grande surprise, le Stadler FC a du mal à se mettre en route, avec trois défaites pour démarrer avant de s’imposer à Békécsaba. Un succès surprenant dans la mesure où Békécsaba est une formation très compétitive. Des supporters en viennent à penser que le match a été truqué. L’entraîneur de Békécsaba, József Pásztor, accuse même le staff et les joueurs adverses d’avoir tenté de soudoyer les membres de l’équipe locale. Stadler voit rouge et balaie ces accusations d’un revers de main. Toute cette histoire tombe peu à peu dans l’oubli, avant de resurgir trois ans plus tard.

Comme cela était prévisible, les Bleu et Blanc perdent les trois matchs suivants. Après sept journées, leur bilan est d’une victoire, deux buts marqués et six revers. L’entraîneur Ioan Patrascu est viré. Originaire de Transcarpatie (une région ukrainienne composée d’une importante minorité hongroise), le directeur sportif István Sándor prend la relève. Il concède une défaite d’emblée mais conduit juste après son équipe vers un succès éclatant à Nagykanisza (1-5), ne perdant que cinq fois par la suite.

Sándor met à profit son réseau ukrainien et recrute les « U2 d’Akasztó », Igor Nichenko et Vyacheslav Yeremeyev. Nichenko est le dernier vrai renard des années 1990 en Hongrie : cet attaquant blond semble ne rien faire de toute la partie mais sort de sa boîte dans les moments clés et convertit des occasions venues de nulle part. Yeremeyev, lui, est un meneur de jeu doté d’un formidable pied gauche et adroit sur coups de pied arrêtés. Ce duo n’arrive qu’à la trêve hivernale mais aide énormément Stadler à se stabiliser au plus haut niveau.

Le Stadler Stadion est inauguré en mars 1995. Il s’agit à l’époque de l’enceinte la plus moderne du pays. L’équipe termine la saison sur une série de neuf rencontres sans défaite, dont un nul face au champion, Ferencváros, lors de l’ultime journée (1-1). A cette occasion, près de 22 000 supporters (probablement moins en réalité) viennent s’entasser dans les travées du stade d’Akasztó. Les joueurs de Fradi doivent se faire prêter des maillots extérieurs de Stadler pour finir la partie puisque leurs fans, qui ont décidé de célébrer le titre en envahissant le terrain avant même le coup de sifflet final, leur ont arraché leurs tuniques.

Le rêve se poursuit lors de l’exercice suivant. Se distinguant de ses adversaires grâce à son damier bleu et blanc, le Stadler FC n’est jamais menacé par la relégation et accroche de nouveau la neuvième place, en dépit du départ d’Igor Nichenko vers Ferencváros pendant le mercato hivernal. Le club résidant à Akasztó joue même un rôle d’arbitre dans la lutte pour le titre car son succès face au BVSC (3-1) ruine les espoirs de sacre des Cheminots budapestois, battus un peu plus tard par Ferencváros devant 42 000 supporters. Stadler perd ses trois dernières rencontres mais cela ne remet pas en cause son maintien.

« Equipe X » et la chute

Le Stadler FC a atteint son apogée. La saison suivante est épouvantable. Affaiblie, l’équipe entame avec une série de six matchs sans victoire et ne gagne qu’à deux reprises durant l’automne. Une embellie se produit pendant le printemps mais cela n’empêche pas l’équipe de devoir passer par un barrage contre Dunaferr pour éviter la relégation (4-3 en score cumulé). Un maintien célébré par les habitants d’Akasztó, auxquels József Stadler offre du ragoût de coq. Le propriétaire du club s’effondre en larmes au coup de sifflet final (son équipe a eu beaucoup de réussite, avec deux tirs adverses repoussés par la barre transversale à la dernière minute), avant de célébrer cela en débouchant une bouteille de cinq litres de champagne. A en juger les comptes-rendus de l’époque, il n’est pas exagéré de dire que toute la commune a dû se réveiller avec une sacrée gueule de bois le lendemain…

L’été apporte son lot de bouleversements et le fameux Békécsaba – Stadler, joué trois ans plus tôt, revient hanter l’équipe d’Akasztó. Un premier verdict annonce que le truquage du match est avéré et relègue le club en NB II. Au moment du tirage au sort du NB I, il est remplacé par la mention « Equipe X ». József Stadler fait appel et la MLSZ décide que sa formation est autorisée à rester en première division car même s’il y a eu une tentative pour truquer la rencontre, l’individu à l’origine de cette initiative n’était pas sous contrat avec les Bleu et Blanc à ce moment-là.

Stadler survit donc, mais le mal est fait. Le club est incapable de se renforcer en raison de l’incertitude générée par cette affaire, tandis que son propriétaire voit ses ennuis avec le fisc croître de manière inquiétante.

L’exercice qui suit est horrible de bout en bout : le Stadler FC coule complètement, avec seulement une victoire et onze buts marqués pendant l’automne (trois petits succès supplémentaires au printemps). En avril, József Stadler est arrêté pour évasion fiscale et activités illégales (principalement de fausses déclarations d’impôts).

« Si j’ai commis autant de crimes, alors je ne désire pas vivre une minute de plus. Réinstaurons la peine de mort, amenez-moi au stade, tuez-moi là-bas afin que je puisse jouir d’un enterrement décent. Ma conscience est claire. Je me battrai jusqu’au dernier souffle. Bien sûr, l’équipe terminera la saison, » a affirmé Stadler à Nemzeti Sport après l’annonce de la sentence. Il est reconnu coupable et condamné à neuf ans de prison, ainsi qu’à la saisie de tous ses biens.

L’équipe dispute son dernier match en NB I le 6 juin 1988. Les souris sont en train de ronger les câbles autour du stade, les sièges sont presque tous vides et Stadler l’emporte 3-2 contre Haladás après avoir été rapidement mené 0-2. Une remontée initiée par le penalty le plus scandaleux jamais accordé (à 0’57’’ dans la vidéo ci-dessous, vous n’allez pas en croire vos yeux), mais qui permet à la formation locale de quitter l’élite hongroise la tête haute. Personne ne l’a vue jouer la moindre rencontre depuis.

Les ruines subsistent

Le propriétaire refuse de voir son club retourner en NB II et le Stadler FC cesse donc d’exister. La NB I autorise le modeste Gázszer FC (qui cesse aussi d’exister en 1999, vendant sa licence à Pécs en cours de saison, ce qui reste un des événements les plus curieux du football hongrois) à utiliser le stade laissé libre en 1998-1999. Dunaferr y joue également deux matchs au printemps 2002, durant les travaux de reconstruction de sa propre enceinte.

József Stadler fait des allers et retours en prison au cours des années qui suivent, toujours en quête de bonnes affaires mais également suivi de très près par le fisc. Un cancer lui est diagnostiqué en 2016, il écrit sa biographie (dans laquelle il clame continuellement son innocence concernant ses ennuis avec les impôts) et est victime d’un arrêt cardiaque pendant une séance de dédicaces. Le stade, qui fut jadis le plus moderne de Hongrie, tombe finalement en déshérence.

« Si j’avais construit mon stade maintenant, j’aurais certainement eu droit aux honneurs de la part de l’Etat, » a sèchement fait remarquer Stadler dans une interview accordée quelques mois avant sa mort.

Ce n’était pas seulement un homme d’affaires rusé (et louche). C’était aussi un héros populaire de la Hongrie des années 1990, vu comme un divertissant et intelligent « self-made man » luttant contre les autorités corrompues. Il reste dans la mémoire des supporters locaux comme étant le millionnaire qui a dépensé son argent pour accomplir un projet vaniteux au sein de son propre village. Et le Stadler FC reste un conte amusant ayant sa place dans le livre des légendes du football hongrois.

Article écrit par Gergely Marosi et publié sur le site Hungarian Football le 16 décembre 2017. Vous pouvez retrouver davantage de détails sur les joueurs et les statistiques du Stadler FC en allant consulter l’original.

Traduit par Raphaël Brosse pour Footballski.


Les photos sont celles présentes dans l’article original. Leur usage a été autorisé par l’auteur.

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.